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17/07/2024

Recompositions hexagonales : la France et l’UE

Recompositions hexagonales : la France et l’UE
 Thierry Chopin
Auteur
Conseiller spécial de l’Institut Jacques Delors, Professeur invité au Collège d’Europe à Bruges

Les élections européennes et législatives ont bousculé la scène politique et institutionnelle française et rebattent les cartes au niveau européen. Dans une France morcelée politiquement, avec un Rassemblement national en progression et un Président affaibli, quelles sont les conséquences sur l’influence française en Europe ? Quelles incertitudes ouvre un scénario de cohabitation ? Avec quelles conséquences sur l’orientation de l’agenda pour la prochaine Commission ? Analyse de Thierry Chopin, conseiller spécial de l’Institut Jacques Delors, professeur invité au Collège d’Europe à Bruges qui enseigne également à l’École polytechnique.

La progression du Rassemblement national lors des élections européennes et l’instabilité politique en France ouverte par la dissolution ont-elles - ou auront-elles - un impact sur l'influence de la France sur la scène européenne ?

Les élections européennes se sont déroulées dans un contexte politique caractérisé par la fragmentation et la montée généralisée des partis populistes, en particulier de l’extrême droite. À cet égard, la situation en France s’inscrit dans la perspective générale des dynamiques politiques qui prévalent à l’échelle de l’UE et dans la plupart des États membres.

Si la progression du Rassemblement national inquiétait nos partenaires européens, elle était anticipée tandis que, au-delà de son impact en France, la dissolution de l’Assemblée nationale a constitué un choc inattendu pour nos voisins européens. La décision du président de la République a suscité une incompréhension et une appréhension très fortes.

La décision du président de la République a suscité une incompréhension et une appréhension très fortes.

Elle crée en effet une double incertitude : d’une part quant à l’orientation politique du prochain gouvernement et ses répercussions pour l’Europe dans son ensemble, d’autre part sur l’avenir de la politique européenne de la France - deuxième pays de l’Union par sa population et son économie. Cette incertitude est d’autant plus grande que le visage du gouvernement après ces élections est encore difficile à prévoir.

À court terme, on a pu constater que l’attention était tournée vers les implications budgétaires du changement de donne politique. Les marchés financiers se sont montrés très volatils, et le coût d’emprunt de la France a augmenté significativement devant des promesses budgétaires non financées, alors que le déficit public français est déjà élevé. La crainte est que la France devienne un facteur de déstabilisation pour l’économie européenne au moment même où une reprise timide a commencé.
Au-delà, se pose la question du rôle de la France à Bruxelles.

Il semble d’ores et déjà clair que la France va perdre de l’influence au Parlement européen dès lors que le poids des élus français est relativement faible au sein des groupes politiques les plus importants (PPE et S&D) qui obtiendront les principaux postes de responsabilités. Par ailleurs, il convient de noter le recul des libéraux (Renew), où siègent les députés du camp présidentiel ; relégués au rang de 5e groupe politique du Parlement européen, ils perdent leur rôle pivot de "faiseur de roi" ; leur stratégie semble être désormais de se concentrer sur quelques sujets en particulier les affaires étrangères et la défense -avec Kaja Kallas comme Haute Représentante et possiblement un Commissaire en charge de la défense pour la France. Enfin, une large part des députés européens français ne feront pas partie des groupes politiques constituant la majorité soutenant la prochaine Commission.

Cette perte d’influence générale affaiblit enfin la France pour les nominations à venir, non seulement aux postes clés des institutions européennes, mais aussi au sein des cabinets.

Au-delà du Parlement européen, comment une éventuelle cohabitation pourrait-elle affecter la force de persuasion de la France au sein du Conseil européen ? Que prévoient précisément les textes s’agissant de la répartition entre le président de la République, son Premier ministre et son ministre des affaires étrangères s’agissant de l’UE ?

