Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
14/06/2019

Vu de Chine : contrôle et normes sociales

Partie 2

Imprimer
PARTAGER
Vu de Chine : contrôle et normes sociales
 Gilles Babinet
Ancien conseiller sur les questions numériques

La Chine est l’un des pays dans lesquels la capacité du gouvernement à contrôler par la technologie est la plus développée. Si, depuis l’Europe, nous observons ces avancées d’un mauvais oeil, notamment du fait de leur aspect liberticide, la situation est différente vue depuis ce pays d’1,38 milliard d’habitants. De retour d’un voyage en Chine, Gilles Babinet, conseiller numérique de l’Institut Montaigne, nous livre son analyse.

L'évolution de la Chine est tellement rapide qu’y revenir après ne serait-ce que quelques années offre l'assurance de découvrir un pays presque totalement nouveau. Plus encore qu’il y a seulement quatre ans, Pékin surprend par ses progrès notoires. Les arbres déjà matures plantés par centaines de milliers ont encore grandi et la ville s’est considérablement verdie ; la disparition totale des scooters à explosion, remplacés par des modèles électriques, réduit sensiblement le bruit urbain et le nombre comme la longueur des couloirs réservés aux transports doux (vélos et scooters électriques) n’ont rien à envier aux villes les plus "hipsterisées", comme Paris ou Amsterdam. Il est difficile en revanche de ne pas noter le retour des affiches de propagande du Parti communiste, que le non-sinophone ne saurait comprendre, mais dont les injonctions générales ne font guère de doute.

Retour vers le futur

Si l'écart de niveau de vie entre la campagne et la ville est probablement beaucoup plus marqué qu'en Europe (plus de la moitié de la population vit encore dans le monde rural), les grandes métropoles ressemblent de plus en plus à celles du reste du monde et l'on y vit de la même façon, liberté de ton incluse, à l'exception des sujets de nature principalement politique bien entendu. Mais la grande différence se situe sur le plan technologique.

Les grandes métropoles ressemblent de plus en plus à celles du reste du monde et l'on y vit de la même façon, liberté de ton incluse, à l'exception des sujets de nature principalement politique bien entendu.

À tout visiteur qui arriverait en Chine, il sera vivement recommandé - outre d’installer un VPN pour continuer à utiliser ses services traditionnels tels que Google, lire Le Monde, etc. - de se créer un compte sur WeChat, couteau suisse numérique chinois permettant de payer, de commander un taxi (sensiblement plus rapidement qu’un VTC en France), de lire un menu dans un restaurant, de se localiser, et une infinité d’autres services. La plateforme WeChat est un écosystème profond en elle-même, presque à l’instar de ce qu’est l’AppStore d’Apple ou le PlayStore de Google. 

Au delà de cette application, des tas de petits usages de la vie courante sont révolutionnés par le numérique et l’intelligence artificielle. Retirer de l'argent au distributeur avec son visage comme seul identifiant, passer dans une clinique sans personnel autre que d'accueil, aller au supermarché sans croiser de caissière, rentrer à la Cité interdite avec un passeport uniquement (et un billet réservé par un tiers sur WeChat), discuter avec un chauffeur de taxi grâce à une application de traduction vocale simultanée... Voici quelques unes des péripéties technologiques auxquelles peut être confronté le visiteur de la Chine contemporaine. Certes, celles-ci ne sont pas encore généralisées, mais la vitesse des déploiements est telle qu’on imagine sans peine ce qu’il pourrait en être d’ici peu.

Le Social Rating

Chacun aura à l’esprit les articles généralement effrayants que l’on a pu lire sur cette technologie de reconnaissance faciale connectée à une immense base de données nationale et permettant de sanctionner les auteurs d’actes délictueux en tous genres : traverser au feu rouge, jeter son paquet de cigarettes sur le trottoir, etc. Ceux qui s'aventurent sur les passages piétons lorsque le feu est rouge ne sont pas arrivés de l'autre côté de la rue qu'ils ont déjà reçu une amende de 10 rmb (1,2€) via leur application WeChat - cette fonctionnalité n'étant pour l'instant "disponible" que sur certains carrefours, principalement dans les villes les plus modernes, comme Shenzhen. Il est cependant difficile de ne pas imaginer qu’elle soit destinée à se généraliser dans les années à venir.

Le même principe fonctionne également en ligne pour ceux qui s’exprimeraient un peu trop ouvertement sur les réseaux sociaux par exemple. Les sanctions vont d’un rappel à l’ordre à des restrictions plus sérieuses des libertés. À noter que la notion d’anonymat ou même de pseudonymat n’existe tout simplement pas en Chine : il est impossible de s’inscrire sur WeChat sans suivre un parcours complexe d’identifiant par les pairs, qui imposera de se dévoiler dès que l’on souhaitera utiliser l’ensemble des fonctionnalités de ce service. 

Si le sujet du Social Rating fait couler beaucoup d’encre dans les pays occidentaux, il est très largement accepté en Chine.

Si le sujet du Social Rating fait couler beaucoup d’encre dans les pays occidentaux, il est très largement accepté en Chine ; reste qu’il est difficile d'avoir une image précise de l'impact au quotidien de cette technologie sur les libertés publiques. Car si les limitations de libertés sont incontestables, l’idée d’une société policée, où chacun devrait faire attention à ses moindres gestes, est immédiatement démentie par la façon toujours aussi joyeusement latine avec laquelle les gens se meuvent en ville, traversant lorsque c'est rouge pour les piétons, coupant allègrement les files dans les queues, etc. Il est manifeste que la peur d’un contrôle fort des faits et gestes des Chinois par les autorités n’a pas - encore - contaminé l’ensemble des actes de la vie quotidienne de ces derniers.

Un contrôle défendu par les universitaires chinois

On est donc frappé par les plaidoyers défendant cette technologie, y compris au sein des milieux universitaires ou plus largement intellectuels. L'argument partagé par tous est la nécessité de créer un niveau élevé d'efficacité sociale dans un pays de 1.5 milliard d’habitants. S'il est généralement admis comme étant regrettable que des discriminations puissent être effectuées sur une base politique, il est en revanche jugé nécessaire que ces coupeurs de file, ces cyclistes peu respectueux du code de la route ou encore ces indélicats se débarrassant en pleine rue de leurs mégots de cigarettes et déchets soient sanctionnés. 

Il semble difficile de connaître la réalité de cette technologie depuis l’Europe, les articles parus dans la presse occidentale étant généralement contestés par les Chinois rencontrés. En pratique, les sanctions les plus fortes consisteraient pour l'instant à interdir l'achat de billets d'avion (a priori sur les vols intérieurs) ou d'accéder à certains services publics dits secondaires (assistance lors des déclarations administratives, etc.). A contrario, les citoyens avec des notes élevées de social rating disposeraient de coupes-files et autres avantages. Reste que le profilage à des fins politiques touche probablement un grand nombre d'individus : un article de The Economist évoquait le chiffre de 5 millions de personnes discriminées sur une base politique, dont beaucoup sont issus de la minorité ethnique ouïghoure, démontrant en soi que seuls les démocraties avancées pourraient en faire usage d'une façon raisonnée.

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne