AccueilExpressions par Montaigne[Le monde vu d'ailleurs] - Un scénario à l’allemande est-il possible en France ?L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.12/07/2022[Le monde vu d'ailleurs] - Un scénario à l’allemande est-il possible en France ? Société Union Européenne Vie démocratique EuropeImprimerPARTAGERAuteur Bernard Chappedelaine Ancien conseiller des Affaires étrangères Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, il examine les perspectives d'une Assemblée nationale divisée.L'absence de majorité absolue au sein de l'Assemblée nationale est perçue comme une normalisation de la vie politique en France par rapport à ses voisins. Tout en interprétant le vote comme un message des électeurs en faveur d’un rééquilibrage des pouvoirs, les analystes allemands restent assez dubitatifs sur la transformation des rôles du Président de la République et du Parlement qu’il implique et sur l’avènement d'une culture du débat et du compromis. La proximité entre l'Allemagne et la France ne peut occulter les sensibilités politiques très différentes qui existent entre nos deux pays. Aux élections législatives de juin dernier, qui ont suivi la réélection d'Emmanuel Macron, moins de la moitié des électeurs français (46 %) a pris part au scrutin. En Allemagne, en septembre 2021, 76 % des électeurs se sont rendus aux urnes (une participation stable par rapport à 2017). En France, les formations radicales (RN, NUPES) ont obtenu 50 % des suffrages, tandis que les partis de gouvernement allemands (SPD, CDU/CSU, Grünen, FDP) ont rassemblé les trois-quarts des voix, l'AfD et die Linke ne recueillant que 15 % des suffrages, avec des scores en baisse par rapport à 2017, celui du parti de gauche étant quasiment divisé par deux. Plus de six mois après la négociation du contrat de coalition et son entrée en fonction, le gouvernement fédéral (une coalition SPD, Grünen, FDP) continue à bénéficier du soutien de la majorité de l'opinion, avec un net gain en popularité des Verts au détriment des Libéraux et, dans une moindre mesure, du SPD. Les dirigeants écologistes, en premier lieu Robert Habeck, vice-chancelier et ministre de l'Économie, et Annalena Baerbock, ministre des Affaires étrangères, sont devenus les personnalités politiques préférées des Allemands et précèdent le chancelier Scholz. Les sept premières places de ce classement sont occupées par des membres du gouvernement fédéral. Seule représentante d'un parti radical, mais marginalisée au sein de Die Linke, Sarah Wagenknecht se situe à la dixième place du baromètre politique de la ZDF. Les récents congrès de l'AfD et de die Linke ont donné l’image de partis en crise, en manque de leadership et d'orientation. Une culture du débat et du compromis à construire L’érosion du "front républicain", et l'élection d'un nombre inédit de députés du Rassemblement national sont de véritables "game changer", qui rendent dorénavant difficile pour un parti la conquête de la majorité absolue à l'Assemblée nationale, observe Joseph de Weck. "Macron a mené à bien plus de réformes que ses prédécesseurs depuis 22 ans", relève-t-il, elles ont produit des résultats, sur le marché de l'emploi notamment. "Il n'y a pas de doute que la France est en meilleur état qu'il y a cinq ans", conclut cet analyste. Au début du second mandat d'Emmanuel Macron, la situation économique de la France est plus favorable que prévue, il existe néanmoins dans le pays une profonde insatisfaction sociale, que reflètent la forte abstention électorale et le vote pour les partis radicaux, notamment chez les jeunes et dans les catégories défavorisées, relèvent les experts du think-tank berlinois SWP. La France a plutôt bien surmonté la crise du Covid, grâce à un taux de vaccination élevé, un important dispositif de soutien à l'économie - les dépenses sociales représentent 30 % du PIB, soulignent-ils - et le maintien de l'investissement privé, d'où le recul historique du chômage, un niveau relativement bas d'inflation, qui s'explique aussi par une moindre dépendance au gaz russe et par l'importance de son parc nucléaire. Plutôt qu'une réforme institutionnelle, un changement de culture politique est jugé nécessaire, qui rapprocherait la France de ses voisins.Pour beaucoup d'observateurs allemands, le niveau historique de l'abstention et du vote radical est l'expression d'un système politique parvenu à ses limites. Plutôt qu'une réforme institutionnelle, un changement de culture politique est jugé nécessaire, qui rapprocherait la France de ses voisins. Le