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12/10/2021

Revue de presse internationale #30 : l'Allemagne est-elle prête à assumer un leadership européen ?

Revue de presse internationale #30 : l'Allemagne est-elle prête à assumer un leadership européen ?
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Tout en appelant la prochaine coalition à un rôle plus actif sur la scène européenne et internationale, les experts restent sceptiques et inclinent à penser qu’en dépit des attentes de ses partenaires, le nouveau gouvernement fédéral s’inscrira dans une certaine continuité avec la politique d’Angela Merkel, qui correspond à l’état d’esprit de l’électorat. 

Le débat sur la politique étrangère n’a pas eu lieu

Les partis pro-européens (SPD, CDU/CSU, Verts, FDP) ont réuni les trois-quarts des suffrages lors de l'élection du Bundestag, large consensus qui peut contribuer à expliquer le peu de place accordé aux questions européennes dans la campagne, note Ulrich Speck. "L'obsession des sondages et les spéculations sur la formation de la coalition ont contrasté avec l'absence flagrante de l'avenir de l''Europe dans les innombrables talk-shows berlinois", relève néanmoins Judy Dempsey, or "ne pas l'évoquer confirme la dangereuse indifférence à l'égard d'un ensemble dont l'avenir n'est pas assuré". "Les Allemands ne semblent pas intéressés à une discussion sérieuse sur l'avenir", observe The Economist, qui déplore que "la gestion de crise soit devenue un substitut à l'initiative". Il y a dix ans, rappelle Ulrich Speck, le ministre des Affaires étrangères polonais Radosław Sikorski déclarait moins redouter la puissance de l'Allemagne que la faiblesse de son engagement. La crise de l’euro, puis celle des réfugiés ont suscité des débats, mettant en évidence, selon le politologue Hans Kundnani, la position "semi-hégémonique" d'une Allemagne, "en capacité d'imposer des règles, mais pas en mesure de les faire respecter". Mais cette difficulté qui fait écho au dilemme exposé en son temps par l'historien Ludwig Dehio à propos de l'Allemagne wilhelmienne - une puissance incapable de s'imposer sur le continent mais perçue comme une menace par ses voisins - a cependant trouvé une issue dans la construction européenne. 

64 % des Français voient dans l'Allemagne un partenaire digne de confiance et 45 % sont favorables à un leadership de Berlin au sein de l'UE. Malgré des décisions parfois clivantes, les années Merkel ont réduit la crainte d'une domination allemande, conclut une enquête commandée par l’ECFR dans 12 États membres. Maintenir la cohésion de l'Union a été le mantra de la chancelière, qui a toujours refusé d'être considérée comme le "leader du monde libre". Ce sondage montre aussi que le degré de confiance des Européens dans la capacité de l'Allemagne à traiter avec des puissances comme la Chine et la Russie est faible. Dans leur commentaire Piotr Buras et Jana Puglierin mettent en garde la prochaine coalition contre la tentation du statu quo. Nettement plus pessimistes que leurs voisins, les Allemands ne semblent pas prêts à voir leur pays jouer un rôle dirigeant dans l'UE (29 % des autres Européens attendent de Berlin un leadership sur la sécurité/défense mais seulement 20 % des Allemands), la défense des droits de l'homme mise à part. Le succès de l'Allemagne est lié à des facteurs qui appartiennent au passé, aussi doit-elle "se réinventer", concluent Piotr Buras et Jana Puglierin.

De fortes attentes existent vis-à-vis de Berlin

"Si l'Allemagne ne se repense pas radicalement, elle ne pourra protéger ses intérêts fondamentaux", avertissent aussi Christian Mölling et Daniela Schwarzer, avocats d'une "souveraineté intelligente", impliquant que "l'Allemagne et l'UE définissent sur les questions centrales leurs propres objectifs au lien de reprendre ceux des autres", notamment dans les domaines stratégiques (technologie, climat, sécurité, migrations...). L'Allemagne doit demeurer un médiateur entre États membres de l’UE, souligne Christian Odendahl. Néanmoins, "l'Allemagne aurait pu et dû faire plus pour adapter plus rapidement la politique étrangère de l'UE à un monde nouveau et moins confortable", juge The Economist. Le temps du "provincialisme confortable" est révolu, renchérit Klaus-Dieter Frankenberger, qui considère que "l'Allemagne va devoir acquérir et exercer la puissance pour défendre ses propres intérêts et ses valeurs", la coopération avec la France étant essentielle pour parvenir à un accord européen. Berlin, écrit Moritz Koch, a un rôle clé pour faire admettre aux États d’Europe centrale le bien-fondé de l’idée française d’"autonomie stratégique", en les convainquant que "l’UE n’est pas dans une relation de concurrence avec l’OTAN". 

