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10/05/2023

[Le monde vu d'ailleurs] - L'Iran et la nouvelle donne au Moyen-Orient

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[Le monde vu d'ailleurs] - L'Iran et la nouvelle donne au Moyen-Orient
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, il examine la normalisation des relations entre l’Arabie saoudite et l’Iran.

La reprise des relations entre Riyadh et Téhéran, sous l’égide de Pékin, est de nature à contribuer à une détente dans la région, mais le rapprochement russo-iranien, notamment militaire, pourrait être source de nouvelles tensions.  

Une victoire diplomatique chinoise

Sept ans après avoir rompu en 2016 leurs relations diplomatiques et à la suite de pourparlers confidentiels en cours depuis deux ans, l'Arabie saoudite et l'Iran ont décidé en mars dernier de normaliser leurs rapports. Le texte de l'accord n'a pas publié la déclaration trilatérale diffusée le 10 mars 2023 et se borne à mentionner le "respect de la souveraineté des États et la non-interférence dans les affaires intérieures des États". Néanmoins, soulignent les experts, l'objectif est non seulement de rétablir le dialogue bilatéral, mais aussi de contribuer à la stabilité du Moyen-Orient et du Golfe, Téhéran n'entendant pas cependant mettre fin au soutien à ses alliés régionaux ("l'axe de la résistance"). Le Président iranien a accepté une invitation à se rendre à Riyadh, le Roi Salman a également été invité à Téhéran. L'annonce de cette normalisation a surpris, voire choqué, parce qu'elle est le résultat d'une médiation chinoise. Il s’agit d’une "victoire claire de la politique chinoise, non seulement au Moyen-Orient, mais sur un plan global", estime Vladimir Sajine. Cet expert de l’Académie des sciences de Russie en conclut que, "depuis le 10 mars 2023, la Chine est un acteur politique essentiel" dans cette région, étant entendu que les États-Unis, s'ils perdent de leur autorité, y restent toujours très présents, notamment sur le plan militaire. Cette initiative s’inscrit dans un processus de normalisation (Turquie/Israël, accords d’Abraham, Syrie/pays arabes), sur fond de désengagement des États-Unis du Moyen-Orient, observe Nikolaï Kojanov, un autre chercheur russe.

"Une bonne période pour les autocrates dans la région", réagit la FAZ, cet accord devant contribuer à conforter des régimes confrontés à de multiples défis internes et qui, s’agissant de l’Iran, continue à manifester un comportement agressif vis-à-vis de l’extérieur (exécution de double-nationaux, arraisonnement de tankers). Isolé de l'Occident, affaibli par des mois de contestation et par les sanctions internationales, très dépendant économiquement de Pékin et sans réelle perspective de conclure un nouvel accord sur son programme nucléaire (JCPoA), Téhéran a intérêt à un modus vivendi avec son grand rival régional, explique Vladimir Sajine. L'ayatollah Khamenei avait besoin d'un geste politique fort, il est significatif, observe le chercheur russe, que le Guide ait confié la négociation, non pas au ministère des Affaires étrangères, mais à un proche, Ali Shamkhani, secrétaire du conseil suprême de sécurité nationale, conservateur modéré. Le régime iranien peut aussi tirer parti de cette reprise des relations avec Riyadh pour renforcer ses positions dans son voisinage. Les effets concrets du processus de normalisation saoudo-iranien, qui dépendra notamment du rétablissement de la confiance entre les deux capitales et de la disposition iranienne à infléchir sa politique régionale, restent toutefois incertains, estiment les experts de la Carnegie.

L’impact possible de l’accord irano-saoudien sur les crises régionales

Au Yémen, en proie depuis 2015 à un désastre humanitaire causé par une guerre civile opposant les Houthis pro-iraniens au gouvernement soutenu par les Saoudiens, la coopération entre Riyadh et Téhéran pourrait permettre de pérenniser la trêve et de parvenir à un règlement négocié. Des progrès au Yémen, dossier prioritaire pour l'Arabie saoudite, pourraient aussi contribuer à dénouer la crise institutionnelle au Liban, où s'est rendu fin avril le ministre iranien des Affaires étrangères. Depuis la fin du mandat de Michel Aoun en octobre 2022, la présidence de l'État reste vacante, faute de consensus. Hossein Amir-Abdollahian a appelé à une élection rapide de son successeur, tout en mettant en garde contre les ingérences extérieures. Jusqu'à présent, la candidature de Sleiman Frangié, soutenue par le Hezbollah, s'est heurtée à l'opposition saoudienne, mais l'impasse actuelle pourrait être surmontée dans le cadre d'un accord global sur la répartition des principaux postes de l'État et sur un programme gouvernemental, qui permettrait au Liban de bénéficier d'une aide financière des pays du Golfe. Pour l'heure, Iraniens et Saoudiens continuent à tester leurs marges de manœuvre sur la scène politique libanaise, note Michael Young. La baisse des tensions au Moyen-Orient que pourrait favoriser le rapprochement entre l'Iran et les États sunnites n'est pas nécessairement une bonne nouvelle pour Israël, où une escalade dangereuse est observée ces derniers mois avec les Palestiniens, Téhéran peut mettre à profit l’accord avec Riyadh pour concentrer ses moyens et utiliser le Hezbollah, le Hamas et le Jihad islamique pour établir un nouveau rapport de force avec l'État hébreu. Quelques jours après la mort, dans une prison israélienne, de Khader Adnan, figure du Jihad islamique, suite à une grève de la faim, le Président Raïssi a rencontré à Damas, des responsables des différents groupes palestiniens.  

Ce déplacement de deux jours, début mai, était la première visite effectuée en Syrie par un Président iranien depuis 2010. Accompagné d'une importante délégation, notamment économique, Ebrahim Raïssi a promis un appui à la reconstruction de ce pays, 14 textes ont été signés dans divers domaines (commerce, énergie, logement, transport, pèlerinages). Le Tehran times rappelle que, lors de la guerre avec l'Irak, Damas avait été le seul pays arabe à apporter son soutien à l'Iran, le journal voit dans l'assistance apportée aujourd'hui à la Syrie par l'Iran un geste de réciprocité. Le rapprochement irano-saoudien ouvre aussi des perspectives au régime de Bachar al Assad, isolé après 2011 des autres pays arabes et très dépendant de la Russie et de l'Iran. Les défis majeurs de la guerre (reconstruction, retour des déplacés et des réfugiés) sont toujours là, mais la récente décision de la Ligue arabe de réintégrer la Syrie est un succès pour Damas comme pour Téhéran. La visite du Président Raïssi permet à l'Iran de conforter ses positions dans ce maillon essentiel de "l'arc chiite", dans lequel il a beaucoup investi, en lui fournissant une assistance annuelle évaluée à 8-10 Mds $, indique Stanislav Ivanov. Le retour de la Syrie au sein du monde arabe pourrait permettre de partager le fardeau de la reconstruction, même si beaucoup d'inconnues subsistent, notamment la position qu'adoptera la Turquie après les élections présidentielles et législatives. Pays choisi pour accueillir une partie des discussions préparatoires entre Riyadh et Téhéran et champ-clos de la compétition entre les deux pays, l’Irak pourrait aussi bénéficier de cette normalisation et constituer le véritable test. Téhéran dispose chez son voisin de moyens d'influence considérables, souligne Harith Hasan, chercheur de la Carnegie, les attaques de drones menées en 2019 sur les installations pétrolières saoudiennes et en 2021 sur le palais royal de Riyadh avaient été lancées depuis le territoire irakien, où ont été entraînés des éléments du corps des gardiens de la révolution, envoyés près de la frontière irako-saoudienne.

Les limites du partenariat Pékin-Téhéran et le rapprochement russo-iranien

La coopération sino-iranienne s'inscrit dans l'accord de partenariat stratégique de 25 ans, signé en 2021, qui prévoit des investissements chinois à hauteur de 400 Mds $. Les attentes iraniennes sur ce point ont jusqu'à présent été déçues, les projets chinois se limitant à quelques centaines de millions de dollars, alors que Pékin est, depuis des années, le premier partenaire commercial de l'Iran (16 Mds $ d’échanges en 2022). Quelques semaines avant l'annonce de la normalisation Riyadh-Téhéran, le Président Raïssi se trouvait à Pékin, accompagné de six membres du gouvernement iranien et du gouverneur de la banque centrale. L’an dernier, Pékin a donné son accord à l’adhésion de l'Iran à l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS), les deux pays sont convenus de travailler ensemble dans le cadre des "nouvelles routes de la soie", de nombreux textes (agriculture, industrie, infrastructures...) ont été signés, mais le volet investissements était absent. Pékin redoute en effet des sanctions secondaires américaines et constate que l'Iran, à la différence des pays du Golfe, n’offre pas de perspectives économiques claires. C'est ainsi que la Russie est devenue en 2022 le premier investisseur en Iran, le commerce bilatéral enregistrant une hausse de 20 % (4,9 Mds $). La guerre en Ukraine a servi de "catalyseur" et marqué un tournant dans les relations russo-iraniennes, note Nikolaï Kojanov. Les régimes russe et iranien s’accordent à voir dans l'Occident une menace, ils l'accusent de chercher à les déstabiliser. La nouvelle doctrine russe de politique étrangère, promulguée cette année, appelle à "promouvoir une coopération dans tous les domaines" avec l'Iran. Au sein même du pouvoir iranien, le rapprochement avec Moscou ne fait pas l'unanimité, mais le tandem Khamenei-Raïssi mise délibérément sur la Russie, qui leur offre une protection, par exemple aux Nations Unies.

