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Note
Mars 2022

Géopolitique et technologie :
le tournant de la stratégie européenne

Auteur
Mathieu Duchâtel
Directeur des Études internationales, Expert Résident

Mathieu Duchâtel est le directeur des études internationales de l’Institut Montaigne. Ses travaux portent notamment sur la sécurité économique et sur les questions stratégiques en Asie orientale. Mathieu Duchâtel est docteur en science politique de Sciences Po.

Un contexte de compétition pour la suprématie technologique

L’invasion de l’Ukraine en ce début d’année 2022 souligne l’importance cruciale de la géopolitique dans les choix de politiques publiques relatifs à l’avenir de notre puissance technologique. La crise du Covid-19 avait déjà levé le voile sur les vulnérabilités des chaînes d’approvisionnement internationales. Le retour de la guerre en Europe jette une lumière encore plus crue sur cette réalité. La Russie a les moyens de riposter aux sanctions européennes en jouant sur l’accès aux gaz rares et au palladium produits sur son sol et en Ukraine, des éléments indispensables au bon fonctionnement de toute la chaîne de valeur des semi-conducteurs. L’exemple est frappant, mais le problème de l’Europe va au-delà de l’industrie des semi-conducteurs. Comment mener des politiques de résilience industrielle et de contrôle des transferts de technologie à la hauteur de risques géopolitiques de cette nature ? 

L’Europe est contrainte d’agir dans le cadre de la rivalité sino-américaine. Elle affine sa boîte à outils défensive, pour se prémunir contre les captations de technologie, par la Chine mais aussi par d’autres. Elle est aussi amenée à s’ajuster aux décisions prises par les États-Unis pour priver la Chine de l’accès à certaines technologies. C’est, le plus souvent, le résultat d’un diagnostic transatlantique partagé sur les intentions et le mode opératoire de la Chine. Mais cet ajustement européen est parfois subi, puisque la portée extraterritoriale de certaines décisions américaines frappe régulièrement les industriels européens dans des secteurs comme l’aéronautique ou l’électronique de pointe. 

Dans le même temps, le contrôle sur les transferts de technologie connaît d’importantes transformations. Comment suivre le rythme de l'innovation accélérée émanant du secteur privé ? Le défi est de taille pour les autorités de contrôle. En Europe, aux États-Unis et au Japon, celles-ci ne cessent de renforcer leurs dispositifs défensifs, tout en élargissant leur domaine d’application. 

Enfin, contrôles et politiques industrielles sont de plus en plus mis à profit par certains États en tant qu’instruments de compétitivité internationale. Pour une Europe habituée à miser sur les mécanismes de marché et sur l’ouverture, s’ajuster à ces nouvelles réalités est vital. D’autant que la préférence quasi existentielle de l’Europe pour la diplomatie multilatérale se heurte, sur ces dossiers technologiques, à une tendance internationale au retour à la bipolarité et aux logiques de blocs.

Deux notes, pour deux phénomènes majeurs

La réflexion sur l’Europe en tant que puissance technologique, qui refait aujourd’hui surface au sein de l’Union européenne (UE) dans cet environnement international incertain, est de deux ordres. Il s’agit d’abord d’adopter une approche dite offensive (ou promote), visant à promouvoir les forces industrielles existantes et à garantir leur place dans des marchés mondiaux très compétitifs, où l’innovation est vitale. Mais l’Europe doit aussi s’assurer que ces forces et cette capacité à innover ne soient pas récupérées par des États souhaitant bénéficier de ces technologies et de les mettre à profit à des fins militaires ; c’est la seconde approche, dite défensive (ou protect)

Ces deux notes, publiées simultanément, offrent chacune un éclairage sur un de ces deux volets, au service d’une réflexion plus large sur l’Europe dans la compétition technologique internationale. La première s’intéresse au retour progressif en Europe de la notion de politique industrielle en soutien aux entreprises européennes du secteur des semi-conducteurs, sous l’effet d’une prise de conscience quant au caractère stratégique de ces composants aux fondements de l’électronique d’aujourd’hui et de demain. La seconde est consacrée à l’enjeu des transferts de technologie et aux moyens que se donne l’UE pour lutter contre l’acquisition abusive de technologies européennes, notamment par la Chine. 

Ces travaux sont le fruit d’une analyse des instruments de politiques publiques dont s’est récemment dotée l’UE, d’entretiens menés avec des représentants de la Commission européenne et des industriels, et d’une observation approfondie et comparative des efforts menés par d’autres pays, en particulier les États-Unis et le Japon. Car l’Europe évolue dans un contexte international complexe où ses initiatives dans le domaine sont aussi contraintes par celles des autres puissances dans la course. 

