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Note d'éclairage
Juillet 2024

[Législatives 2024]
Vu d'ailleurs : une France déboussolée

Auteur
Bernard Chappedelaine
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Après des études de sciences politiques et de langue et civilisation russes, Bernard Chappedelaine est entré en 1985 au Quai d’Orsay où il a effectué toute sa carrière. À l’administration centrale, il a notamment eu à traiter de crises majeures (ex-Yougoslavie en 1992-4 ; Irak en 2003-7). À l’étranger, il a travaillé et exercé des responsabilités dans les sections politiques de nos ambassades (Ankara, Berlin, Londres, Moscou, Tel Aviv), il a également été chef du service de presse en Allemagne et en Russie.

À l’issue du deuxième tour des élections législatives, le soulagement est perceptible hors de nos frontières. Au soulagement s’ajoutent les inquiétudes face à une situation politique jugée insaisissable, et les interrogations, notamment en Allemagne, sur la politique économique du prochain gouvernement, qui pourrait susciter des tensions entre Paris et Berlin. Le résultat de l’élection britannique est néanmoins interprété comme un signe d’espoir.

Les effets paradoxaux du "front républicain"

Pendant plus de 50 ans, les Français savaient, au lendemain de chaque élection législative, quel parti serait au gouvernement et ils connaissaient son programme politique. Cette fois c'est différent, constate le Guardian. Après la décision d'Emmanuel Macron de convoquer des élections anticipées et à l’issue de la plus brève campagne de l'histoire contemporaine, les Français ont recouru à un "vote tactique spectaculaire" pour limiter la montée de l'extrême-droite. À bien des égards, le résultat du deuxième tour du scrutin, organisé le 7 juillet, constitue "une surprise", relève El Pais. Les Français se sont réveillés dans un pays qui se transformerait en Italie, où des coalitions sont mises sur pied à l'issue de tractations laborieuses, écrit le New York Times, qui constate que la "clarification" voulue par le président de la République n'a pas eu lieu et qu'un "épais brouillard" enveloppe toujours Paris. L’unique objectif partagé par la "coalition très bizarre" qui s'est mise en place était de faire de Marine Le Pen et de son parti le "seul ennemi commun", note Wolfgang Matz dans la FAZ. De fait, souligne Michaela Wiegel, la correspondante à Paris du quotidien de Francfort, "le second tour de scrutin s'est transformé en référendum contre le RN" avec pour résultat paradoxal, observe-t-elle, que la France a voté à droite, mais qu’elle pourrait être gouvernée à gauche. Le résultat de la tactique du "front républicain" revêt pour les observateurs étrangers comme Wolfgang Matz des "traits absurdes", qui font que François Ruffin est réélu grâce aux voix des électeurs d'Emmanuel Macron et que l’ancienne Première ministre, Élisabeth Borne, dont les réformes ont été fustigées par la gauche, peut conserver son siège grâce à son appui. Le bon résultat final du parti Ensemble est donc à mettre au crédit de ses adversaires les plus radicaux, de même que le succès du Nouveau Front Populaire est imputable aux électeurs macronistes libéraux, conclut le magazine allemand Focus, mais il s'agit d'une "victoire à la Pyrrhus".