Les occasions perdues dans les années 2010 sont parmi les éléments les moins convaincants de l'héritage Merkel, note Christian Odendahl. Plutôt que d'investir dans les infrastructures, numériques notamment, et dans la lutte contre le réchauffement climatique, les excédents allemands ont financé la hausse des retraites, déplore cet économiste. Il se félicite néanmoins de l'évolution intervenue en fin de mandat avec le fonds de relance de 750 Mds €, qui coïncide avec un débat moins dogmatique chez les experts allemands sur la dépense publique.

Une révision des règles fiscales de l'UE afin de favoriser l'investissement public et privé, notamment la transition énergétique, est à l'ordre du jour, relève Christian Odendahl.

Ses partenaires attendent du prochain gouvernement fédéral qu'il assume un coût économique pour faire de l'UE un acteur robuste de politique étrangère.

Une coalition incluant le SPD et les Verts pourrait, par le biais d'une réforme fiscale, inciter le Mittelstand à innover, modèle pouvant être ensuite étendu au plan européen. C'est l'espoir de Daniel Gros et Sophia Russack qui notent toutefois qu’en réponse aux critiques de la CDU, Olaf Scholz met en avant son engagement européen et rappelle qu'il est "ministre des Finances allemand", ce qui signifie, selon eux, que "l'argent des contribuables peut être investi dans des projets européens, à condition qu'ils soient dans l'intérêt de l'Allemagne". 

Ses partenaires attendent du prochain gouvernement fédéral qu'il assume un coût économique pour faire de l'UE un acteur robuste de politique étrangère, "sans doute le point le plus délicat", d'après Christian Odendahl. L'Allemagne ne doit pas se laisser entrainer dans une nouvelle guerre froide, écrit Klaus-Dieter Frankenberger, mais elle ne peut faire comme si ses intérêts économiques étaient extérieurs à la volonté d'hégémonie agressive de la Chine. "L'Allemagne doit prendre position, aux côtés de ses partenaires occidentaux", estime l'éditorialiste de la FAZ. "Ce qui est absent du débat allemand c'est la prise de conscience que la défense de l'Europe est liée à l'Indopacifique", note Bastian Giegerich. "L'Allemagne ne peut se permettre que sa classe politique ignore cette réalité. Faute d'adopter un mode de pensée stratégique, les décennies à venir vont infliger de dures leçons à Berlin", met en garde l'expert de l'IISS. Le FDP et les Verts sont partisans de la fermeté envers les régimes autocratiques, y compris la Chine. Scholz souhaite une Bundeswehr mieux équipée, mais "ces paroles ne coûtent pas cher", estime Christian Odendahl, sceptique sur la remise en cause de l'accord européen sur les investissements négocié avec la Chine, du gazoduc Nord Stream 2, désormais achevé, et sur l'attitude à adopter face à la Turquie. Cet économiste s’attend à ce que "le nouveau gouvernement prenne prudemment ses distances par rapport à la ligne Merkel". 

La nouvelle coalition pourrait néanmoins s’inscrire dans la continuité de la ligne Merkel

La politique étrangère devrait tenir une place mineure dans le contrat de coalition, estime Ulrich Speck, et l'accord se faire autour de formules générales sur l'UE, les relations transatlantiques, la Russie et la Chine. Les réticences de Berlin à apporter son soutien à la France face aux États-Unis dans l’affaire des sous-marins australiens, illustrent, d'après l'expert du German Marshall Fund, une nouvelle fois la retenue de l'Allemagne sur la scène internationale. La remise en cause du contrat de vente des sous-marins français est un "réveil horrible" qui doit "servir d'avertissement, à Berlin également", estime la FAZ. Le SPD est hostile à l'acquisition de drones par la Bundeswehr, les Verts renâclent face à l'objectif des 2 % du PIB alloués à la Défense, constatent Daniel Gros et Sophia Russack. "Sur le papier, l'Allemagne va réitérer son soutien à une politique étrangère européenne ambitieuse, mais en l'absence d'instruments de 'hard power', l'UE ne pourra la mettre en œuvre", craignent-ils. 

Ne pas sortir du statu quo en matière de politique étrangère et de sécurité serait "très dommageable" pour l'Allemagne, hypothèse "tout à fait possible" néanmoins, d'après Christian Mölling et Daniela Schwarzer. "Un regard sur le monde le prouve, remarque John Kornblum, ancien ambassadeur des États-Unis à Berlin, l'Allemagne fait face à de nombreux défis qui exigent un style de gouvernement plus innovant que celui d'Angela Merkel. Mais ce point n'a visiblement joué aucun rôle pour les électeurs, apparemment très satisfaits de leur situation, qui ont voté en majorité pour Olaf Scholz parce qu'il ressemble tant à Merkel". 

L'Allemagne fait face à de nombreux défis qui exigent un style de gouvernement plus innovant que celui d'Angela Merkel.

Claudia Major considère elle aussi qu’il "est peu probable que l'Allemagne soit en mesure d'exercer un leadership". "Le système politique allemand est fondé sur la recherche de compromis et de consensus", explique la chercheuse du think-tank berlinois SWP, les partis doivent mettre au point l’accord de coalition, puis s'accorder au quotidien sur les décisions à prendre. La constellation envisagée - SPD, Verts, FDP - rassemble des partis dont certaines positions sont contestées en Allemagne et à l'étranger - Libéraux attachés à la rigueur budgétaire, Verts réticents à la chose militaire, tout comme un SPD, indulgent envers la Russie. Avis partagé par Hans Kundnani, l'esprit de compromis qui caractérise les institutions allemandes a été accentué par le "style dépolitisé" de Merkel, aussi, "même si la grande coalition n'est plus au pouvoir, le prochain gouvernement lui ressemblera beaucoup", prédit l'expert de Chatham House. Les divergences entre le SPD et le FDP sur la politique budgétaire européenne vont empêcher une réforme fiscale d'ampleur, estime Hans Kundnani. Les Verts sont offensifs vis-à-vis de Pékin, mais la politique chinoise est plutôt du ressort de la chancellerie fédérale, qui devrait échoir au SPD, plus conciliant envers la Chine. La difficulté majeure, d'après cet expert, reste un modèle économique fondé sur l'exportation, qui ne sera sans doute pas réformé de sitôt.Heather Conley identifie trois impératifs - stabilité interne et externe, rigueur fiscale et inflation basse et maintien du modèle exportateur - qui subsisteront "tant que le pays ne sera pas contraint, sans doute sous la pression d'évènements dramatiques et sans consultation, de les modifier".

Les Allemands demeurent enclins à penser que la puissance militaire est "anachronique", un "résidu de l'ordre ancien", qu'ils peuvent ignorer, affirme Bastian Giegerich. Nulle part ailleurs la thèse de Francis Fukuyama sur "la fin de l'histoire" n'a eu autant d'écho, observe Thomas Bagger, l'expérience de 1989, la chute du mur de Berlin, puis la réunification pacifique du pays, ont profondément marqué la manière dont les Allemands appréhendent le monde. Or, rappelle l'ancien chef du Planungsstab de l'Auswärtiges Amt, 1989 c'est aussi la répression de la place Tien An Men et, plutôt qu'à sa fin, c'est au "retour de l'histoire" auquel on assiste. "Je crois que l'Allemagne est toujours en transition, d'une nation divisée vers un pays réunifié, qui convertit sa puissance économique en force politique, analyse aussi Christoph Heusgen. "Nous devons nous défaire de l'habitude de regarder d'abord ce que veulent et pensent les autres. De l'Allemagne on attend un leadership", déclare dans le même temps l'ancien conseiller diplomatique de Merkel dont il défend le bilan, tout en admettant que "l'Allemagne doit faire plus". Les Allemands aiment à se considérer comme les "meilleurs Européens", solidaires, gardiens de la morale, ayant assimilé les leçons de l'histoire et prenant en compte les intérêts des autres, remarque Thomas Bagger, leurs partenaires portant sur eux un regard parfois très différent. À l'exemple du défi climatique, désormais au centre des préoccupations des Allemands, il s'agit, écrit le conseiller du Président Steinmeier, de les convaincre que la politique étrangère et de sécurité ne traite pas de problèmes lointains mais qu'il y va de leur avenir immédiat.  

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