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Note d'éclairage
Juillet 2024

[Législatives 2024]
Vu d'ailleurs : législatives anticipées, leçons d'un échec annoncé

Auteur
Bernard Chappedelaine
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Après des études de sciences politiques et de langue et civilisation russes, Bernard Chappedelaine est entré en 1985 au Quai d’Orsay où il a effectué toute sa carrière. À l’administration centrale, il a notamment eu à traiter de crises majeures (ex-Yougoslavie en 1992-4 ; Irak en 2003-7). À l’étranger, il a travaillé et exercé des responsabilités dans les sections politiques de nos ambassades (Ankara, Berlin, Londres, Moscou, Tel Aviv), il a également été chef du service de presse en Allemagne et en Russie.

À lire les commentaires parus au lendemain du scrutin du 30 juin, Emmanuel Macron en sort "humilié" et son autorité sur la scène européenne et internationale est amoindrie. La capacité d’initiative de la France face aux multiples défis auxquels elle-même et ses partenaires de l’UE sont aujourd’hui confrontés suscite beaucoup d’interrogations, de même que le maintien de la cohésion de l’Union, et les experts russes demeurent circonspects quant à un changement radical de l’attitude de Paris dans la guerre en Ukraine. 

La forte participation enregistrée le 30 juin au premier tour des élections législatives montre que les électeurs français étaient bien conscients de l'enjeu de ce scrutin qui va probablement figurer en bonne place dans l'histoire politique du pays, estime la Tageszeitung. Les commentateurs européens jugent sévèrement la décision du président de la République de dissoudre l'Assemblée nationale quelques semaines après l'échec essuyé par son parti lors de l'élection du Parlement européen. La défaite subie le 9 juin n'était pas surprenante et l'échec du 30 juin confirme les lignes de force qui s’étaient dégagées trois semaines auparavant, à savoir une droite très puissante, une forte gauche et un centre faible, estime Nikolas Busse, qui note que ce tableau des forces politiques est caractéristique de la situation politique dans d’autres pays européens. L’éditorialiste de la FAZ parle de "débâcle", le terme d' "humiliation" à propos d’Emmanuel Macron revient chez d'autres commentateurs comme ceux de The Economist ou de Politico, le site d’information européen rappelant qu'en 2017 l’objectif d’Emmanuel Macron était d’empêcher le basculement de la France dans le camp des extrêmes et qu'il a aujourd’hui provoqué le résultat inverse. Paradoxalement, le président de la République a affaibli la droite et la gauche modérées, qui sont passées sous le contrôle de forces radicales, constate l'hebdomadaire britannique. Emmanuel Macron a dû son succès à l'effondrement des partis qui avaient gouverné la France pendant des décennies, les conservateurs et les socialistes n'ont pas retrouvé leur audience, tandis qu’Emmanuel Macron n'a pu donner au centre un fondement solide, analyse die Zeit, aussi, selon l'hebdomadaire de Hambourg, "il est acquis depuis ce soir que le macronisme va disparaître avec Macron".

L’erreur de stratégie d’un Emmanuel Macron "humilié"

Pour expliquer l'échec du 30 juin, les analystes avancent diverses raisons. L’erreur de stratégie est abondamment évoquée. En convoquant des élections anticipées, le Président français espérait rallier les partis de centre-gauche et empêcher la formation d'un front uni, calcul qui s'est avéré très rapidement erroné, comme l'a montré la constitution du "nouveau front populaire", explique le Financial Times. En Allemagne, relève die Zeit, le mauvais score obtenu lors des élections européennes par la coalition au pouvoir à Berlin a aussi conduit certains à inviter Olaf Scholz à suivre l'exemple d'Emmanuel Macron et à poser la question de confiance au Bundestag. Emmanuel Macron peut se prévaloir en Allemagne d'une importante "communauté de fans", mais on pouvait néanmoins nourrir des doutes sur les "idées stratégiques" d'un Président qui, sans y être contraint, met en jeu sa majorité parlementaire, il ne doit donc pas s'attendre à être bien traité dans les manuels d'Histoire, tranche Nicolas Busse. "C'est un pur cartésien, pas du tout émotif", qui correspond peu à l'état d'esprit des Français en colère, explique au FT l'un de ses conseillers. Aujourd'hui, "Jacques Chirac ne reconnaîtrait plus son pays", lui qui, avec ses fortes convictions démocratiques, avait infligé en 2002 à Jean-Marie Le Pen une cinglante défaite en recueillant 82 % des suffrages, rappelle le Standard. Le Front national s'est transformé en Rassemblement National, devenu de loin le premier parti de masse en France, qui domine la vie politique, et substitue la "préférence nationale" à la devise républicaine "Liberté, Egalité, Fraternité". Jacques Chirac serait tout aussi surpris, selon le journal autrichien, qu'Emmanuel Macron répète l'erreur que lui-même avait commise en 1997 et qui avait amené la gauche au gouvernement.

