Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
25/10/2019

Nobel d’Esther Duflo : plus qu’un prix, une rupture méthodologique ?

Entretien croisé avec Éric Chaney et Julien Damon

Imprimer
PARTAGER
Nobel d’Esther Duflo : plus qu’un prix, une rupture méthodologique ?
 Eric Chaney
Expert Associé - Économie
 Julien Damon
Professeur associé à Sciences Po

Esther Duflo n’est pas seulement la plus jeune femme de l’histoire à obtenir le prix Nobel d’économie, elle est surtout une économiste porteuse d’un sujet, la pauvreté, et d’une méthode innovante pour les sciences économiques, le travail de terrain. Comment interpréter cette distinction ? Eric Chaney, conseiller économique de l'Institut Montaigne et Julien Damon, sociologue et professeur associé à Sciences Po, reviennent pour nous sur l’attribution de ce prix à l’économiste française.   

Quel regard portez-vous sur l'attribution du prix Nobel d'économie à Esther Duflo ? 

JULIEN DAMON

C’est une excellente nouvelle pour les économistes français et pour la science économique en général. Ceci a déjà été souligné à foison, mais Esther Duflo est la plus jeune lauréate d’un prix, fondé il y a un demi-siècle, qui n’avait récompensé avant elle qu’une seule femme et seulement trois Français. Après Gérard Debreu en 1983, Maurice Allais en 1988 et Jean Tirole en 2014, elle place les économistes français aux premiers rangs de la profession. Notons que dans chacun des cas, il s’agit d’experts et d’enseignants férus de mathématiques et passés par les États-Unis, voire établis outre-Atlantique. Esther Duflo, comme c’était le cas pour Gérard Debreu, a la double nationalité. Au-delà du cocorico français, qui pourrait être relativisé, je pense que la consécration des travaux d’Esther Duflo est surtout un formidable signe en faveur d’une science économique plus incarnée, plus versée dans l’analyse des données et des politiques concrètes, que dans la modélisation et la théorisation. Celles-ci, aussi fondamentales soient-elles, doivent être appliquées et c’est bien ce que font pragmatiquement Esther Duflo, ses collègues et ses équipes. De fait, ce prix Nobel, un peu à la suite de ceux d’Amartya Sen et de Muhammad Yunus (un économiste titulaire, lui, du prix Nobel de la paix), met d’abord en avant un sujet, celui de la pauvreté, plutôt qu’une personnalité. D’ailleurs, on oublie un peu, en France, les deux autres lauréats qui ont été récompensés en même temps qu’Esther Duflo - dont son mari et collègue Abhijit Banerjee.

L'économiste française incarne un changement de paradigme méthodologique, délaissant la modélisation mathématique pour des expériences de terrain, notamment via "l'évaluation par échantillonnage aléatoire". En quoi cette méthodologie constitue une rupture ? Quelles en sont les limites ?

ÉRIC CHANEY

Je ne dirais pas qu’Esther Duflo et Abhijit Banerjee – leurs travaux sont le plus souvent communs et leurs contributions respectives difficiles à distinguer — ont délaissé la modélisation théorique, mais plutôt qu’ils ont cherché à répondre à la difficile question : comment valider, ou invalider, les conclusions pratiques de modèles théoriques fondés sur des hypothèses sur les comportements humains, lorsqu’il s’agissait de juger l’effet d’actions de politique économique. Michael Kremer, qui partage le prix avec le couple Duflo-Banerjee, a été l’un des premiers à adopter les méthodes couramment utilisées en recherche médicale, l’utilisation d’un échantillon d’individus sélectionnés de façon aléatoire et qui partagent une caractéristique économique, ou bénéficient d’une même mesure de politique économique, et d’un échantillon témoin. Il l’a fait au Kenya sur des questions de politique éducative. Esther Duflo et Abhijit Banerjee ont ensuite développé et élargi cette méthodologie, répondant ainsi de façon convaincante à la question : vos conclusions à partir d’échantillons sont-elles valables à plus large échelle ? Pour ce faire, ils ont développé des techniques économétriques adaptées aux données de panel, et qui comportent elles-mêmes un côté théorique, dans un sens statistique plus qu’économique. Mais il y a plus. Dans leur article Giving credit where it is due (Journal of Economic Perspectives, été 2010), ils soulignent que, dans le cas du crédit (d’où le jeu de mot) dans les pays en développement, ils développent eux-mêmes un modèle théorique de l’accès au crédit et des taux pratiqués, puis le soumettent à la validation empirique avec les méthodes précitées, en tirant partie d’une "expérience naturelle" (un changement de réglementation au Sri Lanka). Bouclant la boucle, ils montrent comment la validation ou non validation empirique conduit elle-même à de nouvelles modélisations théoriques. On peut donc dire qu’Esther Duflo et son mari sont devenus des acteurs majeurs de ce qu’on a souvent appelé en économie "la révolution de la crédibilité", sans pour autant ignorer la théorie.

Esther Duflo a été choisie par Barack Obama en 2013 pour siéger au Comité pour le développement mondial chargé de le conseiller sur ces questions. Quelle a été sa contribution dans ce cadre ?

JULIEN DAMON

Sa contribution précise, dans ce cadre particulier, je l’ignore. La France a célébré cette nomination et en reparle beaucoup à l’occasion de l’attribution du prix Nobel. On entend même, dans les médias hexagonaux, qu’Esther Duflo aurait été "conseillère de Barack Obama". Il n’en est rien. Ce n’est pas du tout remettre en cause les mérites de l’économiste franco-américaine que de dire qu’elle a été nommée dans une sorte de comité Théodule, certes de haut niveau. Mais ce n’est pas le célèbre Council of Economic Advisers du Président américain. Si on regarde sur le site de la Maison-Blanche, on voit trace de trois réunions du Comité pour le développement mondial, sans grandes conséquences. Bref, l’intérêt d’Esther Duflo, ce sont ses livres, ses articles et ses expérimentations, plutôt que son passage au loin dans des cénacles de l’administration américaine. Soyons, en France, heureux de ce signal mérité, mais n’imaginons pas une portée considérable de ces analyses. Hélas, peut-être. Remarquons, pour finir, qu’Emmanuel Macron a salué ce prix. Ce n’est pas le cas de Barack Obama, ni de Donald Trump. Ce qui, pour le deuxième cas, n’a rien d’inattendu.

ÉRIC CHANEY

Je partage complètement l’avis de Julien : la contribution d’Esther Duflo au développement économique et vu comme problème de politique économique – comment éradiquer la pauvreté ? – vient avant tout de ses travaux et de leur crédibilité. Que le Président Obama l’ait choisie dans ce cadre est une reconnaissance de cette réalité. Mais c’est bien plus "sur le terrain", comme elle aime à le dire, que ses travaux ont eu et continueront d’avoir un réel impact. Lorsque les autorités d’un pays envisagent la construction d’un barrage pour des besoins d’irrigation ou de production d’électricité, ils consultent les ingénieurs, les techniciens économiques et les écologistes, mais rarement les populations, et encore moins les spécialistes de la pauvreté. C’est plus difficile aujourd’hui en raison des enquêtes avec sélection aléatoire des échantillons, sur le terrain d’Esther Duflo et de ses équipes. Soulignons ce dernier mot : des centaines de jeunes économistes et statisticiens de par le monde travaillent avec elle pour aider à distinguer ce qui fonctionne de ce qui ne fonctionne pas.

Copyright : JOSEPH PREZIOSO / AFP

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne