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27/01/2020

L’Iran et son programme nucléaire – les Européens tentent une nouvelle tactique

L’Iran et son programme nucléaire –  les Européens tentent une nouvelle tactique
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Dans un communiqué commun, les ministres des Affaires étrangères des "E3" (Allemagne, France, Grande-Bretagne) ont annoncé, le 14 janvier, qu’ils souhaitaient mettre en œuvre le "mécanisme de règlement des différends" prévu par l’article 36 de l’accord nucléaire avec l’Iran (JCPOA). Les Iraniens ont violemment protesté. Les Américains se montrent au contraire déçus que les Européens n’aillent pas plus loin.

Ces derniers ont précisé notamment qu’ils n’entendaient pas utiliser le mécanisme de l’article 36 pour saisir le Conseil de sécurité des Nations Unies et déclencher un retour des sanctions onusiennes contre l’Iran. Sans exclure cette hypothèse pour l’avenir certes. Dès lors, au-delà de l’aspect de pure procédure, quelle est la portée réelle de cette initiative des Européens ?

Suggérons une lecture politique de celle-ci, s’articulant autour des trois points suivants :

  • Depuis l’assassinat du général Soleimani par les États-Unis, tous les esprits sont focalisés sur les aspects régionaux du dossier iranien et le risque de guerre qui en résulte. La prise de position des Européens vient rappeler dans ce contexte qu’une crise de non-prolifération est aussi déjà amorcée. Les Iraniens font valoir qu’ils s’éloignent de leurs engagements au titre du JCPOA parce que les Américains ne sont plus dans l’accord et que l’Europe n’a pas su compenser le retour des sanctions américaines. Quelles que soient leurs motivations, le fait est qu’au nom de la théorie du less for less, les autorités de Téhéran ont repris depuis le mois de mai, par une série de mesures contraires aux dispositions du JCPOA, un programme conduisant de facto à la constitution d’un stock d’uranium enrichi leur permettant d’acquérir l’arme nucléaire.
     
  • Un double message politique est aussi adressé par les Européens à Washington, à la fois sans doute de crédibilité et de résistance. Crédibilité, puisque les Européens montrent qu’ils ne restent pas sans réaction face aux violations par l’Iran de ses engagements. Résistance, car ce qu’exigeait l’administration Trump des Européens, ce n’était pas une manœuvre procédurale bien entendu, c’était le retrait pur et simple de l’accord. Les Européens signalent ainsi que selon eux, c’est toujours dans le cadre du JCPOA que la crise avec l’Iran sur les activités nucléaires de ce pays doit être résolue.
     
  • Il y a enfin dans la démarche des Trois un appel à l’Iran, qui est un appel au dialogue. La procédure de l’article 36 du JCPOA prévoit en effet différentes étapes et différents délais, pouvant s’étirer sur un certain nombre de mois ; les membres restant dans l’accord (outre l’Iran, les Trois Européens, le Haut Représentant pour la politique étrangère et de sécurité de l’UE, la Chine et la Russie) peuvent s’entendre pour multiplier les réunions à différents niveaux et reporter les échéances.

Un accord nucléaire en état de survie artificielle ?

Le fait est que les autorités de Téhéran ont repris depuis le mois de mai un programme conduisant de facto à la constitution d’un stock d’uranium enrichi leur permettant d’acquérir l’arme nucléaire.

Arrêtons-nous sur ce point car c’est celui qui peut être source de difficultés et de malentendus. D’abord, il n’est pas complètement certain que la Russie et la Chine – voire le Haut Représentant de l’UE lui-même (M. Borrell, qui a remplacé Mme Mogherini) – soient disposés à jouer le jeu. Les Européens, qui avaient prévenu Moscou et Pékin à l’avance, ont cependant de bons arguments à faire valoir : la Russie et la Chine ne peuvent rester totalement indifférentes au risque d’accession de l’Iran au statut nucléaire. Dans un autre registre, on a pu dire que la procédure déclenchée pouvait permettre d’occuper le terrain pendant des mois, et donc en réalité de maintenir l’accord nucléaire en état de survie artificielle jusqu’aux prochaines élections présidentielles américaines.

    Ce n’est pas impossible en effet, mais à condition d’observer que cela dépend beaucoup de ce que sera le comportement effectif des autorité iraniennes elles-mêmes s’agissant de leur programme.

    À cet égard, les Iraniens font valoir que les mesures de non-respect de leurs engagements nucléaires sont réversibles – et donc relativement inoffensives. C’est une assertion contestable depuis qu’au mois de septembre 2019, ils se sont affranchis des limites que leur imposait l’accord dans le domaine de la recherche et du développement. Le risque existe en effet qu’ils se dotent d’un nouveau type de centrifugeuses beaucoup plus performantes dans la production d’uranium enrichi. Celles-ci pourraient entrer notamment en fonction sur le site de Fordow, que précisément les Iraniens, toujours au titre du less for less, ont décidé en novembre de rouvrir (là aussi en contradiction avec les dispositions du JCPOA). L’addition de ces différentes violations laissent donc craindre que l’Iran ait entrepris de réduire le temps dit de break out qui le sépare de la possession d’une bombe.

    Un jeu de go procédural

    Il n’est pas négligeable certes que les Iraniens n’aient pas remis en cause le rôle des inspections de l’AIEA, qui peuvent apporter une certaine visibilité sur leur programme nucléaire. Le prochain rapport de l’Agence en février sera scruté avec une attention particulière. Parallèlement, et s’il fonctionne conformément aux vœux des Européens, le mécanisme de règlement des différends peut offrir une enceinte permettant aux différentes parties d’exposer leurs préoccupations. L’objectif des Européens est évidemment d’obtenir que l’Iran revienne au respect total de ses engagements ; l’Iran, s’il veut jouer habilement, pourrait en tout cas tenter de donner des garanties sur le caractère supposé "limité" de ses violations – ne serait-ce que pour conserver l’indulgence des Russes et des Chinois et éviter que les Européens en viennent à la saisine qu’ils redoutent du Conseil de Sécurité.

    À ce stade, les Iraniens avancent des arguties juridiques pour refuser le mécanisme de règlement des différends, mais ils ne paraissent pas décidés à le bloquer. En sa qualité de "coordonnateur" de la Commission des membres restant du JCPOA, le Haut Représentant de l’UE vient de convoquer une première réunion d’experts en février.

    L’objectif des Européens est évidemment d’obtenir que l’Iran revienne au respect total de ses engagements

    Avec cette espèce de jeu de go procédural, se prêtant mal aux avancées spectaculaires, les Européens et les Français en particulier ne s’éloignent-ils pas de la "médiation du président Macron", qui a paru pas si loin du succès en septembre à  New York ? Ils changent de tactique certes. Mais d’une part, les Iraniens n’en étaient qu’au début de leurs mises en cause de l’accord nucléaire en juillet 2019, lorsque M. Macron a envoyé son conseiller diplomatique à Téhéran ; ils en sont beaucoup plus loin aujourd’hui et il paraît opportun d’utiliser tous les moyens de pression pour tenter de les alerter sur les conséquences possibles de leurs choix. D’autre part, la négociation multilatérale entre experts ou ministres dans le cadre d’un instrument comme le JCPOA ne ferme pas d’autres voies de solution possibles – telle une médiation à haut niveau – si venait à s’ouvrir, avant ou après les élections présidentielles américaines, une nouvelle fenêtre d’opportunité.

     

    Copyright : STR / afp

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