verdict des urnes est ainsi interprété comme une "victoire de la démocratie parlementaire", les électeurs ont exprimé leur défiance à l'égard d'un Président tout-puissant, "humilité et esprit de compromis ont été des mots étrangers pendant le premier mandat" d'Emmanuel Macron.Le résultat des derniers scrutins peut s'analyser comme le "rejet du style élitiste" de Macron et d'un "système présidentiel très personnalisé" différent du mode de gouvernement allemand, estime Sandra Weeser, députée libérale FDP au Bundestag."Dimanche, les Français ont repris le pouvoir. Ils veulent changer la manière dont la politique est conduite. C'est pourquoi, au Parlement ils n'ont donné la majorité à aucun parti", convient aussi Joseph de Weck. Retrouver une crédibilité et susciter à nouveau l'enthousiasme supposent que la politique française soit en mesure d'organiser une véritable "culture de débat", estime Anna Thewalt. Or, jusqu'à présent, note cette commentatrice, les accusations réciproques prennent le pas sur les discussions de fond, "l'adversaire politique est considéré comme une menace", les idées des interlocuteurs ne sont pas prises en compte, situation à laquelle, d’après elle, Emmanuel Macron et son gouvernement ne sont pas étrangers. Emmanuel Macron peut-il devenir Chancelier ? Beaucoup de responsables politiques se croient encore dans le monde du Général de Gaulle, déplore Daniel Cohn-Bendit dans une interview au Spiegel. La bipolarisation, fondée sur un clivage gauche/droite et sur le système majoritaire, n'est plus en état de produire des majorités stables, la France est divisée en plusieurs camps, un vrai débat au Parlement et des majorités diverses sont dorénavant nécessaires pour prendre en compte cette diversité, système au demeurant depuis longtemps en vigueur chez ses voisins, souligne l'ancien député européen. "Accepter des compromis c'est se compromettre", note-t-il, alors que, "dans une démocratie libérale, une majorité absolue est l'exception". C'est une situation habituelle en Allemagne, souligne aussi Sandra Weeser, convaincue qu'un "nouvel équilibre au sein du Parlement français peut contribuer à renforcer celui-ci et le faire mieux accepter par la population". "Mais Emmanuel Macron peut-il changer, se transformer en un modérateur, en un facilitateur de la vie démocratique française au lieu de continuer à vouloir décider de tout, seul ? Peut-il être chancelier", résume Joseph de Weck. Le Président français aura-t-il l'intelligence de rendre un grand service à la France et, par ses propositions et, par son comportement, de "modifier radicalement la culture politique du pays et de refaire du parlement un lieu dans lequel les décisions sont prises", se demande aussi Daniel Cohn-Bendit. Il est possible, selon Joseph de Weck, qu'après cinq années turbulentes de réformes qui rappellent l’époque du chancelier social-démocrate Gerhard Schröder, le deuxième mandat d'Emmanuel Macron ressemble à l'ère Merkel, les gouvernements qu'elle a dirigés ne sont allés au-delà des timides réformes que lors des moments de crise. À l'issue des élections législatives, la situation politique française ressemble en réalité à celle de pays d'Europe centrale (Pologne, Hongrie), qui connaissent une forte polarisation politique et culturelle entre milieux modestes et ruraux et couches urbaines plus favorisées, avec un poids prédominant des partis de droite. En France aussi, les principales formations (RN, LFI, LREM) s'identifient d'abord à des personnalités fortes. Comme en Pologne, la gauche est fragmentée, le paysage politique est structuré autour de trois blocs (central, radicaux de droite et de gauche). À l'issue des élections législatives, la situation politique française ressemble en réalité à celle de pays d'Europe centrale qui connaissent une forte polarisation politique et culturelle.Conserver le style de gouvernement de ces cinq dernières années ("durchregieren") n'est pas une option réaliste, estime la Hanns Seidel Stiftung, proche de la CSU bavaroise, la recherche de compromis s'impose. Du reste, l'existence d'une majorité absolue ne garantit pas la mise en œuvre de l’agenda de réforme, observe Joseph de Weck, faute de véritable discussion au Parlement, le débat gagne la rue et les réformes importantes sont bloquées. Emmanuel Macron dispose de cinq ans pour surmonter les profonds clivages de la société française, il n'est pas certain qu'il y parvienne, compte tenu de la polarisation du pays et du risque de paralysie de l'Assemblée nationale, qui rend