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05/01/2022

Xi Jinping et l’armée chinoise : la conquête de la loyauté

Xi Jinping et l’armée chinoise : la conquête de la loyauté
 Mathieu Duchâtel
Auteur
Directeur des Études Internationales et Expert Résident

L’Armée populaire de libération est-elle loyale à Xi Jinping ? La question peut paraître incongrue dans un système qui ne cesse d’insister sur la soumission de l’armée au Parti communiste. Mais le contrôle ne va pas de soi, et pour imposer le sien, Xi Jinping a déployé des efforts considérables de réorganisation et d’action disciplinaire. Son emprise sur l’APL semble aujourd’hui solide - un atout à l’heure des grandes manœuvres du 20ème Congrès du Parti. Cette première analyse ouvre la série "La Chine en 2022 : l’armée au cœur des enjeux", rédigée par le directeur de notre programme Asie, Mathieu Duchâtel. 

À l’approche d’un Congrès du Parti pour lui décisif, il est sans doute excessif d’affirmer que l’APL constitue pour Xi Jinping une base de soutien à son pouvoir. Il semble pourtant certain, à l’inverse, que cette institution, qu'il a considérablement remodelée en dix ans de pouvoir - et parfois malmenée -, se gardera bien de contester ses grandes orientations et ses choix de nomination. Président d’une Commission militaire centrale (CMC) réformée et resserrée sous son autorité, intronisé "commandant en chef du centre de commandement interarmées de la Commission militaire centrale" (中央军委联指总指挥) en 2016, Xi Jinping, dans le style autoritaire et vertical qui caractérise sa gouvernance, a imposé une centralisation sans concession et une pratique léniniste de la discipline, tout en maintenant des espaces de respiration. Il a multiplié les inspections et les discours pour asseoir sa vision, "s’efforcer de construire une armée du peuple aux ordres du Parti, capable de vaincre au combat, avec une éthique de travail de première classe" (努力建设一支听党指挥 能打胜仗 作风优良的人民军队), un slogan inscrit aujourd’hui sur les murs de nombreuses installations militaires. Le quasi doublement du budget officiel de la défense de la Chine entre 2012 et 2021, passé de 106 à 209 milliards de dollars sur cette période (soit 1,7 % de son PIB), lui offre des marges de manœuvre confortables. Revenons sur la chronologie qui a accompagné cet essor pendant les dix années de Xi au pouvoir, celle d’une refonte organisationnelle de l’APL et d’une lutte contre ses écarts.

Publiée à l’occasion du centenaire du Parti communiste, la résolution de novembre 2021 de son Comité central sur les "Réussites majeures et les accomplissements du Parti" souligne l’importance stratégique de l’armée, entendue au-delà de la défense de l’intégrité territoriale et de la souveraineté nationale. L’APL offre des "garanties de sécurité fiables pour les réformes, le développement et la stabilité" ; le Parti travaille sans relâche à la "loyauté politique des forces armées", une tâche pour laquelle il est "d’importance cruciale de maintenir le principe fondamental de leadership absolu du Parti sur l’armée". 

La résolution historique met en avant la réussite de Xi Jinping dans son entreprise de restauration de la discipline.

La résolution historique met en avant la réussite de Xi Jinping dans son entreprise de restauration de la discipline. Il est vrai que l’on mesure parfois mal combien les années Hu Jintao ont été marquées par la création d’un véritable fief de la part de certains généraux de l’APL - au point qu’il est probable, même si les preuves décisives manquent, que ces derniers aient tenté d’empêcher ou au moins de nuire à la prise de pouvoir de Xi, de concert avec les dirigeants purgés depuis (au premier plan desquels Bo Xilai et Zhou Yongkang).

Xi Jinping a profondément remodelé l’armée chinoise. Le retour à la discipline s’est appuyé sur une réforme organisationnelle de très grande ampleur, et sur une purge anti-corruption d’une violence proportionnelle à ce que certains cas extrêmes ont révélé sur les pratiques de détournement de fonds et d’achats de postes et de rangs qui ont longtemps sévi au sein de l’APL - et dont rien ne permet de conclure aujourd’hui qu’elles ont été complètement éradiquées depuis.

Comme pour d’autres politiques publiques, le 3ème plénum du 18ème Comité central, en novembre 2013, apparaît comme un tournant. Le communiqué final donne le feu vert politique à la transformation organisationnelle de l’APL, et aboutit à la création d’un "groupe dirigeant restreint pour l’approfondissement de la réforme de la défense nationale et de l’armée". 

En novembre 2014, Xi Jinping saisit l’occasion de l’anniversaire du discours prononcé par Mao Zedong à Gutian en 1929 devant des officiers de la toute jeune armée rouge sur le primat du politique sur l’armée, et sur l’importance d’éviter un "point de vue purement militaire" sur les questions stratégiques. De retour dans la province du Fujian 85 ans plus tard, Xi Jinping énonce devant 420 officiers les problèmes de discipline, liés selon lui à des faiblesses d’organisation mais aussi à des dérives personnelles. La réforme suit. Elle prend la forme d’une restructuration de l’ensemble des départements et des unités de l’APL sous l’autorité directe de la Commission militaire centrale.

Le contrôle politique est un enjeu crucial, mais ce n’est pas le seul - la réforme vise aussi à créer les conditions d’opérations interarmées dans une organisation traditionnellement cloisonnée et dominée culturellement par l’armée de terre.

Le contrôle politique est un enjeu crucial, mais ce n’est pas le seul.