"Un spectre hante l’Europe, celui de l’extrême-droite", constate le FT, qui paraphrase une expression fameuse pour souligner que la montée de l'extrême-droite a commencé bien avant l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, mais, selon die Zeit, "il ne l'a pas vu venir et n'a pas pu l'empêcher, c'est pourquoi il en porte aujourd'hui la responsabilité", affirme l’hebdomadaire allemand. On ne saurait expliquer le revers essuyé le 30 juin par le parti présidentiel uniquement par la montée des populismes, l’analyse des résultats des élections européennes montre que la situation sur le continent est beaucoup plus contrastée, observe pour sa part le professeur Felix Heidenreich. Il faut prendre en compte des facteurs spécifiques à la France, à savoir l'usure du verbe présidentiel, qui n'opère plus. Les sujets qui préoccupent l'opinion française sont rapidement énumérés, écrit Nicolas Busse, il s'agit du pouvoir d'achat, de l'insécurité et de l'immigration. Les responsables politiques qui, comme Emmanuel Macron, n'ont pas pris à bras le corps ces défis majeurs portent, d'après l'éditorialiste de la FAZ, la responsabilité principale de la radicalisation de l'opinion. "Le solitaire Emmanuel Macron n'est jamais parvenu à convaincre les électeurs qu'il est proche d'eux, qu'il les comprend", note The Economist, son échec s’explique aussi par son incapacité à persuader l'opinion de ses succès économiques. À entendre certains Français, remarque John Lichfield, on a l'impression qu'ils vivent dans "le pire des mondes possibles", alors que, dans leur pays, les résultats en matière d'emploi et d'inflation sont meilleurs que chez leurs voisins. Paris attire les entreprises technologiques et les banques, elle rivalise avec Londres, note aussi The European. En France, les inégalités, mesurées selon l'indice de Gini, se sont peu accrues, grâce aux mesures gouvernementales, les pertes de pouvoir d'achat sont moins importantes qu'en Allemagne, observe Niklas Zàboji, correspondant économique de la FAZ. Il est vrai, note-t-il, que l'effet positif des réformes de Gerhard Schröder n'a été perceptible que longtemps après son échec électoral.

Une "rupture" dans l’histoire politique de la France

À l'instar de la Süddeutsche Zeitung, beaucoup d'observateurs étrangers voient dans les résultats de l'élection une "césure historique". "Une chose est déjà certaine, souligne aussi die Zeit, le pays vit un moment historique. Le 30 juin 2024 marque une rupture dans l'histoire contemporaine de la France, il y a un avant et un après". Il est clair, pour le FT, que "le projet centriste d’Emmanuel Macron et que son autorité politique sont sévèrement atteints par cette élection". Selon le quotidien économique britannique, "Emmanuel Macron a voulu tester la popularité croissante du RN, le résultat, c'est qu'il lui a assuré une victoire retentissante". L'autorité d'Emmanuel Macron a été "mise en pièces et, quel que soit le résultat du second tour, son rôle va être radicalement modifié. Il n'y aura plus un Président hyperactif qui dirige le pays depuis le palais de l'Élysée", affirme le FT. Quant au Guardian, il se déclare convaincu que, "tôt ou tard, et possiblement dès la semaine prochaine, le RN va prendre le pouvoir". C'est, selon le quotidien britannique, "le principal enseignement du premier tour des élections législatives anticipées". "Même si le Président reste à l'Elysée jusqu'au terme de son mandat en 2027, l'ère Macron s'est achevée, poursuit le journal, pour la deuxième fois en un mois, les électeurs l'ont rejeté dans leur grande majorité. Son influence sur la politique intérieure et européenne va être sérieusement atteinte, quelle que soit l'issue du second tour".