Soulagement et inquiétudes

Les dirigeants européens ont réagi rapidement à l'annonce des résultats du scrutin. Le Premier ministre polonais Donald Tusk a fait part de sa satisfaction : "À Paris, l'enthousiasme, à Moscou la déception, à Kiev le soulagement. Assez pour être heureux à Varsovie". Le chef du gouvernement espagnol Pedro Sanchez s'est également réjoui du "rejet de l'extrême droite", soulignant que, la même semaine, la France et le Royaume-Uni, "deux des plus grands pays d'Europe, ont choisi la même voie que l'Espagne il y a un an". "Je pense que la lecture des résultats qui est faite par certains est un peu simpliste, si nous observons ce qui s'est passé en France, la vérité c'est que personne ne peut crier victoire", tempère Giorgia Meloni, la présidente du Conseil italien. En effet, "aucun des trois groupes n'est en mesure de gouverner seul". À Berlin, rapporte la FAZ, le chancelier Scholz s'est déclaré "soulagé", car la poursuite du travail en commun au sein de l'UE n'est possible que "conjointement avec la France". L'entretien prévu entre Emmanuel Macron et Olaf Scholz à Washington en marge du sommet de l’OTAN à Washington va être l'occasion d'un échange sur la situation politique en France, note la Süddeutsche Zeitung. À l'instar de Michael Roth, certains responsables du SPD demeurent inquiets. Tout en se félicitant du coup d'arrêt donné à la progression du RN, le président de la commission des Affaires étrangères du Bundestag constate que "les populistes nationalistes de droite et de gauche sont plus forts que jamais" - Jean-Luc Mélenchon est aussi "anti-allemand" que Marine Le Pen, estime-t-il - alors que "le centre politique est en lambeaux", ce dont il rend responsable Emmanuel Macron, qui a subi un "échec retentissant". L'attitude du leader de La France insoumise à l'égard de l'Allemagne, de l'UE, de l'OTAN et d'Israël est tout aussi "problématique" que celle du RN, estime aussi la Rheinische Post, qui fait état de l'appréciation de Nils Schmid, porte-parole du SPD pour la politique étrangère, qui s'attend non seulement à une formation laborieuse du gouvernement, mais aussi à une instabilité en France. Ancien Ministre-Président CDU de Rhénanie du nord - Westphalie, Armin Laschet voit néanmoins dans le résultat des élections législatives en France un signe d'espoir à quelques semaines des élections dans trois Länder de l’Est de l’Allemagne et la démonstration que la victoire de l'AfD n'est pas inéluctable.

"La principale conclusion des élections en France, et le constat auquel on ne peut échapper, c'est que la tentative d'Emmanuel Macron de rassembler derrière lui la mouvance libérale et conservatrice a radicalement échoué", affirme Focus. La plupart des médias français tendent, selon ce magazine, à occulter le principal problème, à savoir "Macron lui-même", auteur de ce "drame qui n'était en rien nécessaire" et responsable, d’après le Spectator, de la "la plus grosse erreur politique de la Ve République". C'est, selon l'hebdomadaire britannique, "le point culminant d'une présidence qui a échoué, en dépit de bonnes intentions réformatrices initiales".

Moins sévère, le Financial Times relève que la performance d'Ensemble a été bien meilleure qu'attendue, ce qui permet au parti présidentiel d'occuper la seconde place et le centre de l'échiquier politique. Avec trois blocs politiques de force sensiblement égale et qui n'ont pas l'intention de coopérer, "la France semble ingouvernable", conclut néanmoins le FT. Les perspectives sont tout sauf claires, remarque aussi Neue Zürcher Zeitung, quelle que soit l'option retenue, "la France pénètre en territoire politique inconnu". Le pays pourrait retourner aux pratiques d'une IVe République, symbole de gouvernements instables et minoritaires, s'inquiètent plusieurs commentateurs. Le FT n'exclut pas cette éventualité, qui évoque une période d'incertitude et d'instabilité pouvant durer "des mois, voire des années". The Economist n'est pour sa part guère convaincu par l'hypothèse d'un "gouvernement de techniciens" inspiré du précédent de Mario Draghi en Italie. Les marchés accueilleraient sans doute avec satisfaction l'arrivée d'un tel gouvernement, chargé de conduire les affaires du pays jusqu'à de nouvelles élections dans un an, mais les électeurs sont déjà méfiants à l'égard de "l'équipe très technocratique" d'Emmanuel Macron. Aussi cette option, d'après The Economist, n'est envisageable qu'en cas d'échec des autres tentatives, le Parlement qui vient d'être élu étant "le reflet fidèle de la division du pays qui n'ouvre pas de cheminement clair et immédiat vers un gouvernement stable". "Comparée à la France et à ses majorités incertaines, la vie compliquée de la coalition berlinoise "Ampel" paraît très simple", note la Süddeutsche Zeitung.

