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02/06/2021

Vivre au temps du télétravail : un phénomène qui ne se cantonne pas à la maison

Vivre au temps du télétravail : un phénomène qui ne se cantonne pas à la maison
 Laëtitia Vitaud
Auteur
Présidente de Cadre Noir Ltd

Hôtels, restaurants, cafés, bureaux externes, espaces de coworking ou encore cabane au fond de son jardin… Voilà comment les travailleurs échappent aujourd’hui à la familiarité de leur "chez soi". La tendance du "Working From Near Home" (WFNH), soit le télétravail de proximité, est devenue indispensable pour beaucoup depuis le Covid-19. Dans ce deuxième volet de la série sur le télétravail au temps du Covid-19, Laëtitia Vitaud, auteure du livre Du Labeur à l'ouvrage (Calmann-Lévy, 2019), présidente de Cadre Noir Ltd et enseignante à Sciences Po et Paris Dauphine, nous livre son analyse. 

La période de pandémie a braqué les projecteurs sur la sphère domestique. C’est une bonne chose ! On a parlé davantage des inégalités femmes-hommes face aux corvées domestiques et à la parentalité. Il a été aussi question des inégalités d’accès à la "chambre à soi" dont parlait déjà Virginia Woolf. D’après l’INED, en moyenne, seule une femme sur quatre disposait en 2020 d’une pièce à part pour télétravailler, contre plus de 40 % des hommes. Certains, enfin, ont mis en avant le sujet de l’ergonomie du poste de travail à la maison et les problèmes de santé engendrés par le travail domestique. On ne saurait trop le répéter : le domicile est un lieu de travail essentiel qui mérite d’être pensé par les organisations.

Mais nous aurions tort de résumer le télétravail au travail à domicile. Les confinements de la crise sanitaire ont entretenu cette confusion : privés de toute possibilité de sortir pour travailler, ceux qui pouvaient télétravailler ont fait du domicile leur bureau. La difficulté est que l’on a attribué au télétravail les problèmes du confinement : l’isolement, l’enfermement, les difficultés de concentration, la charge mentale associée aux tâches ménagères, et les enfants dans les pattes sont liés au télétravail domestique, et non au télétravail en général ! 

Il faut dire que le télétravail peut prendre des formes diverses, sans même parler des multiples hybridations possibles. Les Britanniques et les Américains utilisent d’ailleurs plusieurs expressions pour éviter les confusions : working for home (WFH), remote work et flexible work.

Le télétravail peut prendre des formes diverses, sans même parler des multiples hybridations possibles.

Pour les parents de jeunes enfants (même si ceux-ci sont gardés par quelqu’un d’autre), les fées du logis qui veillent à tout instant à la propreté et au bon ordre, ou encore les personnes habitant à plusieurs dans un logement exigu, ce n’est qu’en quittant le domicile que l’on peut enfin parvenir au niveau de concentration nécessaire au travail créatif.

Dans un bel article du New Yorker consacré au phénomène du télétravail à proximité du domicile, Cal Newport - auteur d’un livre à succès intitulé Deep Work (2016) - explique que de nombreux travailleurs créatifs cherchent la concentration en dehors de la maison : au café, dans un bureau externe, une cabane, un espace de coworking ou encore dans une chambre d’hôtel. Selon lui, on peut faire l’économie des trajets pendulaires sans pour autant rester coincé à domicile. Il appelle cela Working From Near Home (WFNH). Les "bureaux de proximité" sont une tendance forte sur laquelle il faudra compter.

Depuis longtemps, de nombreux écrivains pratiquent le télétravail de proximité. "Je ne veux rien avoir à faire à l’intérieur du domicile", aurait confié Maya Angelou, qui avait l’habitude de travailler à l’hôtel. Roald Dahl, comme Virginia Woolf, avaient, eux, installé une cabane au fond de leur jardin pour se réfugier dans un cocon créatif bien séparé des prosaïques soucis domestiques.

On peut faire l’économie des trajets pendulaires sans pour autant rester coincé à domicile.

"La maison est remplie de familier, et le familier capte notre attention, déstabilise la subtile danse neuronale nécessaire pour penser clairement. Lorsque nous passons devant le panier à linge à l'extérieur de notre bureau domestique (c'est-à-dire notre chambre à coucher), notre cerveau se branche sur les sujets domestiques, même si nous aimerions rester concentrés sur nos e-mails ou sur une réunion Zoom à venir" explique Newport.

Il existe au moins quatre expressions du télétravail de proximité qui illustrent cette tendance :

  1. Le café est un lieu de travail en croissance : avec la réouverture des terrasses en France en mai 2021 après des mois de couvre-feu et confinements successifs, de nombreux travailleurs ont exprimé leur joie de pouvoir à nouveau profiter de ce qui représente l’un des "tiers lieux" les plus appréciés. Les créatifs le savent : les capacités de concentration peuvent être aiguisées par un bruit de fond, pourvu que celui-ci émane d’inconnus. En revanche, les conversations de personnes familières (celles avec qui on partage son domicile) sont perturbantes. Le café est donc habituellement un lieu de travail pour les freelances. Cela explique pourquoi des offres hybrides (mi-coworking, mi-café) se sont multipliées dans les grandes villes. On y paye le temps qu’on y reste plutôt que le nombre de cafés consommés.
     
  2. Les cabanes et autres bureaux externes ont la cote : à l’image des écrivains, de nombreux télétravailleurs se sont aménagé une pièce à part, une cabane ou une caravane pour y travailler tranquillement. C’est loin d’être anecdotique. Un article de The Economist braquait les projecteurs sur le boom des sheds en Grande-Bretagne : "dans tous les jardins du pays, dans les villes et les banlieues, les gens construisent des cabanes [...] Les structures que l'on construit actuellement sont souvent destinées au travail [...] [leurs] ventes globales ont augmenté de 113 % entre 2019 et 2020." Quand ce n’est pas pour la construction d’une cabane, les artisans du monde entier sont accaparés de demandes concernant l’aménagement d’un bureau séparé dont les formes sont multiples.
     
  3. Les chambres d’hôtel louées à la journée sont une tendance forte pour les acteurs de l’hôtellerie : louer une chambre à la journée a longtemps été pour d’autres activités que le travail. Mais alors que toutes les études montrent une baisse de l’activité sexuelle chez les jeunes adultes, les hôtels ont compris que leur avenir commercial était aux bureaux privés. Les millennials y trouvent du plaisir à travailler en toute tranquillité sur leurs tableaux Excel et autres fichiers Google Docs. "Depuis déjà quelques années, les bureaux privés, les salles d’étude et le coworking ont fait leur entrée dans le monde de l’hôtellerie. Aujourd’hui [...] les hôtels de Paris La Défense deviennent des espaces de travail. Les hôtels transforment leurs chambres en bureaux réservables à la journée" peut-on lire sur le site de Paris-La Défense.
     
  4. La crise sanitaire ne condamnera pas pour toujours les espaces de coworking : il est indéniable que de nombreux espaces de coworking ont souffert pendant la crise sanitaire. Certains ont fermé leurs portes définitivement. Mais la popularité de ces tiers-lieux n’en a pas moins augmenté avec les nouvelles formes de travail (dont le freelancing). Grâce à ces lieux, le télétravail n’est pas une condamnation à l’isolement puisqu’il permet au contraire la valorisation de collectifs différents. L’idée qu’il y a beaucoup à gagner à côtoyer au quotidien des personnes de secteurs différents - des amis, ou même des concurrents - a fait son chemin et influencé jusqu’à la conception des bureaux des grandes entreprises. Les mutations du coworking et de la location flexible d’espaces de travail de proximité doivent être au cœur de nos réflexions sur les espaces "hybrides" de demain.
     

Le télétravail transforme durablement le paysage urbain et se développe sur une multitude d’espaces divers dont les usages sont souvent hybrides (cafés, hôtels, domicile). Si l’expression "travail hybride" est à la mode dans les entreprises, il ne faudrait pas la limiter à une opposition binaire entre la maison et le bureau. Elle doit interroger l’organisation du travail, la place relative du travail concentré et de la sérendipité collective, l’articulation entre le travail marchand et le travail non-marchand, ainsi que la vie de quartier.

 

 

Copyright : STEPHEN MATUREN / AFP

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