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06/12/2022

Visite d’État d’Emmanuel Macron : Si Joe Biden veut parler à l’Europe, il doit parler à la France

Grand entretien avec Dominique Moïsi

Visite d’État d’Emmanuel Macron : Si Joe Biden veut parler à l’Europe, il doit parler à la France
 Dominique Moïsi
Conseiller Spécial - Géopolitique

Avant de s'intéresser à la visite elle-même, il est important de la situer dans le contexte plus vaste des relations franco-américaines. Le Président Macron est le premier à se rendre aux États-Unis pour une visite d'État depuis l'élection de Joe Biden. C'est d'ailleurs sa deuxième visite d'État comme Président de la République. Comment expliquer cette relation si particulière et privilégiée entre les deux pays ?

Plusieurs éléments permettent d’expliquer cette singularité française. Il y a d’abord une part de remords, sinon de compensation, par rapport à l’affaire des sous-marins AUKUS survenue il y a maintenant plus d’un an. Le Président Biden a mis l’accent à plusieurs reprises sur le fait que l’Amérique s’était mal comportée, sur le fond comme sur la forme. Mais plus important encore, cette visite traduit la volonté de Biden d’adresser un message à l’Europe. Et c’est bien la France qui incarne le plus l’Europe à ses yeux aujourd’hui, ne serait-ce que par défaut. Emmanuel Macron, par son "ancienneté", est en quelque sorte l’équivalent de ce qu’était Angela Merkel durant la présidence Obama. La Grande-Bretagne, pourtant partenaire et interlocuteur historique et privilégié des États-Unis, n’est plus en capacité d’incarner l’UE aux yeux des Américains depuis le Brexit. La Grande-Bretagne a par ailleurs donné des exemples récents et répétés d’instabilité politique particulièrement spectaculaires. Le chancelier allemand Olaf Scholz est, de son côté, un personnage un peu falot et neutre qui n’incarne pas - encore ? - ce que représentait la chancelière. Emmanuel Macron s’impose donc en Europe comme l’interlocuteur confirmé, par son ancienneté et sa compétence, il est ce que j'appellerais "un jeune vieux président". Si l’on veut parler à l’Europe il faut parler à la France.

Sur la visite elle-même, l'IRA et le protectionnisme figuraient en tête de l'ordre du jour. Les discussions entre les deux présidents ont-elles permis d'avancer dans le sens voulu par les Européens, soucieux de garantir la compétitivité de l'UE face aux mesures américaines ? La relation privilégiée évoquée plus haut a-t-elle "aidé" le président français ? Ou ces tentatives étaient-elles vaines ?

Je suis malheureusement tenté de souscrire à la deuxième hypothèse. Le "America First" n’est pas une singularité liée à l’ère Trump, qui se serait dissipée avec son départ. Dans le contexte actuel, sur le plan du protectionnisme économique, on voit bien une continuité entre les présidences de Donald Trump et de Joe Biden. Et je vois mal le président Biden faire des cadeaux à la France et aux Européens. Mais pour autant, il était impératif que le président Macron mette en avant ces sujets. Cette séquence m’évoque celle des Accords d’Oslo, où le président israelien Rabin maintenait qu’il fallait "négocier la paix comme si les terroristes n’existaient pas" et "lutter contre les terroristes comme si le processus de paix n’était pas poursuivi". On retrouve une forme de "en même temps" similaire chez le Président Macron, qui, dans le contexte de la guerre en Ukraine semble faire comme s’il fallait tout à la fois parler vrai sur la question du protectionnisme et adopter des positions tranchées sur le dossier de la guerre... Nous allons vers un monde plus protectionniste, le problème de l’Europe est qu’elle a été beaucoup trop longtemps faible et naïve.

L'adoption du Buy European Act supposerait une unité européenne qui, hélas, n’existe pas encore.

On doit désormais attendre de l’Europe qu’elle fasse davantage. S’agissant du Buy European Act, son adoption supposerait une unité européenne sur ces questions qui, hélas, n’existe pas ou pour le moins pas encore. C’est, me semble-t-il pour l’instant, un peu un vœu pieux. C’est une projection, on est au début d’un processus et non à son point d’arrivée.

