Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
01/10/2019

Lettre de Moscou – quel effet Macron sur le Kremlin ?

Imprimer
PARTAGER
Lettre de Moscou – quel effet Macron sur le Kremlin ?
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

La Russie représente un sujet sensible pour l’opinion française. Les fluctuations de la relation bilatérale entre Paris et Moscou suscitent des réactions souvent émotionnelles chez nos compatriotes. Les récentes ouvertures d’Emmanuel Macron à l’égard de la Russie – accueil de M. Poutine à Brégançon le 20 août, annonce d’une présence du président de la République aux cérémonies du 9 mai 2020 à Moscou, discours devant les Ambassadeurs, réunion des ministres de la Défense et des Affaires étrangères à Moscou le 9 septembre – n’ont pas manqué de faire débat dans les médias français.

Qu’en est-il à Moscou ? Un passage de quelques jours la semaine dernière dans la capitale russe, pour des discussions sur le Proche-Orient, ne permet pas de se faire une idée définitive. De différentes conversations avec des observateurs avisés se dégagent cependant quelques impressions. Il est clair, d’abord, qu’un profond scepticisme mélangé de cynisme est, depuis quelques années, l’attitude de fond des dirigeants russes à l’égard de l’Europe. Les sarcasmes, qui sont devenus systématiques dans les propos du ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, sont à cet égard illustratifs. Cette attitude n’épargne pas la France.

La souveraineté comme marqueur des relations internationales

Le Kremlin estime que la Russie est l’un des derniers États vraiment souverains, avec les Etats-Unis et la Chine, tandis que les grands émergents, telle l’Inde, aspirent à retrouver le maximum d’attributs de la souveraineté.

D’où vient ce regard peu amène ? Bien sûr de l’image d’impuissance et de divisions que donnent d’eux-mêmes les Européens face aux grands défis de l’immigration, du terrorisme ou des crises du Proche-Orient, et même s’agissant de l’Ukraine, en raison, sur ce dernier sujet, vu de Moscou, de l’attitude antirusse de certains Etats-Membres (Suède, Pologne, Etats baltes). S’y ajoute comme toujours le réflexe de considérer (ou d’affecter de considérer) les Européens comme soumis aux instructions de Washington : depuis Valéry Giscard d’Estaing, le pli a été pris par exemple par les officiels russes de regretter la dérive des Présidents français successifs par rapport à la politique d’indépendance du Général de Gaulle.

Les Russes – compte tenu de l’état de leur économie et du retard qu’accumule leur pays dans beaucoup de domaines – ont-ils tant de raisons de prendre les Européens de haut ? Objectivement, on peut en douter. Sous la férule de Vladimir Poutine toutefois, un concept a progressivement émergé comme le marqueur majeur dans la vision russe des affaires internationales : celui de souveraineté. Le Kremlin estime que la Russie est l’un des derniers États vraiment souverains, avec les Etats-Unis et la Chine, tandis que les grands émergents, telle l’Inde, aspirent à retrouver le maximum d’attributs de la souveraineté. Une certaine compréhension existe vis-à-vis de l’Iran pour cette même raison de fond. Dans cette optique, les Européens apparaissent comme des nains, réduits au suivisme vis-à-vis des Etats-Unis, tout en cherchant pour un certain nombre d’entre eux – en fait pour la plupart d’entre eux - à se ménager les bonnes grâces de Moscou. L’affaiblissement de l’Allemagne – historiquement le grand pays d’Europe continentale, pour les Russes, plus que la France – ne fait qu’accentuer cette perception.

Le reset franco-russe

L’accueil du Président Poutine à Brégançon a été dans un premier temps jugé à cette aune. Ne forçons pas le trait bien entendu : les dirigeants russes font la différence entre la fière France, dirigée par un brillant Président plein d’énergie, et les politiciens autrichiens, italiens ou hongrois. Vu de Moscou cependant, les "ouvertures françaises" (qui avaient été précédées du soutien français au retour de la Russie dans le Conseil de l’Europe) tombaient dans le schéma classique dans lequel un grand pays européen ne peut durablement se couper de Moscou – et finit toujours par faire les premiers pas. Des intérêts circonstanciels convergents – sur l’Ukraine, compte tenu de la plus grande flexibilité du nouveau Président ukrainien – ont été exploités avec maestria par les deux parties. L’échange des prisonniers entre Kiev et Moscou aurait probablement eu lieu sans que la France ne s’en mêle, mais elle accompagne heureusement le "reset" franco-russe.

