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24/09/2018

Syrie : offensive sur Idlib suspendue, un avion russe abattu dans le ciel syrien

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Syrie : offensive sur Idlib suspendue, un avion russe abattu dans le ciel syrien
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Le 17 septembre, à Sotchi, après quatre heures d’entretiens, le président Poutine et son homologue turc, M. Erdogan, annonçaient qu’ils s’étaient mis d’accord pour éviter l’ "offensive programmée" (russo-syrienne) contre Idlib. Le soir même, un Iliouchine II-20 était abattu au-dessus de Lattaquié, non loin de la base russe de Hmeimein, par des missiles S-200 (de fabrication russe) tirés – par erreur peut-on supposer - par la DCA syrienne.

Pourquoi M. Poutine et M. Erdogan ont-ils pu s’entendre à Sotchi alors que quelques jours plus tôt, lors de la rencontre de Téhéran (avec M. Rouhani), les deux hommes avaient au contraire affiché leur désaccord ?

Une première raison tient au fait que le président turc s’en est tenu à sa position– condamnation d’une éventuelle offensive syrienne appuyée par la Russie contre l’enclave d’Idlib – et a menacé de quitter le "processus d’Astana" (réunissant Russes, Turcs et Iraniens) s’il n’était pas entendu. Il a sans doute été conforté dans cette attitude, comme nous l’indiquions dans ce blog le 10 septembre ("la chute programmée d’Idlib"), par le durcissement américain, Washington ayant en particulier menacé de réactions fortes en cas d’offensive et pas seulement en cas d’usage d’armes chimiques. Le président Erdogan a continué d’envoyer des troupes et des armes, y compris des chars, dans les postes que tient l’armée turque sur le pourtour de la province d’Idlib. En cas d’attaque du régime et de la Russie, des soldats turcs y auraient certainement laissé leur vie. Ce n’était pas une perspective attractive pour la Russie, qui attache de l’importance à sa relation stratégique avec Ankara.

Une seconde raison peut être trouvée dans le contenu de l’accord intervenu entre M. Poutine et M. Erdogan.Une zone démilitarisée de 15 à 20 kilomètres de large, véritable "cordon sanitaire" épousant les contours de la province d’Idlib devra être établie dans un délai d’un mois. Cela suppose donc de désarmer ou de faire partir de ce territoire les groupes rebelles, notamment ceux qui se rattachent à Al-Qaïda. Des patrouilles communes à l’armée turque et à la police militaire russe opéreront dans la zone (qui est en fait un "couloir") démilitarisée. Le régime obtient aussi dans l’accord que la circulation sera rétablie sur les grands axes routiers de la province, ce qui peut lui permettre de réintroduire une certaine influence. En toute hypothèse, la "mise au pas" des groupes extrémistes, à commencer par HTS, incarnation actuelle d’Al-Nusra, branche locale d’al-Qaïda, posera aux Turcs un problème redoutable. D’autant plus que l’accord intervenu sur une zone démilitarisée ne les dispense pas d’opérer dans la province elle-même, indépendamment de ce qui se passe à ses pourtours dans la zone démilitarisée, le tri entre les groupes rebelles "modérés", que la Turquie est censée contrôler, et les extrémistes, qu’elle s’est engagée dans le cadre d’Astana à éliminer.

Pour toutes ces raisons, la plupart des observateurs estiment que l’accord de Sotchi est voué à l’échec. Ils en concluent qu’en réalité l’offensive russo-régime n’est que différée, et que le jour où elle se déclenchera M. Erdogan, ayant grillé politiquement ses cartouches, ne pourra pas s’y opposer. C’est en effet un scénario très vraisemblable. À titre d’alternative on peut penser à un ou deux autres scénarios : le premier serait que la collaboration sur le terrain entre Russes et Turcs s’intensifie, qu’une sorte de complicité opérationnelle s’établisse entre leurs militaires, dans un contexte de guerre civile aggravée entre groupes rebelles affiliés à la Turquie et groupes extrémistes (qui contrôleraient soixante pour cent du terrain) – et donc de chaos généralisé dans la région. Le second scénario alternatif serait que les Etats-Unis et leurs alliés accentuent leur engagement et offrent à M. Erdogan, en termes d’appui sur le terrain, les moyens de ne pas trop dépendre des Russes. C’est évidemment peu probable, mais quand même moins improbable depuis qu’une nouvelle équipe à Washington gère la politique américaine sur la Syrie (et, plus important, gère M. Trump dans ce secteur ?)

Y a-t-il par ailleurs un lien entre l’accord de Sotchi et le tir de missiles syriens qui a abattu l’avion russe et coûté la vie à 15 militaires russes dans la nuit du 17 au 18 ?

Pour beaucoup de Syriens, cela va de soi : Assad aurait voulu montrer à Moscou son mécontentement ; d’ailleurs, il s’est contenté d’envoyer à M. Poutine un télégramme de regret. On ne peut totalement l’exclure mais l’explication la plus simple – un "tir ami" dans lequel l’avion russe aurait été un dommage collatéral d’une contre-attaque syrienne contre des avions israéliens en action contre des positions iraniennes – est a priori plus sûre. L’épisode n’en reste pas moins plein d’enseignements. Il prouve d’abord que la guerre d’attrition continue sans relâche entre Israël et l’Iran sur le théâtre syrien. Dans les jours qui avaient précédé, plusieurs cibles iraniennes en Syrie avaient été frappés par Tsahal. Un des éléments qui retenaient l’attention avant "l’offensive programmée" sur Idlib était que, cette fois, les Iraniens ne paraissaient pas enthousiastes dans leur désir de soutenir le régime (si ce n’est en bonnes paroles) ; le Hezbollah donnait l’impression de ne pas souhaiter s’engager. Il est donc possible que la pression continue d’Israël contre la présence iranienne en Syrie commence à réduire la liberté d’action du "camp chiite" sur ce théâtre.

La hiérarchie militaire russe, aussitôt après la disparition de l’Iliouchine, a mis en cause de manière violente Israël, qui n’aurait pas joué le jeu de l’accord de déconfliction en toute loyauté. Les Russes ont indiqué que Tsahal ne les avait avertis de l’attaque contre des position iraniennes à Lattaquié que moins d’une minute à l’avance. M. Poutine a eu aussi des mots durs à l’égard d’Israël. Cependant M. Netanyahou et son état-major ont joué immédiatement le grand jeu pour apaiser Moscou : appel téléphonique du Premier Ministre au président russe, condoléances publiques, envoi d’une délégation à Moscou, promesses de renforcer les mécanismes de coordination… quelques heures plus tard, en recevant M. Orban à Moscou, le président Poutine ramenait l’incident à "un enchainement dramatique de circonstances".

Puis, quelques jours plus tard, le 24, le ministre de La Défense russe a annoncé que Moscou va livrer sans délai des SS-300 (beaucoup plus efficaces que les SS-200) aux Syriens et prendre des mesure techniques pour interdire l’espace aérien syrien aux Israéliens. Si ces déclarations venaient à devenir la politique effective de la Russie - ce qui reste à voir - les relations Moscou-Jerusalem-Téhéran se trouveraient profondément modifiées.

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