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21/12/2022

Technologies numériques : la dangereuse spécialisation de l'Europe

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Technologies numériques : la dangereuse spécialisation de l'Europe
 Gilles Babinet
Auteur
Ancien conseiller sur les questions numériques
 Olivier Coste
Auteur
Entrepreneur

Dans un précédent article, nous avons illustré en huit graphiques les retards européens en matière de technologies numériques, la "Tech". Dans ce nouveau volet, nous nous intéressons à la dangereuse spécialisation de l'Europe et aux mesures à mettre en place pour y remédier. 

Les retards de l'Europe par rapport aux États-Unis et à la Chine sont spécifiques à la Tech. On ne les retrouve pas dans les autres secteurs économiques. Bien au contraire, l'Europe est un continent innovant, les entreprises européennes investissent des montants considérables en Recherche et Développement (R&D). Elles constituent des champions mondiaux dans les secteurs issus de la deuxième révolution industrielle (automobile, aéronautique, énergie, agroalimentaire, chimie…). 

Le graphique suivant illustre ce paradoxe : l'Europe est très bien positionnée sur la R&D des industries matures (autres que la Tech), qui représente près de 80 % de ses investissements totaux de R&D. Mais elle est faiblement positionnée en Tech, qui ne représente que 21 % de ses investissements. À l'inverse, les États-Unis se sont spécialisés sur la Tech, qui représente maintenant plus de 50 % de ses investissements totaux en R&D. 

Pourquoi ce paradoxe ? Parce que la Tech est une révolution industrielle en cours, alimentée par des innovations de rupture comme les semi-conducteurs, internet, les smartphones ou le Cloud. Ses technologies sont imprévisibles, ses marchés sont volatils, les changements de direction sont brutaux. À l'inverse, les technologies issues de la 2ème révolution industrielle sont matures, les marchés sont prévisibles, l’innovation est incrémentale, la visibilité est meilleure.

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Confrontés aux coûts de restructuration spécifiques à l'Europe qui pénalisent la prise de risque et punissent l'échec, les industriels européens se sont peu à peu spécialisés, depuis 50 ans, sur les industries matures inventées dans les années 1880 - 1920 : le moteur à explosion, l'électricité, la chimie… où l’innovation est devenue incrémentale. 

Ainsi, les graphiques suivants illustrent la spécialisation de la France et de l'Allemagne sur les industries de la deuxième révolution industrielle, avec des entreprises créées avant 1950. Pour ces dernières, les coûts de restructurations ne sont pas un obstacle à l'innovation. 

 

À l'inverse, les États-Unis n'imposent aucune contrainte aux entreprises qui souhaitent restructurer des projets en échec. Les États-Unis se sont donc spécialisés dans la Tech, qui domine maintenant leur top 20 des entreprises innovantes et attire des capitaux considérables, comme l'illustre le graphique ci-dessous. 

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La Chine, partie de rien en 1990, a déjà plusieurs leaders mondiaux dans la Tech et cherche maintenant à y dépasser les États-Unis, suscitant de très vives réactions des autorités américaines depuis 2017 : interdiction des acteurs chinois (Huawei, Alibaba…) de la Tech sur le sol américain, embargo sur les technologies de pointe américaines, interdites d'exportation en Chine, soutien public de 280 milliards pour l'industrie de la Tech des États Unis… 

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Cette spécialisation de l'Europe sur les industries matures est dangereuse. En premier lieu, la Tech vient bouleverser tous les secteurs de l’économie, des transports avec la voiture autonome jusqu’à la santé via l'intelligence artificielle. Toutes les industries traditionnelles sont potentiellement concernées par le risque de concurrence "disruptive" devant l'avance technologique des champions de la Tech américains et chinois. Amazon a déjà "disrupté" les enseignes de distribution physique ; Youtube, Netflix et TikTok ont "disrupté" un certain nombre de grands médias audiovisuels nationaux. La voiture est un moteur sur roues depuis 100 ans ; elle pourrait être, demain, un ordinateur sur roues. Or les acteurs les plus avancés en véhicule autonome se trouvent dans la Silicon Valley et sans doute en Chine, mais ni à Stuttgart, à Munich ou à Sochaux. 

En second lieu, la Tech est un élément essentiel de la puissance militaire et de l'indépendance stratégique. L'Angleterre a écrasé la Chine en 1842 grâce à ses bateaux à vapeur. Les États-Unis ont débarqué en Normandie en 1944 grâce aux moteurs à explosion de ses croiseurs, ses bombardiers et ses chars. En 2022, les Russes se croyaient capables de prendre Kiev en trois jours avec leurs chars en surnombre ; ils ont fait face aux missiles antichars Stinger, aux renseignements satellitaires américains, aux communications de Starlink, aux drones, aux missiles de précision Himars, tous produits de la Tech américaine. En même temps, l'administration Biden bloquait les exportations technologiques vers la Russie, la privant de ses armes de précision. Un peu de Tech américaine contre une marée de chars russes, et "l'espoir changea de camp, le combat changea d'âme". 

Enfin, la nouveauté géopolitique majeure est que la Chine devient elle aussi une puissance de la Tech, menaçant directement la primauté américaine. Le Directeur de la CIA alerte l'opinion américaine en octobre 2021 : "le principal domaine de concurrence et de rivalité entre la Chine et les US sera les technologies avancées.".

Les occasions de pression chinoise sur les pays européens vont se multiplier si l'Europe reste dépendante. Comment exporter des Airbus et des BMW en Chine si les Européens refusent d'utiliser l’intelligence artificielle d'Alibaba et la 5G de Huawei ? 

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Si une nouvelle Guerre froide se met en place entre les États-Unis et la Chine, comment maintenir le commerce entre l'Europe et la Chine ? Les États-Unis ne vont-ils pas interdire aux Européens d'y vendre des avions ou des voitures utilisant des composants technologiques américains ? Les entreprises européennes devront-elles utiliser la 5G, l'intelligence artificielle ou les semiconducteurs chinois pour maintenir leurs emplois ? Comment réagira l’opinion publique si les Européens doivent utiliser la même intelligence artificielle que celle utilisée par le gouvernement chinois pour identifier les dissidents et contrôler ses citoyens ? Et si les élections européennes sont influencées par les informations diffusées sur les réseaux sociaux chinois comme TikTok ?

La dépendance stratégique aux États-Unis est tolérée en Europe depuis 1945 car il s'agit d'une démocratie, mais une dépendance à la Tech chinoise, dans les mains d'une dictature totalitaire et conquérante, entraînerait des réactions politiques d'une autre nature sur les opinions publiques européennes. 

Enfin, sortir du jeu de la révolution industrielle du moment est un risque majeur pour l'Europe. Il y a de nombreux précédents historiques. La Chine du XIXème siècle en est un bon exemple. 

Dans les prochains articles, nous reviendrons sur d'autres causes du retard européen en Tech. Nous avancerons ensuite des propositions pour refaire de l'Europe un leader mondial des révolutions industrielles. 

 

Toutes les données sont issues de l'ouvrage L'Europe, la Tech et la Guerre, par Olivier Coste

 

Copyright image : CARLOS COSTA / AFP.

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