L’hypothèse d’un gouvernement de coalition

La "grande question", selon la correspondante à Paris de la TV allemande ARD, est de savoir si le lendemain de cette élection sera "un moment historique", qui conduira les dirigeants politiques français à "apprendre à forger des coalitions". Cette question était déjà posée au lendemain des élections législatives de 2022. Il est "grand temps que la France redécouvre sa glorieuse tradition parlementaire", souligne Michaela Wiegel. Le résultat du scrutin devrait l'imposer, mais la culture politique idoine semble toujours faire défaut, selon la journaliste de l'ARD, comme en témoignent les premières réactions des responsables du Nouveau Front Populaire. Les dernières élections législatives ont "déprésidentialisé la Ve République" et placé le Parlement au centre du jeu politique, mais "pour un système politique qui, pendant 66 ans, n'a pas pratiqué la culture du compromis, former une coalition arc-en-ciel à l'européenne s'annonce douloureux", juge The Telegraph. "Ce ne sera pas facile", convient El Pais. En matière de politique économique, les divergences sont profondes entre la gauche radicale de Jean-Luc Mélenchon et le macronisme, de même qu'entre La France insoumise et le courant social-démocrate, explique le quotidien espagnol. Le camp présidentiel espère disloquer le Nouveau Front Populaire et former une coalition avec les Socialistes, les Écologistes et les modérés, mais cela pourrait prendre des semaines, sinon des mois, note le FT. "Êtes-vous prêts à des compromis et à modérer un programme dont certains éléments sont irréalistes ?", de la réponse à cette question dépend, selon Gregor Waschinski, correspondant à Paris du quotidien économique Handelsblatt, la capacité à gouverner la deuxième économie de l'UE. Pour beaucoup d'observateurs, l'hypothèse d'une élection de Marine Le Pen en 2027 reste envisageable si les autres forces politiques s'avèrent incapables d'incarner une alternative et d'assurer l'ordre et la stabilité. Ainsi, d'après Lee Hockstader, éditorialiste du Washington Post, "Le Pen demeure ce qu'elle était avant le vote de dimanche, la favorite de l'élection présidentielle de 2027".

Le revers électoral essuyé le 7 juillet par le RN a provoqué un soulagement à Bruxelles, mais beaucoup de responsables européens redoutent une forme de paralysie tant que la situation politique en France ne sera pas clarifiée. Ils craignent que, jusqu'à l'élection présidentielle de 2027, le pays ne soit accaparé par ses difficultés internes et ne puisse exercer de leadership et de rôle stabilisateur, rapporte la Süddeutsche Zeitung. C'est l’opinion de Nils Schmid, convaincu que, dorénavant, Emmanuel Macron n'aura plus de "rôle moteur" au sein de l'UE. D'ores et déjà, estime Michaela Wiegel, "l'autorité d'Emmanuel Macron sort affaiblie de cette séquence, la fin de l'époque du Président jupitérien a commencé". Le gouvernement d'un État aussi important que la France ne peut se contenter de gérer les affaires courantes, souligne Gregor Waschinski, alors même que l'UE est confrontée à de multiples défis, géopolitiques et économiques. Jusqu’à présent, Olaf Scholz n'a pas laissé entendre qu'il entendait exercer un leadership européen, lui qui, dans la guerre en Ukraine, fait preuve de suivisme vis-à-vis de l'administration Biden et qui marque peu d'intérêt pour le concept de "souveraineté européenne", remarque Focus. Quant aux dirigeants d'entreprises interrogés par le FT, "ils se préparent à dire au revoir à une décennie qui a créé un climat favorable au monde des affaires". Le quotidien britannique rappelle que les grandes institutions bancaires américaines ont transféré à Paris des centaines de salariés et que la croissance du secteur des hautes technologies ("start-up nation") pourrait être contrariée par la politique de partis peu sensibles à l'importance de l'innovation. La mise en œuvre du programme de la gauche, ou une impasse politique, pourraient provoquer une hausse des taux d'intérêt mettant en difficulté nombre de petites et moyennes entreprises et conduire à une récession et à une hausse du chômage.

