AccueilExpressions par MontaigneLes révoltés de l'an 2019 en quête de dignité et de respectL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.28/10/2019Les révoltés de l'an 2019 en quête de dignité et de respect SociétéImprimerPARTAGERAuteur Dominique Moïsi Conseiller Spécial - Géopolitique Les protestations qui secouent nombre de pays aujourd'hui n'ont souvent pas les mêmes motifs. Mais il y a un fil conducteur : une quête de dignité et de respect.1848, 1968, 1989 ou 2010-2012 ? Face à une vague de contestation qui a pris le monde par surprise, la tentation est grande de recourir à des analogies historiques. Il y aura bientôt dix ans, la référence au Printemps des peuples de 1848 s'était imposée, presque naturellement, dans le monde occidental pour décrire le mouvement de contestation qui, commencé en Tunisie, avait gagné par capillarité l'Egypte, la Libye, la Syrie…Au Qatar, où je me trouvais il y a quelques jours, les Libanais rencontrés semblaient partagés entre exaltation et inquiétude. De Beyrouth à Santiago du Chili, en passant par Hong Kong, Alger, Khartoum, Amman et Bagdad, ils étaient tentés de lire les événements de contestation en cours à travers la clef de lecture de leur région. Pour eux, il n'y avait pas de doute, un nouveau cycle de Printemps arabes, élargi au monde, était en cours.La référence à Mai 68, présente dans le débat, met l'accent sur la jeunesse des manifestants, la spontanéité de la révolte et l'absence, pour l'essentiel, de leaders politiquement identifiables.Mais comparaison n'est pas raison. 2019 est différent, unique même, comme peut l'être tout développement historique. En 1968, en France, à l'heure du plein-emploi, c'était un mélange d'ennui et d'utopie révolutionnaire qui poussait la jeunesse à bâtir des barricades. En 1989, c'était à l'inverse l'espoir de trouver la liberté et la prospérité qui poussait les peuples à abattre les murs de l'oppression. En 2019, la colère et le désespoir se sont substitués au rêve et à l'espérance, même s'il existe un espoir raisonnable d'amélioration sensible dans des pays comme le Soudan et l'Algérie.Esprit révolutionnaireIl existe pourtant un fil conducteur, une explication commune à toutes les contestations en cours. Ce qui s'exprime partout, à des degrés d'intensité et sous des formes diverses, c'est la quête de dignité et de respect des peuples. Ils ont été trop longtemps humiliés, ignorés, méprisés, par des élites politiques, irresponsables, corrompues et lointaines.L'occasion de la révolte est souvent minime en apparence. Une taxe sur l'usage de WhatsApp au Liban - on n'arrête pas l'imagination des spécialistes de la fiscalité -, l'augmentation du prix des tickets de métro au Chili… Chaque fois, c'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase.Pour les Libanais, il n'y avait pas de doute, un nouveau cycle de Printemps arabes, élargi au monde, était en cours.Et, comme en Egypte, sur la place Tahrir, en 2011 , ou à Beyrouth en 2005, après l'attentat qui coûta la vie à Rafic Hariri, c'est le téléphone portable qui devient l'instrument de ralliement pour les contestataires. L'objet de la révolte (révolution ?) peut bien être initialement de nature économique et sociale, comme au Liban ou au Chili, ou politique, comme à Hong Kong.À chaque fois aussi, les autorités prises de court réagissent avec un temps de délai. "Trop tard, trop peu", disent en chœur les citoyens, comme surpris eux-mêmes, par leur nombre et leur force. Ils rejetaient une nouvelle taxe, ils exigent désormais un changement de régime. "Les réformes faites à temps affaiblissent l'esprit révolutionnaire", notait le comte de Cavour, l'architecte de l'unification de l'Italie, après celle du Piémont. Les réformes venues trop tard nourrissent l'esprit révolutionnaire. Le pouvoir, qui s'est longtemps refusé à tout compromis, à toute concession, donne soudain l'impression de paniquer. Pour sauver ses privilèges, il est prêt à les réduire, de manière spectaculaire, comme au Liban, de façon plus symbolique, comme au Chili.Chaos géopolitiqueOù va le monde ? Comment créer un ordre nouveau qui soit plus juste et par là même plus stable à long terme, alors que le système en place est souvent "pourri jusqu'à la moelle" et qu'il est trop tard pour le réformer ? Le problème est d'autant plus difficile à résoudre qu'il y a en 2019 une situation radicalement nouvelle. La demande de dignité des peuples se produit au moment où la situation géopolitique est devenue exceptionnellement instable. Autrement dit, le désordre dans la rue se nourrit du chaos du monde et vice versa. En Amérique latine, l'arrière-cour des Etats-Unis selon la formulation traditionnelle, Washington ne pèse plus sur la balance, ou si peu. Le président Maduro en a profité pour se maintenir au pouvoir au Venezuela. Les Chiliens peuvent s'inquiéter légitimement du retour d'une violence qu'ils ont connue il y a plusieurs décennies. Mais le continent latino-américain est cette fois-ci largement seul face à son destin. Une situation qu'exploite Jair Bolsonaro au Brésil."Nous sommes un peuple"Au Moyen-Orient, alors que les Russes se substituent progressivement aux Etats-Unis - au moins en Syrie -, avant de céder sans doute la place un jour aux Chinois, les peuples se retrouvent là aussi, de plus en plus abandonnés à leur destin. "Vous voulez la démocratie, c'est votre problème."Au moment où l'Amérique est en train de se retirer du Moyen-Orient, comme la Grande-Bretagne le fit avant elle à la fin des années 1960, comment concilier la quête de liberté et d'égalité des peuples avec la montée en puissance de pays comme la Russie et la Chine - sans oublier l'Iran et la Turquie - qui semblent tous craindre comme la peste la montée des contestations démocratiques ? Lors du premier sommet Russie-Afrique qui vient de se tenir à Sotchi, la présence du président égyptien, Abdel Fattah Al-Sissi, était particulièrement notable. L'un des régimes les plus autoritaires de la région retrouve tout naturellement son alliance d'hier avec la Russie, (c'était alors l'URSS) après l'abandon par Washington de Hosni Moubarak.Au Liban, la contestation populaire rebat-elle les cartes géopolitiques ? En défilant comme les Allemands de l'Est en 1989 ou les Syriens en 2012 sous la bannière "Nous sommes un peuple", les Libanais vont-ils remettre en question les équilibres confessionnels qui dominent depuis toujours le pays ? L'Iran, la grande puissance montante dans la région, voit sa première ligne de défense antimissiles contre Israël, le Hezbollah, être contesté de l'intérieur par le peuple libanais lui-même. Même s'il est et risque de demeurer la principale force politique du pays. Rien, nulle part, n'est encore gagné. L'année 2019 risque-t-elle de se terminer comme les années 2010-2012, avec un "Printemps inachevé" ? Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 27/10/2019)Copyright : IBRAHIM AMRO / AFPImprimerPARTAGERcontenus associés 21/10/2019 À Hong Kong, les dernières heures de liberté avant l'intervention chinoise Dominique Moïsi 30/09/2019 La spectaculaire dérive de nos sociétés démocratiques Dominique Moïsi