La guerre en Ukraine était également au cœur des discussions. Joe Biden a évoqué un hypothétique contact avec Poutine si ce dernier envisageait de se retirer d'Ukraine. Une approche immédiatement balayée par Moscou. Un autre revers pour le président français ?

À Washington, Biden et Macron ont parlé d’une même voix sur les questions essentielles relatives à l’Ukraine et c’est là le point central. Ils ont tous les deux été fermes à l’égard de Poutine, et fermes dans leur soutien à Zelensky. Maintenant, sur la question de la négociation, les choses sont évidemment complexes : toutes les parties disent être prêtes à la paix, mais en réalité les positions sont trop éloignées les unes des autres pour permettre de l’envisager. Pour l'Ukraine, l’objectif est le retrait total des troupes russes du territoire ukrainien. Pour la Russie, la négociation ne commencera que si la communauté internationale accepte les conquêtes réalisées depuis le 24 février. Ces positions sont donc foncièrement incompatibles. Le conflit durera, avec un enlisement cet hiver, chacun se préparant à être plus forts au printemps. Il n’y a donc pas pour le moment de véritable espoir de négociation. Ce que dit le Président français, à savoir qu’il faut continuer à parler avec la Russie, constitue une position de principe. Mais c’est aussi le moyen de faire entendre la différence française. La question du nucléaire a été remise sur la table par les Russes, c’est un sujet trop grave pour interrompre le dialogue. Il faut replacer la posture française dans le jeu de puissance plus global qui se déroule sous nos yeux : avec une Turquie qui a réussi à s’imposer comme une sorte d’intermédiaire entre les deux pays, et grâce à qui les livraisons de céréales ont pu reprendre. Dans ce contexte, la France se tient à côté de l’Amérique, mais elle fait entendre sa petite différence par rapport aux États-Unis et à Ankara. Le fait que la majorité à la Chambre des représentants ait basculé, même de manière très faible, pourrait constituer un problème s’agissant du soutien américain à l’Ukraine. Il existe un risque que les Américains reprochent plus fortement encore aux Européens de ne pas prendre suffisamment leur part dans le soutien à l’Ukraine : depuis 10 mois, ils fournissent 90 % de l’aide militaire et pourraient exiger un rééquilibrage ! Les Républicains voudront peut-être pousser cette carte.

Manifestations en Chine, provocations répétées de la Corée du Nord, soulèvements en Iran... Les bouleversements géopolitiques se multiplient. Quelles positions conjointes les deux États peuvent-ils prendre à cet égard ? Sur l'Iran et la Chine, y a t il des divergences d'approche entre la France et les US ?

Les manifestations en Chine et les soulèvements en Iran renforcent l’approche globale de Joe Biden, selon laquelle il existe des Démocraties qui luttent contre les autoritarismes. Les deux exemples iranien et chinois montrent une forme d'affaiblissement de ces autoritarismes. L’échec de la Chine face au Covid fait écho à l’échec de la Russie en Ukraine et au phénomène pré révolutionnaire que l’on observe en Iran. Nous assistons à un rapprochement des démocraties face aux autoritarismes, dans un climat qui rappelle celui de la Guerre froide, au point que l’on puisse parler de climat de "pré Guerre froide".

Les manifestations en Chine et les soulèvements en Iran renforcent l’approche globale de Joe Biden, selon laquelle il existe des Démocraties qui luttent contre les autoritarismes.

Mais nos deux pays, les États-Unis comme la France, ont évolué. Sur l’Iran, en 2015 au moment de la signature des accords de Vienne, la France était sur une position beaucoup plus dure à l’égard de Téhéran, contrairement à Washington. François Hollande et Laurent Fabius voulaient davantage de fermeté et de spécificité à l’égard de l'Iran, alors que le Président Obama voulait un accord à tout prix. Aujourd’hui la situation a changé, les États-Unis et la France sont sur une position conjointe de fermeté et d’ouverture.