Jusque-là, les entreprises russes redoutaient elles aussi les sanctions des États-Unis, le déplacement en Iran de Vladimir Poutine en juillet 2022 et l'accord de 40 Mds $ signé par Gazprom et la compagnie pétrolière iranienne (NIOC), destiné à moderniser le secteur énergétique iranien, marquent un revirement. Cette coopération devrait notamment permettre de mettre en exploitation d'ici 2026 le gisement gazier de North Pars et d'achever la construction d'une unité de production de GNL dans la région de Bushehr. Les restrictions à l'exportation du pétrole et du gaz iraniens limitent les effets négatifs de cette concurrence pour Moscou et les investissements dans ce secteur pourraient permettre à Moscou de peser sur la politique énergétique de l'Iran. Ancien ministre des transports et conseiller du Président Poutine, Igor Levitine s'est rendu à cinq reprises à Téhéran au cours des six derniers mois pour évoquer avec les autorités iraniennes le projet de corridor de transport (International North-South Transport Corridor - INSTC), reliant l'océan indien à la Russie via l'Iran, qui ferait de ce pays une voie d'exportation des produits agricoles russes vers le grand Moyen-Orient – premier marché pour les céréales russes - et permettrait de contourner de possibles restrictions sur le Bosphore. Le corridor INSTC pourrait aussi être utilisé pour acheminer les exportations iraniennes en Russie, qui concurrenceraient les produits agricoles turcs.

Le contournement des sanctions occidentales est un facteur important du rapprochement de la Russie et de l'Iran, qui peut la faire bénéficier de sa longue expérience en la matière. Fin mars à Moscou, le ministre iranien des Affaires étrangères a indiqué qu'un "accord de coopération stratégique à long terme", évoqué depuis longtemps, allait bientôt être signé par les deux pays. L'invasion de l'Ukraine a aussi provoqué un renforcement des liens militaires Moscou-Téhéran, Moscou cherchant à compenser ses pertes importantes de matériels auprès de l'Iran, qui dispose d'une industrie de défense développée. Des centaines de drones iraniens ont été livrés à l'armée russe et utilisés sur le théâtre ukrainien, l'Iran pourrait recevoir des chasseurs Su-35, alors que, jusque-là, Moscou faisait preuve d'une grande prudence dans la livraison d'armements à Téhéran. La fourniture d'armes russes à l'Iran pourrait aller à rebours de l'objectif de baisse des tensions dans la région, recherché par l'accord de normalisation Riyadh-Téhéran.

Les récents succès de politique étrangère, le "regard vers l’Est" (adhésion à OCS et rapprochement avec l'Union économique eurasiatique), ainsi que l'absence, à ce stade, de conséquences négatives de la poursuite de son programme nucléaire pourraient conduire les dirigeants iraniens à surestimer les gains économiques et à sous-évaluer les risques géopolitiques, estime l'institut Clingendael. Les potentialités des relations économiques avec Moscou et Pékin pourraient être exagérées. L'Iran est effectivement devenu un partenaire majeur de la Russie, notamment pour la fourniture d'armements, de composants électroniques et de biens à double usage, mais leurs économies ont des structures assez comparables. Quant à la réalisation des projets d'infrastructure (INSTC), elle nécessitera du temps et d'importants investissements, de plus une défaite stratégique de la Russie en Ukraine ne peut être exclue. Bien que la réalité des investissements chinois en Iran soit difficile à établir, il est peu vraisemblable que les promesses de Pékin se réalisent tant que les sanctions américaines demeurent en place. L'amélioration des relations de Téhéran avec les pays arabes sunnites, conséquence du rétablissement des relations diplomatiques avec Riyadh, ne devrait pas remettre en cause la volonté de ces États d'établir des relations avec Israël.  

 

Copyright Image : ATTA KENARE / AFP

À Téhéran, un homme tient un journal local sur lequel figure en première page l'accord conclu entre l'Iran et l'Arabie saoudite sous l'égide de la Chine pour rétablir les relations. Un accord signé à Pékin la veille, le 11 mars 2023.

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