Le "tournant étatiste" européen

Les initiatives prises par l’Union européenne en soutien à son industrie des semi-conducteurs comme en matière de restrictions aux transferts de technologie ne visent pas spécifiquement la compétition industrielle venue de Chine ou ses pratiques de vol technologique. Les outils européens ne sont en effet pas dirigés contre un pays en particulier. Mais la montée en puissance du capitalisme d’État chinois, ses objectifs clairs de suprématie et la rivalité sino-américaine dans le domaine technologique sont loin d’être étrangers au réveil européen. 

Il convient de mettre au crédit de l’UE le perfectionnement de sa boîte à outils défensive et la voie qu’elle choisit aujourd’hui vers un assouplissement des contraintes qui encadraient jusqu’alors l’intervention publique en soutien à l’industrie des semi-conducteurs. Les deux publications saluent ainsi la direction nouvelle prise par l’Europe, qui tranche avec son ADN libéral, celui d’une foi quasi religieuse dans les bienfaits du libre-échange et du marché unique. 

Les vulnérabilités de l’industrie européenne des semi-conducteurs sont néanmoins réelles, et le système européen de contrôles des transferts de technologie présente encore des failles. Pour l’auteur, il s’agit aujourd’hui de pousser la nouvelle logique européenne un cran plus loin. Pour que l’Europe soit capable d’absorber les chocs à venir et de préserver son patrimoine technologique, ces deux travaux avancent des propositions concrètes conçues pour renforcer les dispositifs européens existants et s’inspirer des mesures prises par d’autres puissances, tout en coopérant davantage avec certaines lorsque la coopération peut être féconde. 

Semi-conducteurs : le retour de la politique industrielle en Europe

L’Institut Montaigne avait, dans le cadre de la note Semi-conducteurs : la quête de la Chine publiée par Mathieu Duchâtel en janvier 2021, mis en avant le caractère incontournable des semi-conducteurs, ces matériaux aussi microscopiques qu’omniprésents dans nos téléphones, ordinateurs, voitures tout comme dans les missiles balistiques et d’autres secteurs de pointe (vidéo disponible à ce lien). L’Institut pousse la réflexion plus loin encore avec la publication de Semi-conducteurs : le retour de la politique industrielle en Europe. 

Le secteur des semi-conducteurs offre un point d’entrée analytique sur les instruments européens de politique industrielle et le rôle qu’ils peuvent jouer pour que l’Europe relève les défis internationaux qui peuvent entraver sa compétitivité. Les industriels européens sont exposés à deux menaces principales. La chaîne d’approvisionnement mondiale peut aisément être bouleversée par des tendances géopolitiques mettant en péril leur résilience. Ensuite, les autres pays bien placés dans la chaîne de valeur des semi-conducteurs déploient aujourd’hui un soutien public massif qui soulève des enjeux de compétitivité pour l’industrie européenne. Heureusement, l’Europe n’est pas restée immobile : un certain nombre d’instruments européens (les Projets importants d'intérêt européen commun - IPCEI -, le Chips Act révélé par la Commission début février) récemment annoncés et les engagements financiers pris par l’UE (budget 2021-2027, Horizon Europe, Next Generation EU) pour soutenir le secteur témoignent d’un retour de la notion de politique industrielle. L’année 2022 sera déterminante pour l’avenir de l’industrie européenne des semi-conducteurs. 

Cette note s’appuie sur une étude comparative approfondie mettant en évidence les politiques industrielles et gouvernementales menées notamment par la Chine, la Corée, les États-Unis, le Japon et Taiwan, étude fournie par les équipes du Boston Consulting Group. Elle propose neuf recommandations répondant à trois objectifs cardinaux : le financement de l’écosystème européen des semi-conducteurs, le soutien à la recherche et à l’innovation, et l’appel à une approche résolument européenne de la question, dépassant les aspects de concurrence intra-européenne. 

Un résumé en français est disponible à ce lien

Transferts de technologie : mieux protéger l'Europe

L’Europe a pris conscience des méfaits de l’acquisition par la Chine de technologies européennes. Elle comprend que ses conséquences vont bien au-delà de la concurrence déloyale qui en découle en notre défaveur : il en va du positionnement de l’Europe face au projet chinois de suprématie stratégique, l’appétit de la Chine pour des technologies servant ses ambitions militaires n’étant plus à démontrer. Ce déclic est à l’origine d’un perfectionnement de la boîte à outils européenne, qu’il convient de saluer car il arme l’UE de mesures défensives visant, par le filtrage des investissements, le contrôle des exportations et l’encadrement de la coopération scientifique, à éviter que ces transferts de technologie vers la Chine ne perdurent. Mais le système européen demeure incomplet et présente des failles régulatoires dont la Chine profite encore. 

Cette note formule huit recommandations à même de renforcer la palette d’outils existants et plaide pour un cadre de coopération mieux équilibré avec les États-Unis et le Japon. 

Un résumé en français est disponible à ce lien

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