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03/06/2024

Pour un renouveau de la relation franco-allemande

Pour un renouveau de la relation franco-allemande
 Jean-Paul Tran Thiet
Auteur
Expert Associé - Justice et Affaires Européennes

Emmanuel Macron effectuait du 26 au 28 mai une visite d’État en Allemagne, à l’invitation du président Frank-Walter Steinmeier. Alors que la dynamique franco-allemande paraît moins porteuse que par le passé et que les intérêts de Paris et de Berlin semblent, sur des sujets cruciaux, en décalage, l’Union européenne fait face à des enjeux stratégiques et des urgences politiques qui devraient mobiliser toute l’énergie de ces deux pays. Le couple franco-allemand ne devrait pas laisser s’installer cet état de fait délétère, comme le défend Jean-Paul Tran Thiet dans cette tribune en faveur d’une ambition franco-allemande renouvelée.

La visite d’État du président de la République en Allemagne s’est accompagnée des commentaires habituels sur la relations entre nos deux pays : "nos intérêts ne sont pas alignés", "le couple franco-allemand, il n’y a que les Français qui en parlent", "pour faire un couple, il faut être deux" et les médias évoquent "des rencontres dans une atmosphère crispée".

Tout n’est pas faux, dans ces propos. Mais nos intérêts étaient-ils alignés lorsque Robert Schuman a prononcé le discours du Salon de l’Horloge, créant la Communauté européenne du charbon et de l’acier, cinq ans à peine après la fin de la Seconde guerre mondiale ? Nos intérêts étaient-ils alignés lorsque de Gaulle et Adenauer ont conclu le Traité de l’Élysée ? Quant au couple franco-allemand, s’il est vrai qu’il ne semble plus au cœur des préoccupations politiques outre-rhin, les rencontres franco-allemandes d’Évian démontrent chaque année que les milieux d’affaires y restent attachés et désireux d’y contribuer.

Il est temps de dépasser ces divergences de court terme pour créer un nouvel essor dans notre relation. Nous ne pouvons pas nous résigner à l’inaction et attendre que nos intérêts soient alignés. Ils ne le seront pas à court terme et peut-être pas non plus à moyen terme, que ce soit dans le domaine de l’énergie, dans la gestion des conséquences d’un découplage probable des États-Unis vis-à-vis de l’Europe, surtout si Donald Trump est élu, dans la façon dont nous appréhendons l’avenir du commerce international, que ce soit avec la Chine ou face à l’Inflation Reduction Act américain, dans les modalités du renforcement des capacités de défense de l’Europe, etc.

Nous ne pouvons pas nous résigner à l’inaction et attendre que nos intérêts soient alignés. Ils ne le seront pas à court terme et peut-être pas non plus à moyen terme.

Tous les observateurs avertis savent que l’état de nos relations reste trop dépendant de la personnalité de nos dirigeants. Il a fallu des couples Adenauer/de Gaulle, Giscard/Schmidt, Kohl/Mitterrand et, dans une moindre mesure, Macron/Merkel (essentiel quand même pour le succès de l’emprunt européen post-Covid), pour tenter de dépasser les crises, voire essayer de construire ou reconstruire ensemble.

Sortir de l’impasse actuelle, où le Chancelier Scholz salue poliment le second discours de la Sorbonne, mais ne se saisit d’aucune des propositions formulées, supposerait de revenir à la méthode de Jean Monnet et Robert Schuman : créer des solidarités concrètes. Afin que la qualité de notre relation à l’autre ne dépende pas de femmes ou d’hommes providentiels, il faut créer entre nos deux nations les mécanismes et les institutions qui permettront de progresser vers cette "union sans cesse plus étroite" entre nos peuples, que l’Union européenne peine à créer. La proposition est celle d’un nouveau "Traité de l’Élysée", beaucoup plus ambitieux que son prédécesseur et qui permette de faire oublier le Traité d’Aix-la-Chapelle qui, à part la mise en place de quelques comités et enceintes de concertation, puis l’identification de projets prioritaires dont la liste ressemble à un inventaire à la Prévert, n’a guère tenu ses promesses.

