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07/06/2022

Les voix des territoires : la vie des Français au cœur des élections

Les voix des territoires : la vie des Français au cœur des élections
 Lisa Thomas-Darbois
Auteur
Directrice des Études France et Experte Résidente

En 2019, puis en 2021, l’Institut Montaigne et Elabe - en partenariat avec la SNCF - ont publié deux éditions du Baromètre des Territoires, un outil d’ampleur qui permet d’appréhender les grandes fractures françaises et leur impact sur la cohésion sociale du pays. Réalisées au moment de la crise des Gilets jaunes et quelques mois avant la réelection d’Emmanuel Macron, ces enquêtes nous permettent de mieux comprendre l’opinion de nos concitoyens. Leurs enseignements peuvent aujourd’hui éclairer utilement les dynamiques observées pendant l’élection présidentielle, et mieux comprendre celles qui se dessinent pour les élections législatives.

En effet, la victoire du président-candidat en 2022 souligne la confirmation d’une vague macroniste dans de nombreuses régions - telles que la Nouvelle-Aquitaine, la Bretagne, l’Auvergne-Rhône-Alpes ou les Pays de la Loire - et la conquête de nouveaux territoires comme la Normandie ou le Centre-Val de Loire. Pourtant, la "vague bleu marine" a sensiblement gagné en hauteur par rapport à 2017. Le Rassemblement national confirme ainsi son implantation dans les Hauts-de-France et dans la Région Sud tout en enregistrant une progression significative en Bourgogne Franche-Comté, dans la région Grand-Est et en Occitanie. Enfin, la "vague rouge" portée par Jean-Luc Mélenchon s’est intensifiée, notamment en Ile-de-France, et pourrait gagner en intensité lors des scrutins des 12 et 19 juin prochains.

Dynamiques territoriales : quelles évolutions entre 2017 et 2022 ?

Les résultats des élections présidentielles de 2017 et de 2022 et les conclusions des deux éditions du Baromètre des Territoires - de 2018 et 2021 - permettent de dégager deux grandes tendances électorales.

La première se caractérise par une forte progression des extrêmes. La vague "bleu marine" et la vague "rouge" gagnent incontestablement du terrain dans de nombreuses régions, et tout particulièrement au premier tour de l’élection. Du mouvement contestataire qui donne la victoire au premier tour aux partis extrémistes à l’adhésion idéologique plus profonde qui ancre la victoire des extrêmes également au second tour, les scores de Jean-Luc Mélenchon mais surtout de Marine Le Pen enregistrent, en effet, des niveaux inédits. Le résultat final de cette élection présidentielle s’en trouve par conséquent très resserré par rapport à ce qu’il a été en 2017.

Cette vague radicale est indéniable et retentissante dans le paysage politique et médiatique français. Cependant, elle ne parvient pas à surpasser la seconde tendance électorale de cette élection : le renforcement quasi systématique d’Emmanuel Macron au premier tour, même dans des régions qui ne le placent pas en tête, et sa victoire dans la quasi-totalité des régions au second tour.

Cette élection a donc été le théâtre d’une mutation profonde de l'échiquier politique entre la progression de Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon.

Le président-candidat renforce, d’une part, sa base électorale construite en 2017, mais élargit, d’autre part, son champ d’influence en remportant l’adhésion de nouveaux territoires parfois acquis de longue date par les partis plus extrêmes. Cette élection a donc été le théâtre d’une mutation profonde de l'échiquier politique entre la progression de Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon et le renforcement incontestable du parti présidentiel.

Comment expliquer ces dynamiques électorales à la lumière des enseignements de notre Baromètre des Territoires ?

La question du pouvoir d’achat, qui s’est imposée durant l’entre-deux-tours, semble avoir été décisive lors du vote. Les enseignements qualitatifs du Baromètre des Territoires nous permettent de consolider quelques hypothèses : là où il progresse le plus nettement, l’électorat d’Emmanuel Macron s’élargit, là où sa progression est moins remarquable, voire très légère ou négative, Marine Le Pen s’impose.

Par ailleurs, il apparaît que l’accroissement du sentiment de "subir sa vie" - qui s’exprime indifféremment par une augmentation du nombre d’"Assignés" (cf la typologie créée pour le Baromètre des Territoires) ou par le renforcement du sentiment de vivre dans une société injuste - est souvent corrélé à une préférence électorale pour l’extrême droite. À titre d’illustration, les Hauts-de-France, région où le vote en faveur de Marine Le Pen est le plus élevé - au 1er et au 2nd tour - à l’échelle nationale, est aussi la région où la part des assignés est la plus importante (27 %).

Enfin, une prise de conscience forte des enjeux écologiques et environnementaux semble, souvent, être le signal d’un renforcement de l’électorat de Jean-Luc Mélenchon.

Des dynamiques parfois hétérogènes, qu’expliquent nos "exceptions françaises"

Certaines régions ne répondent toutefois pas pleinement aux tendances identifiées et certains éléments qualitatifs issus du Baromètre des Territoires ne peuvent intégralement expliquer les dynamiques territoriales.

À titre d’exemple, en Bretagne, où le sentiment d’être heureux est bien plus fort que la moyenne (80 % en 2021), la progression de Marine Le Pen est pourtant bien réelle entre 2017 et 2022 (+ 4,2 points). L’amélioration de l’indicateur lié au pouvoir d’achat (la possibilité de bien vivre jusqu’à la fin du mois sans se restreindre), plus faible que dans les autres régions, pourrait toutefois expliquer la progression de la candidate du Rassemblement national.

La question du pouvoir d’achat, qui s’est imposée durant l’entre-deux-tours, semble avoir été décisive lors du vote.

De même, en Normandie, et dans la Région Sud, la forte conscience écologique (avec un sentiment plus fort que la moyenne que notre modèle économique n’est pas compatible avec la protection de l’environnement) ne se traduit pas par un vote plus élevé que la moyenne pour Jean-Luc Mélenchon. Celui-ci va même jusqu’à régresser en Normandie.

À l’inverse, en Île-de-France, la conscience écologique, un peu moins développée que la moyenne nationale, n’empêche pas Jean-Luc Mélenchon de réaliser son meilleur score régional.

Enfin, les Pays-de-la-Loire sont l’une des deux régions avec la Normandie où le sentiment de bonheur est le plus fort (81 % des habitants ont le sentiment d’être heureux) et où, paradoxalement, Marine Le Pen enregistre l’une des plus nette progression, passant de 16,6 % des voix en 2017 à 20,8 % en 2022, soit une hausse de 4,16 points. La progression de Marine Le Pen est également un peu plus marquée en Normandie que dans les autres régions du baromètre, de 3,2 points.

Rappel de la typologie des Français du Baromètre du Territoires

L’enquête menée dans le cadre du baromètre des territoires a permis de saisir deux grandes dimensions qui structurent les opinions des Français, à savoir leur situation financière et le rapport à leur territoire de vie. Ces deux grandes tendances font émerger quatre catégories de Français, les affranchis, les enracinés, les assignés, et les sur le fil.

Affranchis

Les affranchis représentaient 21 % de la population en 2018, et 20 % en 2021. Les cadres sont surreprésentés dans cette catégorie de la population. Ils sont nombreux à avoir moins de 35 ans et à être citadins, en particulier dans des agglomérations de plus de 100 000 habitants. Ils sont plutôt caractérisés par leur sentiment d’avoir choisi leur vie (80 %, contre 59 % au niveau national), par le fait qu’ils ont des métiers télétravaillables (c’est le cas de 55 % d’entre eux, contre 40 % au niveau national), par le fait qu’ils bouclent leurs fins de mois sans se restreindre (79 % contre 64 % en moyenne).

Le capital culturel et économique élevé de cette partie de la population leur permet de s’adapter facilement aux changements et de rester maîtres de leur destin. Leur ancrage territorial est plus faible que celui des autres catégories de la population et ils sont surreprésentés en Île-de-France.

Enracinés

Les enracinés voient leur part bondir de 22 à 31 % de la population entre fin 2018 et fin 2021. Les retraités sont surreprésentés. 47 % d’entre eux vivent dans une commune rurale ou dans une ville de moins de 20 000 habitants, contre 40 % pour l’ensemble de la population française. Ils sont plus nombreux à avoir estimé qu’ils ont choisi leur vie (73 %), et sont plus souvent propriétaires, pour 74 % d’entre eux. 78 % d’entre eux bouclent leurs fins de mois sans se restreindre.

Cette catégorie de la population mène une vie qui lui convient, et apprécie son lieu de vie qu’elle ne souhaite pas quitter. Contrairement aux assignés, leur enracinement est choisi plutôt que contraint.

La forte progression de cette catégorie s’explique par la crise sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19. Les restrictions pesant sur les déplacements ont en effet provoqué un mouvement d’enracinement de la population française dans son ensemble.

Assignés

Les assignés représentent 24 % de la population fin 2021, contre 25 % fin 2018. Ils sont nettement moins nombreux à se sentir heureux dans leur vie (56 %, contre 78 % en moyenne), et beaucoup moins nombreux à avoir le sentiment d’avoir choisi leur vie - 33 % en ont le sentiment, contre 59 % en moyenne. Les ouvriers et les 35-64 ans y sont légèrement surreprésentés. Ils sont présents sur l’ensemble du territoire, quelle que soit la taille de l’agglomération dans laquelle ils vivent.

Cette catégorie de la population se caractérise aussi par ses difficultés financières (56 % bouclent leurs fins de mois en se restreignant). Leurs territoires de vie sont marqués par les difficultés. Leur manque de capital socio-culturel les empêche de changer de cadre de vie alors qu’ils y aspirent.

Sur le fil

Les sur le fil représentent 25 % de la population fin 2021, contre 32 % fin 2018. Ils sont plutôt moins nombreux à avoir le sentiment d’avoir choisi leur vie (51 %). Les femmes et les moins de 50 ans y sont surreprésentés. 48 % bouclent leurs fins de mois en se restreignant (36 % en moyenne). Comme les assignés, leur vie est marquée par un grand nombre de difficultés. Mais cette population est plus jeune, plus mobile et a un capital socio-économique plus élevé. En revanche, contrairement aux affranchis, leur mobilité est subie plutôt que choisie.

La forte régression de cette catégorie de la population s’explique par le recul des inquiétudes du quotidien par rapport à la crise des gilets jaunes de la fin 2018.

 


Billet rédigé avec l’aide d’Alexandre Goddard et Félicité Schaeffer, assistants chargés d’études.

 

Copyright : Emil Helms / Ritzau Scanpix / AFP

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