Tout d’abord, la lourde défaite du camp de la majorité présidentielle aux élections européennes a affecté le soutien domestique à la politique européenne portée par le président de la République. Son influence sur la scène européenne sera en outre amoindrie au Conseil européen par la défaite de son camp aux élections législatives le 7 juillet dernier dans un contexte où, compte tenu de l’absence de majorité stable, la France sera difficilement gouvernable au-delà des affaires courantes et urgentes.

Avant même le moment électoral récent - européennes et législatives -, il est notable que le premier discours de la Sorbonne, prononcé quand l'agenda européen d’Emmanuel Macron était renforcé par sa dynamique politique nationale, a eu un poids et un impact que son deuxième discours de la Sorbonne n'a pas eu dans les circonstances actuelles.

La lourde défaite du camp de la majorité présidentielle aux élections européennes a affecté le soutien domestique à la politique européenne portée par le président de la République.

Concernant la question de l’impact d’une cohabitation éventuelle, il faut d’abord rappeler que la Constitution de la Cinquième République établit une dyarchie au sommet de l’État en matière d’action extérieure, les pouvoirs étant partagés entre le président de la République et le Premier ministre (voir les articles 15 et 20 de la Constitution).

Cette ambivalence constitutionnelle et politique entraîne des questionnements en cas de discordance de majorité. L’alternative est la suivante : ou bien une cohabitation "apaisée" entre le président de la République et le Premier ministre du fait de la convergence existant en matière de politique étrangère et de politique européenne - comme dans le cadre de la cohabitation entre Jacques Chirac et Lionel Jospin (entre 1997 et 2002) - ; ou bien une cohabitation chaotique dans laquelle les relations entre le Chef de l’État et le Chef du Gouvernement sont compliquées voire deviennent conflictuelles.

Hélas, les textes ne sont pas d’une grande aide sur ce point. Lors des précédentes cohabitations, la question s’était résolue par le fait que le Chef de l’État siégeait au Conseil européen "assisté par son ministre chargé des affaires étrangères" (Traité sur l’Union européenne - Titre I - Article 4 - Article D Maastricht 1992). La France avait détourné cette disposition pour permettre au Premier ministre de cohabitation de venir au Conseil européen avec le Président en prenant la place du ministre des Affaires étrangères. Depuis le traité de Lisbonne, cela n’est plus possible (voir l’article 15 du Traité sur l’Union européenne) et il faudra donc trouver un autre arrangement.

La Constitution française n’aide pas puisqu’elle prévoit un rôle aussi bien du Président que du Gouvernement en termes de politique étrangère.

Une solution possible serait de "laisser" le Conseil européen au Président alors que le Gouvernement se "contenterait" du Conseil de l’Union, où siègent les ministres. Il n’est pas certain cependant que cela satisfasse les différents camps.

Les textes européens n’ont pas été pensés pour un État membre divisé. Il faudrait donc, bon gré mal gré, que le Président et le Premier ministre trouvent un terrain d’entente. Ce serait bien sûr beaucoup plus simple dans le cadre d’une cohabitation apaisée. Notons enfin qu’en cas de cohabitation conflictuelle, cela rendrait d'autant plus important, mais difficile, la tâche du Représentant Permanent de la France auprès de l'UE (Philippe Léglise-Costa en a la charge depuis 2017) - les réunions/conclusions du Conseil européen étant préparées par le COREPER.

Si on s’intéresse au Conseil de l’UE, où siègent les ministres, y-a-t-il des risques de divergences ou de blocages entre le Président et les ministres d’un éventuel gouvernement de cohabitation ? Ces divergences ont-elles été observées lors des précédentes cohabitations ?  Quels pourraient être les sujets de divergence avec un gouvernement issu du NFP ?

La question que se posent désormais nos partenaires européens est en effet celle de l’impact sur la politique européenne de la France du prochain gouvernement en fonction de la forme qu’il prendra.

Une cohabitation n'est pas assurée puisqu’il serait possible d’avoir un gouvernement minoritaire du centre ou du centre droit ; en outre, un gouvernement technique ou fondé sur une coalition à laquelle participerait le camp du Président ne serait pas non plus stricto sensu un gouvernement de cohabitation.

La question que se posent désormais nos partenaires européens est en effet celle de l’impact sur la politique européenne de la France du prochain gouvernement en fonction de la forme qu’il prendra.

Concernant votre question, différentes options doivent donc être ici mentionnées. S’il s’agissait d’un gouvernement de coalition, il serait envisageable que les relations entre le président de la République et le Premier ministre puissent être apaisées et non conflictuelles sur les sujets européens. Ce serait le cas notamment s’agissant d’un gouvernement auquel participerait le camp présidentiel. Et il est notable qu'une coalition avec la droite et/ou les socialistes serait finalement proche du mode de fonctionnement au Parlement européen où les sociaux-démocrates, les libéraux et le PPE soutiennent la Commission et votent ensemble sur la plupart des textes législatifs. Cela serait également probable en cas de gouvernement "technique".

Là où les choses pourraient être différentes, ce serait dans le cas d’un gouvernement minoritaire issu du NFP incluant LFI. Dans ce cas, la conciliation pourrait être plus délicate.

Le NFP s'est construit sur un silence concernant un grand nombre de sujets, dont le sujet européen. Ce silence pourrait lui "revenir dans la figure" très rapidement, comme par un "effet de boomerang", avec la procédure de déficit excessif.

Un gouvernement NFP devra choisir entre deux options : ou bien négocier avec la Commission pour arriver à un compromis acceptable pour l'UE et pour l'Assemblée ; ou bien engager un bras de fer pour exiger une évolution des règles budgétaires européennes, qui sont dans la ligne de mire de la gauche française depuis longtemps, mais ce qui serait difficile à un moment où elles viennent d'être réformées.

Il est possible de douter que le PS et LFI parviennent à s'accorder sur ce point ; c'est une ligne de faille importante. En particulier car la stratégie du "bras de fer" aurait des chances très limitées de succès et conduirait à un affrontement direct avec l'UE et certains autres États membres. Elle conduirait en outre à des tensions sur les marchés financiers d'autant plus que se conformer aux recommandations du Conseil en matière budgétaire est une condition d'éligibilité au "Transmission Protection Instrument" de la Banque centrale européenne.

La situation serait probablement plus gérable sans LFI dans l'équation et avec une partie de la droite modérée dans les discussions puisque ses positions sont assez proches de celles de la Commission.

Sur les autres sujets de tension entre un gouvernement NFP et l'UE, il est possible de mentionner la question des accords de libre-échange négociés par la Commission. Il est possible que le NFP ne respecterait pas la compétence exclusive de la Commission en matière de politique commerciale commune et pèserait de tout son poids pour interférer dans les négociations et/ou "torpiller" les accords en question.

En matière de relations internationales, si le soutien à l'Ukraine n'est pas remis en cause en tant que tel dans le programme du NFP, la situation pourrait évoluer selon le cours de la guerre.

Enfin, un certain nombre de mesures interventionnistes comme le blocage des prix, selon la façon dont il est opéré, pourraient également s'avérer contraires au droit de l'Union.

Les élections européennes avaient pour enjeux les équilibres politiques au niveau européen. Mais le choix de la dissolution a paradoxalement fait des résultats des élections législatives françaises des élections tout aussi importantes pour la direction politique de l’Europe.

Une situation de blocage politique à l'échelle nationale pourrait-elle avoir des incidences sur la transposition des directives européennes ? Sur quels dossiers en particulier la situation pourrait-elle se tendre ? Quels risques pour la France (retard, sanction ?)

Il n'est pas inutile d’abord de rappeler qu'il existe en réalité déjà des dossiers sur lesquels la situation est "tendue". Prenons par exemple la mise en concurrence des barrages hydroélectriques, requise dans une directive européenne, à laquelle la France ne s'est toujours pas conformée.

En ce qui concerne d'éventuels nouveaux sujets de tension, c'est difficile à dire à ce stade. La transposition de certaines directives du Pacte vert sera peut-être gênée par certaines forces politiques mais l'Assemblée actuelle, en dépit de ses divisions, est majoritairement pro-environnement donc ce n'est pas ce qui paraît le plus inquiétant à ce stade.

Il existe en réalité déjà des dossiers sur lesquels la situation est "tendue" [...]. La mise en concurrence des barrages hydroélectriques, requise dans une directive européenne, à laquelle la France ne s'est toujours pas conformée.

Du point de vue du droit de l’Union, il existe une obligation de transposer les directives dans le délai qu'elles indiquent. Le juge judiciaire et le juge administratif nationaux (selon la matière) sont les garants de cette transposition.

En cas de blocage, ou de non transposition avérée, le risque serait un recours en manquement exercé par la Commission contre la France devant la CJUE. Un premier arrêt viendrait constater le manquement. Si le manquement devait tout de même persister, un deuxième recours pourrait amener la CJUE à prononcer des sanctions financières qui seraient directement prélevées sur les versements de l'UE à la France.

Cela prend souvent la forme d'une astreinte, à savoir un certain montant de sanction par jour pour lequel le "manquement sur manquement" persiste.

À titre d’exemple, le 13 juin dernier, la Hongrie a ainsi été sanctionnée d’une amende de 200 millions d'euros et d’une astreinte journalière d’1 million d'euros pour non-conformité aux directives européennes en matière d'asile et d'immigration.

Là où des affrontements plus violents à court terme pourraient être anticipés, ce n'est pas tant sur la transposition des directives que sur la conformité aux mesures correctives que les institutions européennes (Conseil sur recommandation de la Commission) jugeront pertinentes de demander au gouvernement français pour remédier au déficit excessif de la France.

On parle beaucoup de la culture du compromis présente dans la majorité des pays de l’UE, et au sein même du Parlement européen, comment la France peut-elle utilement s’en inspirer pour les semaines et mois qui viennent ?

Les résultats des élections en France dessinent un paysage politique très fragmenté en dépit de la formation de trois blocs à gauche, au centre et à l’extrême droite. Comme je l’indiquais plus haut, cette fragmentation croissante inscrit la vie politique française dans le droit fil des dynamiques à l’œuvre en Europe tant au niveau national qu’à l’échelle de l’Union.

En outre, ces élections marquent aussi la parlementarisation de la vie politique française avec une forte participation électorale et l’impopularité du Président.
Le problème est que les formations politiques françaises y sont mal préparées du fait de l’absence de culture du compromis mais aussi de la brutalisation de la vie politique hexagonale.

La voie d’une grande coalition semble ainsi d’emblée avoir été exclue par plusieurs partis l'ayant rejetée dès le soir des résultats. En outre, tout gouvernement minoritaire risquerait de faire l’objet d’une motion de censure. C’est le cas également d’un gouvernement technique, s’il est jugé illégitime par une majorité de députés, ce qui pourrait notamment être le cas s’il était perçu comme un gouvernement du Président.

La perspective et les coûts d’une nouvelle paralysie appellent à un changement d’approche qui permette la prise de décision même dans une situation de fragmentation politique.

La perspective et les coûts d’une nouvelle paralysie appellent à un changement d’approche qui permette la prise de décision même dans une situation de fragmentation politique.

Le rejet permanent de toute forme de coalition n’est plus tenable. Rendre de futures coalitions possibles suppose la réémergence de forces politiques modérées autonomes, faisant campagne sur leurs thèmes respectifs au moment de l’élection tout en n’excluant pas a priori la possibilité de travailler ensemble si les résultats électoraux le rendent nécessaires, comme dans la plupart des pays européens et aussi au Parlement européen.

Au-delà de la réflexion nécessaire sur de possibles réformes institutionnelles - par exemple sur le mode de scrutin ou encore sur la nature du mandat présidentiel -, il s’agit de sortir d’une conception binaire de la politique qui voit comme une trahison le dialogue et la recherche du compromis.

Décentrer notre regard hexagonal vers les vies politiques nationales des autres pays européens pourrait aider la France dans cette perspective.

Copyright image : John THYS / AFP

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