aléatoire tout dialogue raisonnable sur la politique économique, jugent les experts de la SWP. Le discours de politique générale de la première ministre Élisabeth Borne, le 6 juillet, a suscité à ce stade peu de réactions. Berlin reste naturellement attentif au retour aux grands équilibres économiques et financiers - niveau d'endettement, déficit budgétaire, réforme des retraites - ainsi que, pour des raisons historiques, au regain d'inflation observé actuellement. Les assurances données par le Président et la Première ministre sur le refus des hausses d'impôt, de l'accroissement de la dette publique et sur le report de l'âge de départ en retraite ont certainement été enregistrées. Quelle coopération franco-allemande dans ce nouveau contexte ?Bien que la politique étrangère soit largement entre les mains de l'exécutif, la forte représentation, à l'Assemblée nationale, de forces politiques eurosceptiques et critiques à l'égard de l'Allemagne ne manque pas d'être relevée. Le revers électoral subi par le parti d'Emmanuel Macron lors des législatives ne devrait pas avoir d'impact négatif sur son image au sein de l'UE, estiment les commentateurs, certains souhaiteraient qu'Olaf Scholz manifeste un plus grand leadership mais, qu'il s'agisse de Nord stream 2, de la gestion de la crise ukrainienne (livraisons d'armes, voyage à Kiev) et de celle du Covid, ils constatent que, jusqu'à présent, le chancelier n'a pas vraiment convaincu. La France peut être satisfaite de sa présidence du conseil de l'Union européenne, souligne-t-on à Berlin, l'environnement international (Covid, Ukraine) risque toutefois de contrarier les ambitions européennes du Président Macron, alors que l'on assiste au retour de l'inflation et à la remontée des taux d'intérêt, dont on voit les effets sur les spreads (Italie). La nomination comme secrétaire d'État aux Affaires européennes de Laurence Boone, économiste réputée et ancienne conseillère du Président Hollande, favorable à la solidarité financière entre pays membres de la zone euro, est significative alors qu'une discussion sur les règles fiscales européennes devrait avoir lieu l'an prochain. La mouvance conservatrice libérale craint que le Président français n'utilise un contexte international porteur - la Zeitenwende, ce "changement d’époque", évoquée par Olaf Scholz - pour accentuer le rôle de l'État dans les économies, assouplir les règles budgétaires et communautariser les dettes. Après l'invasion de l'Ukraine, la France et l’Allemagne ont continué à manifester à l’égard de la Russie une prudence qui leur a été reprochée dans les capitales d’Europe centrale et balte, Paris et Berlin doivent veiller à maintenir la cohésion des 27 dans un conflit qui pourrait s’inscrire dans la durée. Olaf Scholz a effectué récemment une tournée dans cette région et se montre très allant sur l'adhésion à l'UE des Balkans occidentaux, perspective qui pourrait se heurter à des résistances en France compte tenu de l'audience des partis eurosceptiques. Le chancelier allemand appuie Emmanuel Macron qui plaide pour la généralisation de la règle de la majorité qualifiée en politique étrangère. L’éventualité de changements des traités européens, destinés à rendre l'UE plus efficace - envisagée avec de grandes réserves dans de nombreux États membres - est accueillie avec prudence par Olaf Scholz, qui évoque la nécessité d’un consensus sur cette réforme, et cela bien que l'accord de coalition mentionne la constitution d'un État fédéral européen. Les événements ont bousculé le contrat de coalition et, en imprimant un changement radical à la politique de Défense de la République fédérale, le chancelier social-démocrate a montré qu’il était prêt, plus qu'Angela Merkel, à des initiatives audacieuses. Sur le plan économique et financier, il a pris une part active à la négociation du plan de relance européen et, au sein de sa coalition, les Verts, qui ont le vent en poupe, sont l’élément moteur pro-européen face à des Libéraux en difficulté dans l’opinion. La question du nucléaire, les enjeux liés à la montée de l'inflation et ceux relatifs à la révision de la zone euro pourraient néanmoins s’avérer de sérieux points de crispation dans le couple franco-allemand. Le prochain conseil des ministres entre les deux pays devrait être l'occasion de préciser les projets bilatéraux et européens portés par Berlin et Paris. Copyright : JOHN MACDOUGALL / AFPImprimerPARTAGERcontenus associés 28/04/2022 [Le monde vu d'ailleurs] - Macron 2.0 et l’Allemagne Bernard Chappedelaine