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Note d'éclairage
Juin 2024

[Législatives 2024]
Après le 7 juillet : cohabiter par temps de crise politique

Auteur
Benjamin Morel
Maître de conférences en droit public à l'Université Paris II Panthéon-Assas

Benjamin Morel est docteur en sciences politiques de l'Université Paris-Saclay et maître de conférences en droit public à l'Université Paris II Panthéon-Assas. Ses recherches se concentrent sur l'organisation des pouvoirs publics, en particulier sur le fonctionnement du Parlement et des collectivités territoriales.

1986-1988, Mitterrand et Chirac, 1993-1995, Mitterrand et Balladur, 1997-2002, Chirac-Lionel Jospin : le recours, par Emmanuel Macron, à l’article 12 de la Constitution laisse attendre un quatrième duel à la tête de l’exécutif français. Quelles pourraient être les modalités d’une nouvelle ère de cohabitation, avec une majorité nette à l’Assemblée ou au contraire avec une coalition ad hoc très fragile ? De Gaulle voulait une autorité présidentielle forte, Michel Debré voulait donner la primauté du pouvoir au chef du gouvernement : le dilemme originel de la Constitution du 4 octobre 1958 qui institua la Ve République devait-il conduire à une crise de régime ? Quelles seraient les conséquences et les contrepoids au blocage des institutions ? Faudra-t-il choisir entre une démocratie fondée sur l’État de droit et une démocratie légitimée par le suffrage universel ? Que nous enseignent nos partenaires européens ? Analyse avec le constitutionnaliste Benjamin Morel.

Scénarios d’une crise politique

Après le 7 juillet, selon qu’une majorité émerge ou non, deux scénarios semblent possibles et ouvrent chacun sur des configurations plurielles. Dans le cadre d’une absence de majorité, plusieurs options sont ouvertes.

Vers une absence de majorité : le risque du blocage ? 

Notre Constitution a été pensée pour une situation de gouvernement minoritaire dans la cadre de la bipolarisation du champ politique. La tripolarisation actuelle bouleverse le fonctionnement institutionnel et pourrait conduire à un blocage : si les législatives n’offrent ni majorité absolue ni majorité relative stabilisée par une abstention du Rassemblement National ou de La France insoumise lors des motions de censure, le gouvernement tombera quel que soit le Premier ministre, sous le coup de boutoir d’alliances ad hoc. La Constitution n’est toutefois pas sans ressources pour expédier les affaires courantes (l’article 47 dispose que les mesures du projet de loi finances peuvent être mises en vigueur par ordonnance, dans le cas où le Parlement n’aurait pas statué, et un gouvernement, même renversé, tient encore l’administration, à défaut de pouvoir prendre des initiatives) mais le travail parlementaire de fond serait rendu impossible. 

Sortir de l’impasse : gouvernement technique, coalition ad hoc ou démission présidentielle ? 

Dans ce cadre, quelles seraient les solutions politiques envisageables ? D’abord, celle d’un gouvernement technique composé de hauts fonctionnaires, qu’il convient de distinguer d’un gouvernement d’union nationale. Dans l’attente d’une nouvelle dissolution qui pourrait survenir à partir du 7 juillet 2025, ce gouvernement technique aurait pour raison d’être de ne pas ajouter d’instabilité à l’instabilité : sans être soutenu explicitement par les groupes à l’Assemblée nationale, on ne lui opposerait toutefois pas de motion de censure. Il pourrait être d’autant plus nécessaire dans le cas où une crise financière contraindrait les partis au pouvoir à abandonner certaines des mesures de leur programme qui sont les plus risquées économiquement parlant. Un gouvernement technique permettrait d’adopter un budget de rigueur à moindres frais politiques. Passant par un 49 alinéa 3, les groupes, notamment le RN, pourraient refuser de voter le budget mais ne pas adopter de motion de censure en jouant la responsabilité face à l’instabilité qu’un vide gouvernemental engendrerait. En Italie, en 2011-2012, le gouvernement technocrate de Mario Monti (composé exclusivement de personnalités n'appartenant pas à la classe politique, 7 des 13 ministres étant professeurs d’université) s’est ainsi constitué dans le contexte de la crise de la dette. Pour le Président par ailleurs, ce serait la configuration la plus favorable, celle où il perdrait le moins la main sur les enjeux internationaux.