Quelles conséquences pour la relation franco-allemande ?

Une autre inquiétude, partagée à Bruxelles et à Berlin, est liée à l'affirmation sur la scène politique française de personnalités radicales comme Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, qui pourraient mettre en question la coopération franco-allemande, estime le quotidien autrichien der Standard. Le programme économique du Nouveau Front Populaire est vu de manière très critique par les économistes, relève Gregor Waschinski, préoccupé par une "détérioration dramatique de la situation financière de la France". La mise en œuvre du programme du Nouveau Front Populaire ferait diverger les politiques économiques de la France et de l'Allemagne et provoquerait des tensions entre Berlin et Paris, s'inquiète la Süddeutsche Zeitung. L'État français est endetté à hauteur de plus de 110 % du PIB, le déficit budgétaire attendu cette année est supérieur à 5 % du produit intérieur et la Commission européenne vient d'engager contre la France notamment une procédure pour déficit excessif, est-il rappelé. Pour respecter les règles européennes, le gouvernement français devrait s'engager dans une politique d'économies, que Bruno Le Maire peine déjà à imposer et qui devrait s'avérer désormais impraticable, selon le journal de Munich. La pression en faveur d'une communautarisation des investissements (défense, protection du climat) et des dettes - solution exclue par les traités européens et que Berlin refuse - devrait augmenter et le ministre des Finances, Christian Lindner, devrait y opposer son veto, avertit la SZ. Or, Emmanuel Macron va devoir dépenser beaucoup d'argent pour réduire les fractures sociales et territoriales, a fortiori si le prochain gouvernement est dominé par la gauche. Il ne faut pas s'attendre à ce que Berlin soit garant des dépenses décidées par un gouvernement sous l'influence d'un Jean-Luc Mélenchon, animé par une "haine de l'Allemagne", avertit la Süddeutsche Zeitung. Le non-respect par Paris des règles budgétaires européennes, auquel Christian Lindner est très attentif, pourrait tendre les relations déjà compliquées entre les deux grands États-membres de l'UE.

La semaine dernière a été marquée par trois événements, note die Zeit : à Londres, par la défaite du parti conservateur à l'origine du Brexit, à Berlin, par l'accord intervenu sur le prochain budget fédéral qui évite la rupture de la coalition et, en France, par une élection qui donne un coup d'arrêt à la montée du RN. La conclusion qu’en tire l'hebdomadaire de Hambourg, c’est qu'il vaut la peine de lutter pour la démocratie, que l'histoire n'est pas écrite et que la montée des populismes n'est pas inéluctable. Die Zeit espère que "le vent du changement" qui s'est levé en début d'année avec la défaite du PiS en Pologne soufflera également en septembre lors des scrutins régionaux en Allemagne, dans lesquels l'AfD est créditée de scores importants, et, en novembre, dans l'élection présidentielle américaine. Gideon Rachman, éditorialiste au FT, note que les positions de Londres et de Paris se sont inversées, puisque les élections en France ont conduit à un imbroglio politique, tandis que le Labour dispose d'une forte majorité au Parlement. Signe des temps, note le commentateur britannique, le nouveau Foreign Secretary a été reçu à Berlin avec la chaleur habituellement réservée à son collègue français. Demeure le fait que le rôle qu'entend jouer le Royaume-Uni sur le plan international est limité par les conséquences du Brexit. "La Grande-Bretagne est devenue soudainement un symbole de stabilité en Europe et c'est la France qui est entrée dans les turbulences", observe néanmoins l'historien Timothy Garton Ash, qui déplore qu'Emmanuel Macron, qui était "l'avocat le plus fervent de ce dont les Européens ont un besoin urgent" dans un monde éclaté entre Poutine, Trump et Xi Jinping ("plus d'unité, plus de cohérence et plus de puissance"), soit désormais affaibli.

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