En 2012, l’arrestation du général Gu Junshan, directeur adjoint du département de la logistique de l’APL, sonne la charge avant même le 18ème Congrès du Parti, celui qui sacre Xi Jinping. Les niveaux d’enrichissement personnel et certains détails de l’affaire donnent le tournis. Les biens mal acquis autour du général Gu dépasseraient le milliard de dollars. Son passage à la tête du département de la construction des infrastructures de l’APL semble avoir été particulièrement lucratif. Gu Junshan avait pour habitude, lorsqu’il demandait une faveur ou en rendait une, de confier en mains propres les clefs d’une Mercedes préalablement lestée de lingots d’or. Avant son arrestation, la dernière affaire de grande ampleur remontait à 2006, lorsque le commandant en chef adjoint de la marine Wang Shouye avait été démis de ses fonctions - une preuve de la paralysie du pouvoir politique pendant les années Hu Jintao, qui n’avait pu empêcher l’émergence d’un système de clientélisme pyramidal que certains généraux contrôlaient à son sommet.

La purge qui s’ensuit a été décrite par Le Quotidien du Peuple comme un effort pour "racler le poison hors des os" (刮骨疗毒, un terme que ce même quotidien emploie aujourd’hui pour parler de l’éradication des influences étrangères dans le système éducatif de Hong Kong). Elle culmine en 2015/2016 lorsqu’elle atteint enfin les généraux Xu Caihou et Guo Boxiong, vice-présidents de la Commission militaire centrale sous Hu Jintao. Un effet boule de neige se produit ; Xu Caihou était le protecteur de Gu Junshan, et l’arrestation des deux généraux débouche sur de nouvelles enquêtes. Au total, ce sont 70 officiers généraux qui sont tombés pour corruption depuis 2012, et il est fait état de près de 13 000 cas individuels de mesures disciplinaires, à tous les niveaux de l’armée. Des chiffres impressionnants, mais à mettre en perspective puisque l’APL compte 2 millions de militaires. 

Le moment crucial d’établissement par Xi Jinping de son contrôle sur l’APL est désormais derrière elle.

La campagne continue aujourd’hui, à un rythme moins effréné, mais avec un rayon d’action plus large. En 2021, l’action disciplinaire a ainsi touché l’industrie d’armement, avec de nouveaux cas de corruption de très haut niveau au sein de l’entreprise d’armement Norinco, la construction navale et le secteur nucléaire. Par rapport au premier mandat de Xi Jinping, elle semble être dans une phase de normalité administrative.

Le moment crucial d’établissement par Xi Jinping de son contrôle sur l’APL est désormais derrière elle.

Sous l’angle du contrôle politique, la lutte anti-corruption est en théorie une arme à double tranchant. Elle fait des perdants et des gagnants. Le système d’achats de postes et les commissions liées aux grands projets d’armement et de construction ont assuré l’enrichissement de nombreux officiers. Une Commission d’inspection et de discipline puissante, sous l’autorité directe de la CMC, met de nombreux intérêts en danger et ouvre la voie à de possibles luttes de pouvoir fondées sur la dénonciation. L’imposition par le haut d’une culture d’austérité, les trajectoires brisées d’officiers qui concevaient leur propre corruption comme une pratique normale de survie dans le système, ne font pas que des heureux. Mais elles en font aussi, car un système de promotion fondé sur la vente de rangs génère de l’injustice. 

Si elle a bien visé à promouvoir une "éthique de travail de première classe", la campagne anti-corruption n’en a pas moins épargné la plus haute sphère de l’APL. Aucun officier général en poste à la CMC ni dans des fonctions de commandement des théâtres régionaux n’a été incriminé. L’action disciplinaire s’est concentrée sur les adjoints et les dirigeants partis à la retraite, ce qui suggère une intention de préserver un système d’autorité et de légitimité. Les arrestations d’officiers supérieurs et de généraux se sont, au moins pour moitié, concentrées sur le réseau de pouvoir construit par Xu Caihou et Guo Boxiong, avec une concentration de la purge sur les systèmes de la logistique et de la guerre politique - que les deux généraux pilotaient de la CMC - afin de le démanteler, et "d’exterminer leur influence", comme annoncé par Xi Jinping à la conférence de Gutian.

La puissance accumulée par les généraux Xu et Guo, installés à la CMC en 1999 par Jiang Zemin pour y conserver sa propre influence (et à l’origine, son propre poste, empêchant ainsi une transition complète vers Hu Jintao), était paralysante pour la gouvernance en Chine. Mais cette époque est révolue.

À l’heure du 20ème Congrès, l’APL ne semble plus un obstacle en mesure de limiter les ambitions de Xi Jinping. De sa position à la tête de la CMC, ce dernier renouvelle le haut commandement de l’APL et crée son réseau. Entre décembre 2020 et septembre 2021, il a ainsi nommé 13 généraux/amiraux (trois étoiles, le rang le plus élevé dans l’APL), soit plus de 30 % des généraux en service actif à la fin de l’année 2021. Le renouvellement de la CMC sera aussi l’occasion de consolider une nouvelle fois son emprise sur l’APL. Les six postes au sein de l’instance dirigeante suprême sont à pourvoir, et aucune règle institutionnelle précise n’existe pour choisir les généraux qui y siègeront. En outre, l’importante représentation de l’APL au sein du Comité central du Parti (20 % du 19e Comité Central, soit 41 membres sur 204) permet de manière statutaire au Secrétaire général du Parti, en sa qualité de Président de la Commission militaire centrale, de disposer au sein du Comité central d’un appui solide pour décourager les oppositions à son agenda. Dans ces conditions, il est très improbable qu’elle puisse se constituer en groupe d’intérêt distinct des préférences de la direction du Parti pour lui imposer des choix en matière de politique étrangère et de sécurité. 

 

Copyright : Greg Baker / AFP

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