S’agissant de la Chine, il y a toujours des nuances significatives entre nos deux pays. Les États-Unis sont plus clairement sur une ligne dure, alors que les Européens ont toujours des difficultés à sortir de leur "naïveté" ou de leur "instinct mercantile". Pourtant progressivement, les Européens sortent de cette naïveté et se rapprochent des positions de fermeté de Washington. Mais les Européens ont toujours cette tentation très forte de poursuivre les échanges commerciaux avec Pékin. L’Allemagne notamment a du mal à intégrer cette nouvelle logique dans sa politique commerciale. Disons pour conclure, sans mettre les exemples iranien et chinois sur le même plan, que l’Europe et les États-Unis se sont rapprochés sur l'Iran mais que sur la Chine il existe encore des nuances significatives.

Que peut on dire sur la visite du Président Macron en Louisiane, la dimension culturelle qu'il a voulu lui donner ?

Emmanuel Macron a souhaité, pour la fin de cette visite d’État particulièrement marquée par les questions économiques et géopolitiques, mettre l’accent sur la dimension culturelle, le soft power français et la francophonie, et il a eu raison. Mais s’agissant de la francophonie, nous sommes aujourd’hui sur une position défensive, ça n’est pas un combat que nous sommes en train de gagner. Dans toute l’Afrique, au Maghreb, on sent bien que la position française est complexe. Peut-on, par la culture, essayer de rattraper les évolutions liées à une lecture négative du passé ? Une chose est certaine, de toute cette visite, il y a peu de chance que l’Histoire retienne le passage en Louisiane et les références à la francophonie.

Nos deux pays sont donc fondamentalement et structurellement concurrents en termes d’universalisme.

Paris, c’est l’allié qui claque la porte de l’Otan en 1966 ou qui dit "non" à l’invasion de l’Irak en 2003. Quels sont les plus gros sujets de discorde dans la relation bilatérale ? Voyez-vous une division accrue se creuser comme l’a montré l’épisode diplomatique AUKUS ?

N’oublions pas que le point de départ pour comprendre la relation franco-américaine reste la rivalité entre deux pays qui mettent chacun en avant leur processus révolutionnaire et leur universalisme respectif. Les Américains se targuent d’avoir fait leur révolution avant la révolution française. Les Français de leur côté maintiennent que la révolution américaine est toute entière nourrie des idéaux et d’une philosophie française, et qu’elle n’aurait jamais pu exister sans elle. Quand la France était la "Grande nation", l’Amérique n’était encore qu’une jeune république et une petite puissance. Progressivement, la grande nation est devenue puissance moyenne, et la petite nation, l’Amérique, est devenue une superpuissance. Nos deux pays sont donc fondamentalement et structurellement concurrents en termes d’universalisme. Et l’histoire a fait de l’Amérique l'empire qui s’est constitué le plus rapidement, et qui a montré l’évolution "en négatif" pour aussi dire de la France, et plus globalement de l’Europe.

Pour conclure quels sujets clés faut-il suivre dans les mois qui viennent et quelles évolutions peut-on attendre suite à cette visite d’État ?

Le sujet clé reste l’Ukraine, et l’on sent bien qu’en France même, certaines tensions se font jour. Elles viennent notamment d’une partie de la droite la plus extrême, qui affirme que la France n’a pas les mêmes buts de guerre que les États-Unis, que nous n’avons pas vocation à nous perdre dans une guerre américaine, ou encore que l’heure de négocier est venue, et que les torts sont partagés. On sent bien qu’il y a là la tentation d’une partie de la classe politique française de prendre ses distances avec la politique d’Emmanuel Macron. Si l’hiver est rude, avec la crise économique, énergétique, les coupures de courant.. la tension sera plus grande encore. L’essentiel est donc de maintenir entre Paris et Washington une vision commune et ferme : celle d’un engagement total aux côtés de l’Ukraine. C’est le dossier prioritaire des mois à venir. Et dans ce contexte, je ne vois pas de division à venir entre la France et les États-Unis. Disons que "grâce" à Poutine et Xi Jinping nous n’allons pas dans la direction d’une division accrue, mais plutôt d’un rapprochement. Cela ne signifie pas que les rivalités vont disparaître pour autant. Plus que jamais, les États-Unis sont notre allié stratégique, ce qui ne les empêche pas de rester aussi notre rivale systémique sur le plan économique.
 

Copyright : Ludovic MARIN / AFP.

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