C’est un approfondissement réel et concret de la relation entre la France et l’Allemagne qu’il faut désormais rechercher, pour fournir un "Rôle modèle", l’exemple d’une nouvelle dynamique, une avant-garde concrète de ce qui peut être fait, d’abord avec deux pays, puis quelques-uns, puis tous ceux qui voudront rejoindre le mouvement, jusqu’à réunir la grande majorité des pays de l’UE.

Ce rapprochement progressif et continu de nos deux États devrait s’appuyer sur deux axes-phares.

Créer de réelles "convergences parlementaires"

Les sympathiques réunions des groupes d’amitié et autres rencontres symboliques doivent être dépassées.

Des groupes parlementaires mixtes, désignés par les membres de l’Assemblée nationale et du Bundestag, et du Sénat et du Bundesrat, devraient avoir pour mission d’élaborer des textes législatifs communs qui s’appliqueraient en même temps dans l’espace franco-allemand.

Trois exemples concrets :

  1. Le premier imposerait une interaction entre nos enceintes parlementaires pour les procédures budgétaires, depuis l’élaboration des "lettres-plafond" et de leur équivalent allemand, jusqu’au vote final des lois de finances. Cela imposerait la présence de délégations croisées assistant aux délibérations du pays voisin, sans droit de véto mais avec l’obligation d’écouter leurs commentaires ou leurs objections.
  2. Cet exercice s'étendrait à tous les textes fiscaux impactant la libre circulation des hommes et des entreprises, à commencer par l’uniformisation de l’assiette de l’IS entre nos deux pays, sujet débattu à Bruxelles depuis une quinzaine d’années et encalminé dans des négociations d’experts, sans vision politique. Cela renforcerait l’intégration des deux économies les plus puissantes de l’Union européenne.
  3. La création d’un corps de règles communes pour l’application des dispositions européennes sur la protection des données et sur l’intelligence artificielle serait le troisième point d’application de ces convergences parlementaires. Dans ces domaines cruciaux et complémentaires, nous devons rapprocher nos législations et mettre fin aux visions strictement nationales qui président à leur élaboration.

D’autres sujets pourraient, bien entendu, s’y ajouter, au gré des priorités définies par nos parlements respectifs. Mais elles devraient se concentrer sur l’essentiel.

Ces concertations, en amont de l’adoption de lois d’importance critique, sortiraient parlementaires allemands et français d’une vision strictement nationale, amélioreraient la compréhension de nos objectifs et contraintes respectifs, et renforceraient le niveau de confiance, notamment sur les questions budgétaires, financières et fiscales.

D’autres sujets pourraient, bien entendu, s’y ajouter, au gré des priorités définies par nos parlements respectifs.

Fusionner les dispositifs administratifs dans plusieurs secteurs prioritaires

Disposer d’un espace "sans coutures" pour l’application des réglementations auxquelles les citoyens sont les plus attentifs est un objectif qui imposerait, à terme, la création d’agences franco-allemandes chargées de définir et appliquer des règles identiques, de part et d’autre de notre frontière. En attendant cette mise en place, une étroite coordination entre les autorités existantes serait imposée.

Six domaines-clés peuvent être identifiés :

  1. Pour l’application des règles de concurrence, le Bundeskartellamt et l’Autorité française de la concurrence disposent d’une forte notoriété et d’une réputation d’excellence. Elles devraient progressivement s’engager vers des décisions communes, d’abord en matière de fusions-acquisitions, puis pour la répression des ententes et des abus de domination.
  2. Pour la protection des consommateurs en général, notamment la répression des fraudes alimentaires, les mesures de contrôle, de prévention et de répression de notre DGCCRF seraient coordonnées avec l’institut fédéral existant en Allemagne pour la protection sanitaire des consommateurs et la médecine vétérinaire.
  3. Pour la réglementation des produits de santé (autorisations nationales de mise sur le marché et pharmacovigilance), nos autorités (ANSM, en France) seraient progressivement réunies.
  4. Pour la préservation de l’environnement, on initierait une mutualisation très poussée des études et une harmonisation des méthodes de contrôle, avant de faire travailler ensemble, puis de réunir les agences et autorités chargées de la préparation et de l’application des règles et sanctions.
  5. La création d’une cellule prospective commune permettrait d’anticiper ensemble les bouleversements attendus de l’intelligence artificielle. Une agence franco-allemande, souple et réactive, agirait et réagirait face aux GAFA et autres BATX, tout en préparant nos lendemains, peuplés d'intelligence artificielle et de robots.
  6. Quant à la protection de nos ressortissants à l’étranger, elle serait rendue plus efficace par le regroupement de nos dispositifs consulaires. En dépit de différences dans les législations, notamment les règles d’état civil, ce rapprochement générerait des économies et, surtout, créerait un sentiment fort d’appartenance commune.

Il ne s’agit là que d’exemples, sur des initiatives souhaitables et prioritaires. D’autres actions de renforcement de nos coopérations viendraient les compléter, y compris dans les domaines diplomatiques et militaires, au-delà des coopérations industrielles, de la brigade franco-allemande ou des concertations préalables aux séances du Conseil de sécurité de l’ONU.

Les obstacles techniques ne manqueront pas, depuis la question des langues - qui sera progressivement résolue par les outils de l’IA - jusqu’à celle des moyens humains qui devront être mobilisés pour engager ces concertations, coordonner ces actions communes et, in fine, assurer leur intégration dans des autorités communes. Ce serait l’avantage d’un nouveau traité, réellement ambitieux, que de consacrer la volonté politique de créer cette communauté d’intérêts et de moyens d’action.

D'autres questions se poseront, qu’il ne faut pas éluder.

La première est cruciale : la France est-elle encore un interlocuteur privilégié pour l’Allemagne ? Restons lucides. Il ne suffit pas d’être le premier destinataire de ses exportations, une puissance diplomatique et militaire et une voix qui, aujourd’hui, porte encore en Europe et dans le monde, pour en être assuré. D’après le quotidien Les Échos, la France est en perte de vitesse chez les politiques allemands, mais son image s'est améliorée auprès des entreprises. Il faudra savoir aller plus loin et montrer que nous pouvons être crédibles et constants.

La première est cruciale : la France est-elle encore un interlocuteur privilégié pour l’Allemagne ?

La seconde concerne la dimension européenne et comporte deux risques : comment réagiront les institutions européennes face à cette intrusion dans des règles et mécanismes censés relever, pour partie, de compétences déléguées à l’UE ? Comment de telles avancées seront-elles perçues par nos autres partenaires ?

Sur le premier point, le précédent de Schengen doit demeurer à l’esprit : après avoir sérieusement envisagé une procédure d’infraction contre les cinq pays qui avaient décidé de réaliser, entre eux, la libre circulation des biens et des personnes que la Communauté de l’époque avait été incapable de mettre en place (on était bien en amont du "Plan Delors"), la Commission a finalement choisi de soutenir une initiative qui avait prospéré et de favoriser son extension à d’autres pays. S’agissant du deuxième risque, chez la plupart des 27, les initiatives franco-allemandes agacent, au début, mais sont ensuite - lorsqu’elles débouchent sur des résultats - saluées comme génératrices d’impulsions bénéfiques. Il faudra savoir expliquer que ce rapprochement n’a pas vocation à être exclusif, mais reste conçu comme la préfiguration de ce que nous pourrions faire avec nos autres partenaires européens ou, au moins, avec certains d’entre eux.

Mais il serait dommage de ne pas saisir l’occasion de cette visite d’État, la première depuis l’an 2000, pour interroger notre voisin allemand sur la façon dont il voit sa relation avec nous, dans le long terme, et lui proposer de telles avancées concrètes et décisives.

Copyright image : Jana RODENBUSCH / POOL / AFP
Emmanuel Macron reçoit le Prix international de la paix de Westphalie des mains du président allemand Frank-Walter Steinmeier, le 28 mai 2024.

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