La France risque de connaître une période d'instabilité chronique rappelant la IVe République, renchérit The Economist, qui relève que, dès cette semaine, Marine Le Pen a mis en cause les prérogatives du président de la République en déclarant que son rôle de chef des armées était "honorifique". Le 28 juin, l'écart ("spread") entre les rendements des obligations françaises et allemandes a atteint son maximum depuis 2012. Si aucun camp n'obtient la majorité absolue à l'Assemblée nationale, on voit mal comment les acteurs politiques pourraient s'accorder sur la formation d'un exécutif, s'interroge la Rheinische Post, la France est menacée de paralysie, un gouvernement sans majorité serait dans l’incapacité de faire aboutir de nouveaux projets. Si, une fois au pouvoir, Jordan Bardella est prêt à renoncer à une partie de son programme, il voudra néanmoins donner des gages à son électorat sur les questions d'immigration et d'insécurité : le RN reste déterminé à imposer la préférence nationale et à remettre en cause le droit du sol, aussi le Guardian n'exclut pas un bras de fer avec le Conseil constitutionnel et le conseil d'État, pouvant déboucher sur une crise politique.

Quelles conséquences pour le rôle de la France sur la scène européenne et internationale ?

Le résultat de l'élection du 7 juillet pourrait avoir des "conséquences désastreuses" non seulement pour la cohésion de la France mais aussi pour sa place en Europe, souligne le FT. L'hypothèse d'une cohabitation comporte le risque d'une paralysie du système politique, mais aussi d’un amoindrissement du rôle de la France au sein de l'UE et de l'OTAN pendant de longues années, souligne Nicolas Busse. "Paris devient un partenaire problématique", titre le Handelsblatt. L'Allemagne et l'UE doivent se préparer à ce que "le pays divisé ne suive plus une ligne claire et soit moins fiable", prévient aussi la Rheinische Post, qui rappelle que, "depuis des décennies, à la différence de Macron, le RN accorde peu d'importance à la coopération avec l'Allemagne". "Les nationalistes eurosceptiques aspirent à limiter radicalement l'influence de l'UE en France", ils sont hostiles à l'élargissement de l'UE et sceptiques à l'égard de l'OTAN, note le quotidien rhénan. "Avec un gouvernement d'extrême-droite à Paris, les relations franco-allemandes, déjà éprouvées ces derniers temps, pourraient atteindre un point bas jamais enregistré, ce qui conduirait Berlin à endosser un rôle plus important au sein de l'UE", analyse le Deutschlandfunk. D'ores et déjà, selon Norbert Röttgen, ancien président CDU de la commission des Affaires étrangères du Bundestag, cité par la radio allemande, "la France est nettement affaiblie", le Président Macron est "isolé" et "son propre parti se détourne de lui". Pour certains observateurs, le problème se complique du fait que la coalition berlinoise est, elle aussi, en position délicate. Le moteur franco-allemand est cassé et Olaf Scholz est plus que jamais incapable d'assumer un leadership, affirme The European. Ce pessimisme est partagé par Mark Leonard, "difficile d'imaginer un pire moment pour que l'Europe parte à la dérive" écrit-il, Emmanuel Macron et Olaf Scholz sont, d'après lui, "incapables de piloter l'UE pour qu'elle soit en mesure d’affronter des défis majeurs". Au pouvoir en Allemagne, les Verts et le FDP voient leurs électeurs leur échapper, leurs positions s'éloignent sur les questions fiscales et migratoires avec un risque de veto allemand au niveau européen, estime le directeur du think-tank ECFR.

