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18/05/2022

"Zéro Covid" en Chine : la vie humaine avant l’économie

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 François Godement
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Asie et États-Unis

Les jugements sur la gouvernance en Chine et sa politique économique suivent presque toujours des points de vue opposés. Souvent, ces deux points de vue sont tenus simultanément, soit à partir de données différentes, soit sur la foi d’interprétations divergentes des mêmes données. Parfois, le balancier penche dans un sens : c’est soit la reconnaissance du succès de la Chine, soit le pronostic de son échec à venir. Les exemples ne manquent pas. Pensons à la croissance chinoise, vue soit comme un miracle économique qui a hissé la Chine au rang d’"atelier du monde", soit au contraire comme un modèle économique non viable. De même, certains aperçoivent en Chine une gestion efficace de la société et saluent la manière inédite dont la pauvreté y a été largement éradiquée. D’autres y dénoncent un modèle inégalitaire rongé par la corruption et appuyé sur le système de contrôle le plus sophistiqué au monde. Il en est de même pour bien des jugements sectoriels : la Chine est actuellement le leader mondial des énergies renouvelables, tout en étant le plus grand émetteur de CO2, encore en hausse ces dernières années. Elle possède le plus grand vivier d’ingénieurs au monde et est devenue le premier déposant de brevets. Mais une grande partie de sa main-d'œuvre reste insuffisamment éduquée et formée, ce qui explique le ralentissement décennal de sa productivité.

Parfois, ces deux visions se succèdent l’une à l’autre au fil des cycles politiques et économiques : par exemple lorsque le Parti communiste chinois évolue vers une politique plus ouverte, ou lorsqu’il resserre son étau. Ou en fonction des oscillations répétées de la politique énergétique entre charbon et contrôle des émissions de CO2. Plus généralement, en période de boom économique, la Chine est perçue comme l’arbitre de l’économie mondiale. Lorsqu’une crise advient, on prédit assez facilement sa faillite imminente.

Les vagues successives de la pandémie du Covid sont une parfaite illustration de ces renversements d’opinion. L’analyse qui suit laisse de côté les débats sur l’origine du Covid-19. Ils présentent certes un grand intérêt politique et historique. Mais cela ne change rien aux problèmes que pose la pandémie depuis son essor. Ici aussi, deux points de vue se sont succédés concernant la gestion du coronavirus par le régime chinois.

Point de vue numéro un : l'endiguement par la Chine de la propagation des deux premiers grands variants, Alpha et Delta, est un succès inégalé. Nous étions parmi les premiers, dès avril 2020, à souligner que cette victoire initiale était attribuable à l’Asie orientale dans son ensemble (à laquelle on pourrait ajouter l’Australie). Il n’en demeure pas moins que ces autres États d'Asie orientale sont insulaires ou quasi insulaires (dans le cas de la Corée du Sud, la zone coréenne démilitarisée le long du 38e parallèle constitue une barrière efficace). Par ailleurs, aucun de ces pays n’a l’échelle de la population chinoise. À ce jour, par contre, l’Inde a enregistré plus de 524 000 décès, et une étude de l’OMS actuellement débattue avec les autorités indiennes évalue plutôt ce bilan à 4,7 millions. Le décompte officiel pour la Russie s’élève à 778 000 morts, un chiffre dont on peut penser qu’il est également sous-estimé. Les États-Unis ont franchi la barre du million de morts, et la France, dont le poids démographique équivaut à 5 % de la population chinoise, se rapproche quant à elle du seuil des 150 000 décès.

Les confinements mis en œuvre par la Chine sont plus radicaux que n’importe quelle décision prise dans d’autres sociétés pour répondre à la crise.

Le chiffre officiel communiqué par la Chine - moins de 5 000 morts avant la toute dernière vague Omicron - a souvent été accueilli avec scepticisme. Il ne fait aucun doute que le nombre de victimes dans l’épicentre de la première vague, la ville de Wuhan et la province du Hubei, a été sous-estimé pour des raisons politiques. Personne ne suggère pourtant que ce bilan aurait été minimisé par un facteur supérieur à dix. Plus généralement, les décès imputables à des épidémies comme la grippe ont traditionnellement tendance à être attribués en Chine à des causes médicales connexes ou sous-jacentes.

Et pourtant, aucune sous-estimation statistiquement importante n’a été rapportée. La Chine est l’un des pays les plus autoritaires en matière de tests obligatoires et d’isolation. Les confinements mis en œuvre par la Chine sont plus radicaux que n’importe quelle décision prise dans d’autres sociétés pour répondre à la crise.Cela suggère aussi qu’il y a eu moins de cas restés sous le radar en Chine, par rapport à des pays où les tests et les confinements ont été moins systématisés.

Il s’agit là d’un véritable succès - si l’on fait abstraction de la sévérité des méthodes restrictives et de la propagande ultérieure qui a attribué, peut-être imprudemment, la totalité de cette politique sanitaire à Xi Jinping.

On peut bien sûr critiquer le bilan des choix faits en Chine au regard des souffrances humaines et des restrictions à la liberté de circulation qu’ils ont engendrées. Jusqu’à l’arrivée du variant Omicron, ces critiques ne touchaient pas le domaine économique. Nos sociétés ont largement préservé leur liberté de mouvement au détriment d’un nombre de victimes qui, à ce jour, reste plus élevé que celui d’une épidémie sans fin de grippe. Et avant Omicron, elles ont également subi plus de pertes économiques que la Chine. Ces choix différents n’ont rien d’inédit. Les sociétés humaines sont amenées à faire des choix qui relèvent pour partie de considérations de santé publique, pour partie de considérations comportementales ou économiques. L’économiste chinois Li Daokui estime ainsi que la politique du zéro Covid a sauvé 4 millions de personnes en prolongeant l’espérance moyenne de vie de 10 jours. Mais il considère aussi qu’une hausse du PIB et du revenu des ménages conduit à une meilleure espérance de vie…

Le variant Omicron et sa forte contagiosité ont changé la donne, défiant jusqu’aux confinements les plus radicaux. Un deuxième point de vue s’est désormais diffusé, centré sur la dureté de la politique zéro Covid et en particulier l’isolement des cas contacts. Le fait que cette stratégie atteint désormais les classes supérieures et les expatriés vivant dans les plus grandes villes chinoises amplifie la résonance internationale de ces critiques.

Le variant Omicron et sa forte contagiosité ont changé la donne, défiant jusqu’aux confinements les plus radicaux.

Bien que l’on ait aujourd’hui tendance à considérer ce variant comme une grippe persistante, il est en réalité tout aussi dangereux que le variant Alpha pour les non-vaccinés, ceux qui ne le sont qu’en partie, les personnes âgées, et les plus vulnérables. La Chine paie aujourd’hui les failles des politiques qu'elle a menées, trop axées sur le confinement. Même sa victoire passée crée une vulnérabilité : n’ayant été pratiquement pas exposée au virus, la population chinoise n’a pas développé d’immunité naturelle (même si l’on peut débattre de la portée véritable de celle-ci). L'administration autoritaire de tests et de vaccins reposait essentiellement sur des règles d’accès aux magasins et restaurants, et aux transports. Or les personnes âgées, à partir de 80 ans en particulier, se déplacent peu et sont passées entre les mailles du filet. Malgré l'impressionnante quantité de vaccins produits en Chine (et en partie exportés), le schéma de vaccination y est considéré comme complet après deux injections seulement, et non trois. Selon une étude récente, l’efficacité des vaccins inactivés en Chine n’atteint un niveau comparable aux vaccins à ARN messager qu’avec trois doses, et non deux. La Chine n’a ni produit, ni importé des vaccins Pfizer-BioNTech : c’est la conséquence d’un pari sur la mise au point d’un vaccin chinois à ARN messager, de l’enjeu de la fierté nationale et de toute la propagande qui l’exalte en magnifiant les échecs étrangers. Mais est-il réaliste de croire que la Chine aurait pu produire de manière indépendante plus de doses que les 3 milliards de doses Pfizer distribuées dans le monde en 2021 ? L’Inde, par exemple, a-t-elle fait ce choix ?

