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26/06/2023

Poutine, plus dangereux parce que plus fragile

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Poutine, plus dangereux parce que plus fragile
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Chaque semaine, Dominique Moïsi, conseiller géopolitique de l'Institut Montaigne, partage ses réflexions sur les grands enjeux politiques qui structurent l'actualité internationale. Ce lundi, il se penche sur les conséquences de la mutinerie des mercenaires de Wagner pour le président russe. Bien que l'autorité de Vladimir Poutine soit mise à mal, il n'en reste pas moins détenteur de l'arme nucléaire.

Plagiant Simone Signoret et sa très belle autobiographie parue en 1976 La Nostalgie n'est plus ce qu'elle était, on pourrait dire qu'en Russie "les putschs ne sont plus ce qu'ils étaient". Comment, en effet, interpréter les événements qui se sont déroulés sous nos yeux ébahis au cours des dernières quarante-huit heures ? Un déroulé qui commence comme Frankenstein - la créature se retournant contre son créateur - et qui se termine presque comme une comédie légère de Shakespeare Much Ado About Nothing ("Beaucoup de bruit pour rien") ? L'ironie est la seule arme du chroniqueur lorsqu'il a la lourde tâche de commenter à chaud, et de donner du sens à "un mystère à l'intérieur d'une énigme".

Il est trop tôt pour dire ce qui s'est réellement passé entre Rostov, Voronej et Moscou, sans oublier Minsk, la capitale du Bélarus, d'où est venue, en apparence, la solution et où le chef putschiste repentant va trouver refuge. L'argument mis en avant pour justifier le compromis trouvé, "épargner le sang russe", est dans son humanisme apparent presque choquant, quand on sait à quel point les deux protagonistes de l'histoire, Prigojine et Poutine, se soucient peu de la vie humaine : celle des Russes, comme celles des Ukrainiens.

Les volte-face de Poutine

On peut, néanmoins, tirer de premières leçons de cet épisode plus que confus et conclure, non sans audace, que depuis la révolte des mercenaires du groupe Wagner, Poutine est tout à la fois plus fragile et plus dangereux - les deux termes sont étroitement liés - et que sa pensée, et même peut-être ses intentions, se sont clarifiées au cours des dernières heures. Le discours, très court, qu'il a prononcé le samedi 24 juin au matin pour dénoncer les "traîtres" restera aux yeux des historiens comme un document essentiel pour comprendre Vladimir Poutine. Et pour illustrer aussi ses volte-face. Il a lui aussi, comme Barack Obama en Syrie, fixé une ligne rouge et ne s'y est pas tenu.

Le maître du Kremlin ne sort pas grandi de cet épisode, qui évoquerait presque la révolte des gladiateurs de Spartacus immortalisée par le très beau film de Stanley Kubrick.

"Ave César, ceux qui vont mourir te saluent." "La Marche pour la justice" de Prigojine et ses hommes apparaîtrait presque comme l'opposé absolu de la formule des jeux du cirque à Rome. "Ceux qui sont morts pour rien, dans une guerre inutile, n'en peuvent plus. Ils demandent la démission des chefs incapables, d'une armée si peu motivée."

"Diviser pour régner"

Depuis des années, Poutine et Xi Jinping nous répétaient, à intervalles réguliers, que les démocraties libérales classiques étaient à bout de souffle et que l'avenir du monde appartenait aux régimes autoritaires, tellement plus efficaces. Les événements intervenus ces deux derniers jours en Russie apportent un démenti flagrant à cette thèse. Au-delà de Poutine, c'est le modèle autoritaire lui-même qui en sort affaibli. Le président russe a eu peur de la révolte de ses mercenaires. Il se servait d'eux pour déstabiliser l'Afrique et le Moyen-Orient, et pour mieux contrôler, sinon déstabiliser, ses chefs militaires. Adepte depuis toujours du "diviser pour régner", l'ancien officier du KGB est comme tombé victime de la complexité de ses schémas et de ses calculs.

À Pékin, on n'a pu que suivre, avec effroi et incompréhension, la tragi-comédie russe. "Cela ne se produirait pas chez nous", n'ont pu que conclure, faussement rassurés, les dirigeants chinois. À l'inverse, à Kiev, on ne peut que se réjouir d'un épisode qui affaiblit objectivement Moscou ; et qui confirme ce que l'on répète depuis le début de la guerre : "La Russie n'est pas aussi forte qu'elle le prétend. Elle est démotivée et plus divisée encore qu'on ne le pensait. Les soldats russes ne doivent-ils pas se battre potentiellement sur deux fronts : extérieur et intérieur ? Quel est à terme le plus dangereux ?"

Depuis ce week-end, il y a "moins de Poutine", en Russie et dans le monde. C'est une raison de se réjouir, mais c'est aussi une cause d'inquiétude. Rien n'est plus dangereux qu'un animal blessé, surtout lorsqu'il a à sa disposition un arsenal nucléaire considérable.

Plus que jamais, il convient de soutenir les Ukrainiens avec toute l'énergie et tous les moyens dont nous disposons. La Russie est plus vulnérable encore que nous le pensions. Ce n'est vraiment pas le moment de pousser les Ukrainiens à la négociation, et de leur imposer des sacrifices territoriaux. À l'inverse, la confusion à Moscou doit donner une vigueur nouvelle à une contre-offensive qui semblait patiner un peu au cours des dernières semaines. Plus la situation à Moscou est confuse, plus l'avancée ukrainienne sur le terrain doit être claire.

L'héritier des Tsars

Mais il existe une autre dimension que l'on ne saurait négliger. Au cours des deux derniers jours, Poutine n'a pas seulement révélé sa faiblesse, il a clarifié sa pensée. Dans son discours à la nation russe, dans sa dénonciation des traîtres qui venaient de donner "un coup de poignard dans le dos" à la Russie éternelle, il a évoqué le précédent de 1917. Et il s'est clairement présenté comme l'héritier des Tsars, et non des bolchéviques.

C'est Lénine qui, en exploitant la guerre pour promouvoir la révolution, a contraint la Russie à des abandons de territoires. Lénine est le traître, Nicolas II le héros malheureux. Sur ce plan, il existe plus que des nuances entre Xi Jinping et Poutine. Le premier est léniniste en politique intérieure, marxiste en politique économique, et ultranationaliste en politique étrangère. Il est important de constater que les deux hommes ne se rejoignent vraiment que sur le plan de la politique étrangère. Une fois de plus, surtout, on ne peut que constater l'écart qui sépare l'empire du Milieu de son "vassal" confus, la Russie.

"Il y a quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark", constatait Hamlet. Il y a plus que de la confusion dans la Russie de Poutine. La guerre, une fois encore, a servi de révélateur et d'accélérateur de l'histoire. Mais dans quelle direction ? Il est trop tôt pour le dire.

 

Avec l'aimable contribution des Échos, le 23/06/23

 

Copyright Image : Gavriil Grigorov / SPUTNIK / AFP

Le président Vladimir Poutine s'adresse à la nation, selon le Kremlin, le 24 juin 2023, alors que la Russie est confrontée à une rébellion du groupe de mercenaires Wagner qui a juré de renverser la direction militaire de Moscou.

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