La France n'est pas seulement l'un des grands et importants États-membres de l'UE. Cette Union, fondée sur le refus de tout nationalisme, est d'une certaine manière une "invention française", c'est pourquoi "un gouvernement nationaliste à Paris ébranlerait fondamentalement l'UE", avertit die Zeit. Le RN entend remettre en cause le marché européen de l'électricité, réduire la contribution de la France au budget européen, contester l'interdiction des pesticides, rappellent les experts. Le résultat du scrutin du 7 juillet pourrait conduire la France "en terre inconnue" et amener au gouvernement des personnalités qui se sont illustrées par leur sympathie pour Vladimir Poutine, par leur volonté de détruire l'UE, de faire la guerre à l'immigration et de quitter l'OTAN, remarque Politico. Cette élection pourrait s'avérer la plus destructrice depuis la guerre, non seulement pour la France, mais aussi pour l'Union européenne, l'Alliance atlantique et ce qui reste de l'ordre libéral d'après-guerre, s'alarme John Lichfield, ce qui ne pourrait que ravir Vladimir Poutine et Xi Jinping. Le Guardian s'attend aussi à ce que, dans les différentes enceintes où elle siège (UE, ONU, OTAN, G7), la France soit désormais en retrait, accaparée par ses problèmes internes, à ce que son soutien à l'Ukraine fléchisse et à ce qu’elle freine l'intégration européenne. Difficile, selon Mark Leonard, d'imaginer "un pire moment pour une Europe désorientée", à la veille d'échéances majeures (sommet de l'OTAN, conseils européens, élection présidentielle américaine), alors que la guerre fait rage en Ukraine et au Proche-Orient. En accordant un entretien à la FAZ, Philippe Olivier tente de rassurer sur les intentions du RN. "Nous serons pragmatiques et ne voulons pas de rupture avec l'UE", se défend ce proche conseiller de Marine Le Pen, qui se réfère à l'Italie de Giorgia Meloni. Le ministère de l'Économie et des Finances sera confié à une "personnalité compétente et reconnue", la politique de sécurité et de défense sera "pragmatique", l'impératif en Ukraine étant de ne pas devenir "partie au conflit" (refus de l'envoi de formateurs et de la création d'un fonds destiné à financer l'achat d'armements pour Kiev). Philippe Olivier juge que les règles de libre circulation sont compatibles avec le contrôle des citoyens non-européens aux frontières intérieures de l'Union, il qualifie de "folie" l'interdiction de la vente de nouveaux moteurs thermiques en 1935.

Les espoirs russes

Dans un entretien TV avec l'ancien diplomate Alexander Orlov, le politologue moscovite Fiodor Loukianov déclare s'attendre à ce qu’à l’issue des élections législatives l'action diplomatique de la France s'affaiblisse et à ce que "Emmanuel Macron sorte du grand jeu diplomatique ou, du moins, modère ses ardeurs". Souscrivant à cette analyse, celui qui fut pendant de longues années ambassadeur de Russie en France affirme que le Président français, qu’il qualifie de "canard boiteux", "n'a pas de convictions politiques fortes, si ce n'est le désir de plaire à tous" et que "les Français sont las de ses promesses incessantes qui demeurent à l'état de promesses". Sa stratégie consistant à placer l'Ukraine au centre de la campagne des élections européennes n'a pas fonctionné, dit-il. Les experts russes qui se sont exprimés publiquement n'anticipent cependant pas pour autant de changement radical dans la politique mise en œuvre à l'égard de l'Ukraine. Selon Natalia Eliseeva, un gouvernement RN se concentrerait sur les problèmes internes, mais il ne faut pas s'attendre à un arrêt des livraisons d'armes à l'Ukraine, tout au plus à une reprise du dialogue bilatéral. Dmitri Rodionov explique que trois facteurs incitent à penser qu'il n'y aura pas de rupture dans la politique étrangère française : les prérogatives du président de la République, l'appartenance de la France à l'UE et à l'OTAN, que le RN ne veut pas mettre en question, et l'état de l'opinion française, qui n'est pas prête à quitter ces organisations et à réexaminer la relation avec la Russie. "Il n'y a rien de bon à attendre de ces élections", conclut Dmitri Rodionov. 

En conclusion d'un examen des échéances électorales en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis, The International Affairs, revue du MID, estime qu' "on ne saurait exclure la possibilité de changements dans la position des principaux pays occidentaux vers la fin de l'année. Ces changements auront-ils un caractère public, et constructif, on ne peut l'affirmer présentement". L'arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni n'a pas bouleversé la politique étrangère de l'Italie, au demeurant ce pays n'a "pas d'influence décisive en Europe", écrit pour sa part Piotr Akopov, l'éditorialiste de Ria-novosti, qui fonde en revanche beaucoup d'espoirs sur la France et sur l'Allemagne, car "nous sommes à la veille d'événements importants". Une victoire du RN signifierait l'effondrement du "cordon sanitaire" que "les élites européennes ont érigé depuis des décennies autour des lepénistes", le précédent français pourra être contagieux et gagner l'Allemagne, où un courant "anti-élite" existe aussi avec l'AfD et "l'alliance Sahra Wagenknecht". La disparition du "cordon sanitaire" en France "ouvre ainsi la voie à des changements importants en Allemagne, c'est alors que viendra le moment de vérité pour tout le projet européen", affirme Piotr Akopov. 

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