Le pari fait par la Chine en mettant l’accent sur les tests et l’isolement a créé une dépendance au sentier : il y a un relatif déficit de vaccination, en particulier chez les personnes âgées. Comme d’autres économies émergentes, la Chine dispose de moins de lits d'hôpital, notamment en soins intensifs, que les pays les plus développés. Nous ne le savons que trop bien, ce problème ne peut être résolu du jour au lendemain, en raison de la nécessaire formation médicale qu’implique le fonctionnement de ces unités. Dit autrement, une vague d’Omicron de la même ampleur que celle qu’ont connue l’Europe et les États-Unis serait plus mortelle en Chine, en particulier dans les zones rurales du pays, celles où les populations âgées vivent encore principalement. Une modélisation récente évalue, en l’absence des mesures de confinement, l’impact de ce qu’aurait été la vague Omicron au printemps 2022 : 2,7 millions de cas nécessitant une admission en soins intensifs et 1,6 million de morts. À l’évidence, un taux plus élevé de vaccination complète allégerait le bilan, mais de combien ?

Les aspects politiques jouent aussi un rôle, autant que dans les démocraties : les dirigeants élus évaluent les inconvénients économiques et l’impopularité du confinement par rapport au niveau de victimes jugé "acceptable". La Chine a claironné l’exceptionnel succès de ses mesures d’endiguement du virus et l’a directement attribué à Xi Jinping.

Dans un système autoritaire, les décisions venant d’en haut ont aussi tendance à être accentuées au niveau local : les bureaucrates craignent d’être accusés de négligence ou qu’on leur reproche de "traîner les pieds". Il est bien évident que le contrôle extrême auquel sont soumis les opérateurs logistiques chinois - conducteurs de camions, livreurs, et tous les acteurs de la gig economy - a contribué à intensifier les ruptures d’approvisionnement. Comme la situation à Shanghai le prouve de manière spectaculaire, le rationnement et la distribution alimentaire à 25 millions de personnes est une tâche redoutable, même pour un appareil de mobilisation de masse comme celui du Parti communiste chinois. Il est clair aussi que l’adaptation de la politique d’isolement à l’industrie - avec une main-d'œuvre cantonnée sur place pour assurer la continuité de la production - ne peut être généralisée ni appliquée à long terme.

En lieu et place d’un pic d’Omicron, nous assistons donc au ralentissement massif de la production et de la logistique dans certains centres économiques clés du pays - à Shanghai et, dans une moindre mesure, dans bien d’autres régions. Ces répercussions auront des retentissements sur les chaînes d’approvisionnement mondiales, prouvant une fois de plus combien dépendre d’un fournisseur unique peut être dangereux. Par ailleurs, un renforcement général des mesures d’isolement, Pékin étant aujourd’hui au bord d’un confinement complet, dégrade mécaniquement le secteur des services et la consommation des ménages. L’impact sur la croissance du PIB était déjà sensible au premier trimestre : certains économistes chinois mettaient en doute la fiabilité du taux de croissance de 4.8 % pour le premier trimestre. En avril 2022, la chute de l’activité est bien plus prononcée dans tous les domaines, y compris les exportations.

Il a toutefois aussi été rapporté qu’environ 75 des 100 premières villes chinoises en termes d’activité économique ont commencé à assouplir ou même à supprimer les contrôles, alors que les nouveaux cas recensés à Shanghai et Pékin concernent presque exclusivement des personnes déjà placées en isolement. Dans l’hypothèse où cette tendance se confirmerait, le ralentissement économique pourrait être violent, mais bref. Le défi des chaînes d’approvisionnement persistera quant à lui plus longtemps.

Nul ne peut prédire l’échelle et la durée des vagues que suscitent les variants du Covid-19. Les dirigeants chinois sont logés à la même enseigne. Il s’ensuit qu’en raison à la fois des risques évoqués plus haut, et d’un risque réputationnel et politique, Xi Jinping et ses collègues ont décidé de s’en tenir à la stratégie la plus prudente en termes de préservation des vies humaines. Ce choix est aussi en accord avec leur obsession du risque géopolitique, et a incontestablement trait à la légitimité du régime. Même l’économie, et l’importance traditionnellement accordée aux exportations, sont passées au second plan. La stratégie chinoise de gestion du coronavirus est en en adéquation avec la priorité sécuritaire du Parti communiste chinois. Dans le cas présent, au nom du bien public. Il reste à savoir si ces mêmes dirigeants seront capables de changer de politique vaccinale, et dans quel délai.

 

Cet article a été originellement publié en anglais, le 9 mai 2022.

Copyright: Jade GAO / AFP

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