AccueilExpressions par MontaigneL’illusion d’un possible retour aux trente glorieusesL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.02/05/2017L’illusion d’un possible retour aux trente glorieuses Action publiqueImprimerPARTAGERAuteur Eric Chaney Expert Associé - Économie Eric Chaney, conseiller économique de l'Institut Montaigne, analyse cette semaine le programme économique de Marine Le Pen.Les programmes populistes-nationalistes, de Marine Le Pen à Donald Trump ou Cinque Stelle en Italie, sont construits sur un substrat économique commun. Présupposant que la faiblesse de la croissance et le chômage viennent d’une concurrence déloyale, ils en déduisent qu’une politique protectionniste relèverait le niveau de vie des citoyens. Les économistes mainstream ont beau répéter que l’Histoire nous a durement appris à quel point cette thèse est fausse, on ne les entend guère. Au-delà de la réaction sociale et politique qui suivit la crise de 2008-2009, sous-estimée par les analystes comme par les classes dirigeantes, je crois qu’il y a une racine plus profonde dans l’attrait des programmes nationalistes comme celui de Marine Le Pen : l’illusion d’un possible retour aux taux de croissance élevés des années d’après-guerre, les "Trente Glorieuses" des Français ou le "Miracle Économique" des Allemands (Wirtschaftswunder). Ce retour ne se produira pas, quelle que soit la politique économique mise en œuvre dans les pays développés. Pour le comprendre, il faut, comme dans Les Visiteurs, faire un petit voyage dans le temps, mais en arrière, cette fois !En 1945, la plupart des pays industrialisés – à l’exception des États-Unis – étaient ravagés par la guerre. Entre 1938 et 1946, le revenu par habitant avait chuté de 56 % en Allemagne, de 37 % au Japon, de 25 % en Italie et de 14 % en France. De leur côté, les États-Unis, qui avaient investi massivement en science fondamentale, technologie et innovation industrielle tout au long de la chaine de production, avaient atteint un niveau de productivité et de richesse sans précédent : leur revenu par habitant avait augmenté de 50 % entre 1938 et 1946. À cette date, le PIB par habitant américain, comparé à ceux du Japon, de l’Allemagne, de l’Italie et de la France, était respectivement 540 %, 300 %, 170 % et 140 % plus élevé. On comprend mieux que ces derniers pays, qui pouvaient importer à la fois technologies de pointe et capital américain, connurent des taux de croissance élevés durant les trois décennies suivantes. Plus large l’écart initial, plus rapide la croissance : le Japon crut plus vite que l’Allemagne, qui crut plus vite que l’Italie, qui crut plus vite que la France !Le véritable nom de ces miracles est le "rattrapage technologique". Bien sûr, chaque pays forgea son propre modèle. Alors que l’Allemagne optait pour l’économie sociale de marché et pariait sur le libre échange pour construire une puissante industrie exportatrice, la France privilégiait l’élaboration par l’État d’une stratégie industrielle, incarnée par le "Plan", ses grandes entreprises bénéficiaient des commandes publiques et étaient protégées par des barrières douanières et non tarifaires. Par exemple, la fameuse vignette automobile visait à protéger les constructeurs automobiles français de la concurrence allemande dans le segment haut de gamme, celui qui, précisément, fait aujourd’hui le succès mondial de l’Allemagne. Le Japon mit en œuvre une stratégie mixte, faite d’intervention de l’État et de protection douanière, mais aussi d’un pari fort sur les exportations comme moteur d’accumulation de richesse.Il est vrai que l’Allemagne et le Japon furent considérablement aidés par la très faible valeur initiale de leurs devises, encore stigmatisées par l’effondrement de leurs économies de guerre, et par le soutien militaire et économique prodigué par les États-Unis dès le début de la Guerre Froide, c’est à dire dès le lendemain de la victoire. De ce point de vue, ni la Grande- Bretagne ni la France ne bénéficièrent des mêmes conditions.Les économistes ont étudié les processus de rattrapage économique, et mis à jour de fortes similarités entre le rattrapage entre états fédérés au sein des États-Unis, et entre les pays. Ils ont trouvé qu’une fois pris en compte des facteurs propres à chaque pays (ouverture internationale, institutions, respect de l’état de droit etc.), la vitesse de convergence des pays ou régions à faible productivité vers les économies de pointe était étonnamment stable, d’environ 2% par an(1).Mais qu’en fut-il des États-Unis, qui n’avaient personne à rattraper et, pourtant, connurent après-guerre des taux de croissance légèrement plus élevés que leur tendance de très long terme, un revenu par habitant augmentant de 2 % par an ? La meilleure explication est la formidable accumulation d’innovation scientifique et technologique (S&T) durant les années de guerre, qui se diffusa dans l’économie au cours des décennies suivantes. Des répliques, plus faibles, de cet extraordinaire investissement en S&T, se produisirent durant la Guerre Froide, avec la stratégie de "nouvelle frontière" et "d’objectif Lune" du Président Kennedy, puis l’initiative stratégique de défense (la "guerre des étoiles") du Président Reagan.Retour, ou presque, au présent. Dans les années 70, la plupart des pays industrialisés avaient rattrapé les États-Unis, laissant cependant un écart résiduel de productivité de l’ordre de 10 % avec ces derniers. Vers 2008, les États-Unis semblaient avoir épuisé le carburant des prouesses technologiques de la Guerre Froide. La mondialisation avait commencé en 1947 avec le premier accord multilatéral (GATT) et s’est poursuivie jusqu’à présent, à un rythme plutôt décroissant. L’impression d’une forte accélération vint de l’effondrement du système soviétique et surtout du ralliement de la Chine au commerce international, en 2001. Mais ce fut une accélération géographique, non pas une intensification au sein des pays déjà engagés dans le commerce international. De ce fait, si des changements structurels sont apparus en ce début de siècle, on ne peut les attribuer à la mondialisation en soi, mais plutôt à la taille des économies qui la rejoignirent.Revenons aux thèses populistes-nationalistes. De même que le Président Hoover considéra que la meilleure façon d’enrayer la dépression dans laquelle s’enfonçait son pays en 1930 était d’imposer de forts tarifs douaniers à plus de 20 000 produits importés, les populistes modernes pensent que le protectionnisme, "intelligent" dans la version Marine Le Pen, rapporterait croissance et emplois. C’est malheureusement l’inverse qui se produirait : comme en 1930, la croissance s’effondrerait et avec elle le commerce international, qui représente la demande extérieure pour chaque secteur exportateur.Il y a pire : non seulement le protectionnisme réduirait mécaniquement la demande mondiale, mais il aurait aussi un impact négatif sur la productivité et donc, in fine, sur le revenu par habitant. Ce point important, développé par une nouvelle génération d’économistes du commerce international, a des implications profondes qu’on peut saisir à travers un exemple d’actualité. Selon leurs organisations professionnelles, les agriculteurs de l’Union Européenne et du Canada sont défavorables à l’accord CETA négocié entre l’UE et le Canada, et que Marine Le Pen dénoncerait si elle était élue. Que cet accord déplaise aux agriculteurs des deux côtés indique qu’il bénéficierait aux consommateurs des deux partenaires. Si l’accord était mis en œuvre, la consommation augmenterait, grâce aux gains d’efficience obtenus par le secteur agricole (entre autres) sous l’effet d’une concurrence plus vive. Dans le cadre des modèles théoriques de la "nouvelle théorie du commerce international", Marc Melitz, professeur à Harvard, et d’autres économistes ont montré que l’ouverture des frontières augmente la productivité d’un paysparce que les entreprises les moins productives disparaissent au profit des plus productives, libérant à la fois des parts de marché et un meilleur accès au capital pour ces dernières. Ce processus darwinien permet également à de nouveaux entrants, plus innovateurs, d’accéder au marché. Bien sûr, ces résultats valent également en sens contraire : plus de protectionnisme rend la vie plus facile aux moins compétitifs, surtout si les autorités ouvrent la porte aux dévaluations compétitives en cas de difficulté de balance des paiements, ce qui ferait régresser la productivité du pays.Seule une nouvelle vague d’innovation S&T soutenue par l’investissement public mais aussi par la libre concurrence entre entreprises innovatrices peut faire accélérer le taux de croissance de nos économies avancées. L’impressionnant rythme de l’innovation S&T venant de la numérisation, de l’informatique et de leur rejeton, l’intelligence artificielle, des percées dans les domaines des sciences des matériaux et de la génétique, porte probablement la troisième évolution industrielle en laquelle croient Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee du MIT (2). Mais ceci fait débat (3) et même si cette révolution se produit, elle a encore à montrer ses effets concrets. Ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’un monde plus protectionniste étoufferait dans l’œuf l’émergence des nouvelles technologies et leurs conséquences positives pour le revenu.Les programmes populistes-nationalistes sont fondés pour l’essentiel sur une incompréhension de l’économie du libre-échange – c’est un jeu à somme positive, pas à somme nulle — et sur un anachronisme profond – la possibilité d’un retour aux Trente Glorieuses. La difficulté pour les "réformistes" comme Emmanuel Macron, qui veulent résoudre les faiblesses structurelles de leurs économies dans le cadre du libre-échange, est qu’ils font face à des adversaires à qui il est facile et populaire de dire "protégeons nos emplois et la croissance reviendra spontanément, comme dans les années 60", sans rien faire pour rendre l’économie plus productive. C’est pourquoi il importe de lever le voile de l’illusion d’un possible voyage dans le temps vers "l’Âge d’Or".(1)Voir ‘Convergence’, Robert J. Barro and Xavier Sala-i-Martin, Journal of Political Economy, 1992, vol. 100 no.2. A convergence rate of 2% per year means that the gap between the leading country and its followers typically shrinks by 2% every year.(2)Voir ‘The Second Machine Age : Work, Progress, and Prosperity in a Time of Brilliant Technologies’, W.W. Norton and Company, 2016.(3)Voir ‘The Rise and Fall of American Growth’, Robert J. Gordon, Princeton University Press, 2016.Pour aller plus loin :Présidentielle 2017 - Le grand décryptagePrésidentielle 2017 - Les programmes économiques passés au crible par Eric ChaneyA propos du monde imaginaire de ceux qui prônent une sortie de l’euroImprimerPARTAGER