Une deuxième option serait celle de coalitions à géométrie variable. Certes, le "cordon sanitaire" qui prévaut rend pour l’instant inenvisageable que le RN soit intégré à d’autres forces politiques pour constituer une coalition de gouvernement officiellement affichée comme telle. La France insoumise, elle, ne peut s’allier avec des forces centristes. Avec un RN et LFI hors des systèmes d’alliance, une majorité est donc improbable. Mais si l’arc républicain tiendra certainement le 30 juin, sans doute encore le 7 juillet, probablement toujours le 1 octobre (date d'ouverture de la session ordinaire), qu’en sera-t-il lors du vote du budget en décembre ? Une partie du centre droit trouverait peut-être son intérêt à s’allier avec le RN pour éviter le blocage. L’exemple de nos partenaires européens est instructif à cet égard : en Espagne, l’alliance du Parti populaire et de Vox était un tabou, elle s’est réalisée dans plusieurs régions et municipalités à la suite des élections municipales et régionales du 28 mai 2023. En Italie, le parti de centre droit Forza Italia est allié de Fratelli d’Italia depuis 2018. En Autriche, le parti populiste d’extrême-droite FPÖ est coutumier des coalitions à droite. On ne peut donc exclure cette issue en France, où l’on assisterait à un gouvernement de coalition dont feraient partie LFI ou le RN. Reste aussi l’alliage voulu par la majorité, celui d’une alliance républicaine réunissant tous les partis sauf LFI et le RN. Une telle configuration baroque a peu de chance de tenir dans la durée et n’est pas dans les habitudes françaises, même si les exemples de nos voisins européens lui donnent quelques fondements. Par ailleurs, aucune enquête ne laisse penser qu’elle réunirait une majorité suffisante le 7 juillet.

Enfin, une dernière option de déblocage serait celle, très hypothétique et que l’on ne mentionnera que par souci d'exhaustivité, d’une démission présidentielle et de l’organisation de nouvelles élections. En effet, si l’article 12 de la Constitution précise qu’une dissolution ne peut survenir moins d’un an après qu’une première a été prononcée, les cartes pourraient être rebattues avec un changement à la tête de l’Élysée. Le Conseil constitutionnel saisi contre le décret du 9 juin 2024 portant dissolution de l’Assemblée Nationale s’est déclaré incompétent pour statuer sur la constitutionnalité de la dissolution. En effet, le Conseil constitutionnel n’est juge que de l’élection, autrement dit du décret qui la convoque, mais pas du décret de dissolution qui l’entraîne. Dans sa décision relative à la décision de 1988, il ne ferme toutefois pas irrémédiablement la voie à ce contrôle, qu’il associe à celui de l’élection, mais cela semble peu probable. Ainsi, une seconde dissolution avant le délai imparti, si elle serait assurément inconstitutionnelle du point de vue de la lettre de la constitution, ne pourrait, de fait, être empêchée par personne. Un nouveau Président aurait beau jeu d’arguer de l’instabilité parlementaire et du fait de ne pas être tenu par une décision de son prédécesseur. Certes, Emmanuel Macron, dans une lettre aux Français datée 23 juin, s'est engagé à ne pas démissionner à l’issue des législatives. Il s’était toutefois également engagé à ne pas dissoudre à l’issue des européennes. Quant à envisager que l’Assemblée démette le président, cela dépendrait d’une procédure fixée par l’article 68 de la Constitution, à la mise en œuvre si complexe qu’il semble plus aisé de supprimer la fonction présidentielle. Des coalitions parlementaires pourraient cependant rejeter successivement tous les gouvernements ou les budgets, à la manière de ce qui survint lors de la crise du 16 mai 1877, quand la majorité républicaine de la Chambre des députés s’opposait au maréchal monarchiste Mac-Mahon. Ce serait toutefois jouer là un jeu peu porteur, notamment pour le RN, et donner le sentiment de vouloir subvertir les institutions, les bousculer et donc aller à rebours de la stratégie de crédibilisation. Par ailleurs, ce serait créer un précédent qui pourrait bien se retourner contre le prochain Président, ou la prochaine Présidente …

Vers une majorité absolue ?

Un deuxième scénario serait celui d’une cohabitation où le RN obtiendrait la majorité absolue (soit au moins 289 sièges). Dans ce cas, la répartition des pouvoirs reposerait sur un modus vivendi. Or, le président de la République a très peu de pouvoirs en droit. L’article 16 de la Constitution prévoit bien qu’il puisse assurer les pouvoirs exécutifs et législatifs en cas de "l’existence d’une menace grave et immédiate pesant sur les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité du territoire ou l’exécution des engagements internationaux de la France" mais son déclenchement est peu probable et n’est survenu qu’une fois, du 23 avril au 29 septembre 1961, suite au putsch des généraux et dans le contexte de la guerre d’Algérie. En réalité, l’instance qui gouverne, c’est le gouvernement. Le président de la République peut se prévaloir d’un certain "pouvoir de nuisance", en bloquant par exemple la signature des lois, en refusant de convoquer un référendum ou de réunir le Congrès, mais n’a pas de "domaine réservé" juridiquement fondé (contrairement à ce qui est souvent dit). En la matière, il pourrait au mieux refuser de signer les traités et donc, en retarder l’application, ou rejeter les nominations de diplomates. Cela demeure uniquement un pouvoir d’empêcher. La seule chose qu’il peut faire en propre est de porter la responsabilité de la force de frappe nucléaire

L'équilibre dépendra donc du jeu des acteurs, difficile à apprécier en amont car il repose sur la rationalité mais aussi sur des personnalités. Le Premier ministre voudra-t-il, ou pas, ménager le Président ? Le Président voudra-t-il, ou pas, bloquer l’action gouvernementale ? Le Président devrait toutefois pouvoir compter sur l’intérêt bien compris de ses adversaires. En effet, le gouvernement n’a pas intérêt à s'aliéner le Président au-delà du nécessaire, pour au moins trois raisons. Tout d’abord, parce qu’un chef du gouvernement qui briguerait la fonction présidentielle pour lui (ce fut le cas de Jacques Chirac, Edouard Balladur ou Lionel Jospin) ou l’un des siens (ce serait le cas de Jordan Bardella, s’il était nommé Premier ministre, pour Marine Le Pen) a intérêt à en ménager le statut et les prérogatives. Ensuite, parce que dans le domaine de la politique étrangère et des relations avec l’Union européenne, c’est le Président qui bénéficie de l'historique des dossiers et de la connaissance personnelle de ses homologues, indispensables à un Premier ministre novice. Enfin, parce que pour dissuader le Président d’user de son pouvoir de nuisance, le Premier ministre aurait intérêt à se le concilier. Parvenir à un modus vivendi serait donc, hier comme aujourd’hui, gagnant-gagnant.

Dans ce contexte, il demeure certain que l’Assemblée nationale sera de nouveau au centre de la vie politique et il est possible, à terme, que la Ve République retrouve une physionomie beaucoup plus parlementaire.

Crise politique ou crise de régime ?

Nous sommes entrés, le 9 juin, dans une crise politique qui rappelle à de nombreux égards celles traversées par la IVe République ou certains régimes parlementaires. L’échec de la IVe n’est pas imputable à ses institutions, qui sont assez similaires à celles des autres régimes parlementaires européens, mais au contexte politique. Entre 1946 et 1958, on pouvait presque considérer que la moitié de l’électorat était exclue de la vie démocratique puisque le Parti Communiste français, "premier parti de France" qui réunissait plus d'un quart des suffrages, était tenu à l’écart au motif des soupçons de vassalité soviétique qui pesaient sur lui et que les gaullistes, qui représentaient durant cette période entre 15 et 20 % de l’électorat, refusaient, eux, de céder à la "politique partisane" honnie par le Général et s’opposaient par principe à toute stratégie d’alliance. Les partis centristes étaient donc contraint à des alliances "de la carpe et du lapin" qui rendaient le pays difficilement gouvernable. De même, aujourd’hui, l’on peine à envisager comment des majorités stables pourraient tenir sans inclure le RN ou LFI. Tout autant que les nouvelles institutions, c’est l’intégration des gaullistes en 1958, puis des communistes en 1972 qui a stabilisé le jeu parlementaire sous la Ve République. 

Dans ce cadre, faut-il réformer la Constitution, soit vers un type plus parlementaire qui rappellerait la IVe République, soit vers une VIe mettant en avant plus de démocratie directe ? Quels que soient la réponse apportée à cette question et le bien fondé éventuel d’une telle réforme, elle ne suffirait pas à résoudre une crise politique qui n’est pas, à proprement parler, une crise institutionnelle. Des États-Unis à la Pologne, du Portugal à la Suède, les démocraties connaissent elles aussi une crise politique, malgré la diversité de leur organisation institutionnelle : crise de l'espace public et de la réduction de l’espace des alliances politiques, crise des classes moyennes, qui sont un facteur de stabilisation politique… Les institutions sont une variable, et la Ve n’est pas parfaite, mais il faut éviter de penser qu’une réforme résoudra les problèmes de fond.

En matière institutionnelle il y aurait des adaptations à apporter au mode de scrutin. Le mode de scrutin actuel joue la politique à quitte ou double puisque la majorité absolue peut être obtenue avec seulement 35 % des voix. Si l’on voulait changer le mode de scrutin, une loi ordinaire, sans modification de la Constitution, serait possible. Elle pourrait offrir une solution à la balkanisation que connaît notre vie politique en forçant à des alliances, en prévoyant des primes majoritaires et en permettant une "re-parlementarisation" du régime qui offre une meilleure représentativité des électeurs. L’exemple allemand est instructif : en moyenne, 50 % des électeurs allemands ont voté pour l’un des membres de la coalition. On y connaît pour cette raison une meilleure adhésion aux politiques publiques. En s’engageant, les partis engagent la confiance que leurs électeurs leur a accordée ; obligeant la coalition mais aussi induisant une critique moins vive et plus regardante des électeurs en question.

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