Quelques éléments d’ambiance méritent d’être notés. D’abord, l’idée de retour de la Russie dans un G8 reconstitué, dont on pense à Moscou qu’elle correspond à la préférence intime du Président Macron, se heurte chez certains proches du Kremlin aux réflexes de méfiance habituels : quel serait le prix à payer pour M. Poutine ? Ensuite, plus que Brégançon, c’est le discours aux Ambassadeurs qui semble avoir frappé nos interlocuteurs. On ne s’attendait pas à Moscou à un engagement aussi net de la part d’Emmanuel Macron, s’inscrivant dans d’aussi vastes perspectives, mélangeant, curieusement à des oreilles russes, le monde d’hier (cf. l’"architecture de sécurité européenne"), celui de Mitterrand et de Chirac, et le monde de demain (cf. la question de la Chine).

Vu de Moscou cependant, les "ouvertures françaises" tombaient dans le schéma classique dans lequel un grand pays européen ne peut durablement se couper de Moscou – et finit toujours par faire les premiers pas.

Par ailleurs, l’activisme de M. Macron sur l’Iran impressionne les Russes, car il démontre que la France conserve quelques leviers dans ce champ de manœuvre – le Proche-Orient – dont ils ont tendance à considérer qu’il est désormais leur terrain de jeu privilégié. Enfin, la rencontre des quatre ministres le 9 septembre s’est évidemment bien passée, sans enregistrer de percée particulière : un programme de travail a été agréé et un long et fastidieux travail commence, pour lequel il est vraisemblable que les Russes vont "laisser venir" les Français.

Le prochain test viendra assez vite puisqu’il s’agit de la mise en œuvre des accords de Minsk sur l’Ukraine, qui pourrait faire l’objet d’un nouveau sommet en format dit "Normandie" (Allemagne, France, Ukraine, Russie). Test difficile d’ailleurs : il serait étonnant que sur le sujet si explosif du statut du Donbass, les dirigeants russes et ukrainiens s’accordent sur une vraie solution. Faudra-t-il se contenter de demi-mesures pour entretenir le reset franco-russe ? Ou admettre que d’autres sujets que l’Ukraine justifient l’approfondissement du dialogue entre Paris et Moscou, même si le différend sur l’Ukraine persiste ? Comment imaginer que, sur la Syrie et d’autres crises au Proche-Orient, où les Russes se sentent en position de force, la concertation puisse aller très loin ?

L’ours russe à l’ombre du dragon chinois

Quoi qu’il en soit, vu encore une fois de Moscou, la tentation est de voir les ouvertures de M. Macron comme un retour à l’une des figures classiques des relations Est-Ouest de jadis : une France utile pour diviser le camp occidental et grapiller au passage quelques avantages, quitte à lui abandonner par là quelques satisfactions mineures. C’est bien sûr à rassurer nos partenaires européens sur ce point que le Président Macron va devoir s’attacher ; et c’est surtout à casser ce "syndrome" dans l’esprit des dirigeants russes qu’il devra s’appliquer. L’enjeu est d’explorer sur quels dossiers précis éventuels, une fois les châteaux en Espagne écartés, une relation équilibrée peut s’établir. Sur ce dernier point, le risque évident d’une satellisation à terme de la Russie par la Chine peut-il faciliter un changement de nature dans la manière dont les dirigeants russes voient l’Europe ?

C’est un vaste sujet que l’on ne peut aborder ici mais qui devrait faire l’objet d’une réflexion approfondie. Là aussi, notons deux ou trois impressions tirées de quelques conversations : la crainte et la méfiance sont fortes du côté russe à l’égard de la Chine ; la grande affection mutuelle qu’affichent M. Xi et M. Poutine étonne. En même temps, les Russes n’ont nullement le sentiment d’avoir été "poussés" vers Pékin ; nos interlocuteurs observent que M. Poutine s’est tourné vers la Chine comme l’ont fait bien d’autres Etats : qui peut s’en dispenser aujourd’hui ? Grâce à sa politique de souveraineté, la Russie ne peut-elle assumer un rôle de puissance eurasiatique tirant son épingle du jeu dans un monde multipolaire ?

Il est vrai, cependant, que les mêmes interlocuteurs éprouvent une certaine gêne quand on énumère quelques exemples montrant que la collaboration est allée très loin, de façon évidemment asymétrique, entre les deux pays : les accords sur les hydrocarbures peu avantageux pour la Russie, les ventes d’armes dans lesquelles les Russes cèdent de la technologie très avancée, les exercices militaires avec partage du renseignement poussé, l’Arctique ouverte aux routes de la soie, le choix de Huawei, etc. Mais la réplique vient assez vite : qu’est-ce que les Européens peuvent offrir ?

 

Copyright : LUDOVIC MARIN / AFP

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne