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04/10/2023

[Le monde vu d'ailleurs] - Arménie et Azerbaïdjan : la paix est-elle possible ?

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[Le monde vu d'ailleurs] - Arménie et Azerbaïdjan : la paix est-elle possible ?
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, il examine les réactions internationales au plus récent développement du conflit du Haut-Karabagh.

Le 20 septembre, les autorités du Haut-Karabagh déposaient les armes.

Quelles conséquences aura l’issue tragique de ce conflit régional aux résonances européennes et à la profondeur historique ancienne ? Les déséquilibres du Caucase, loin de n’opposer que l’Arménie de Nikol Pachinia et l’Azerbaïdjan d’Ilham Aliev, donnent à lire les errements stratégiques des grandes puissances et rebattent les cartes entre des acteurs aux intérêts discordants : Turquie et Iran, Russie, Europe et Chine.

La trahison des Russes, qui ont abandonné Erevan, révèle-t-elle seulement l’opportunisme d’un pays prêt à renier ses alliances pour favoriser ses intérêts ? Ou la dépendance de Vladimir Poutine à l'Azerbaïdjan, qui le contraint à revoir l’ordre de ses priorités ? La prise de distance des Arméniens abandonnée par rapport à Moscou montre-t-elle le recul relatif de la Russie au Caucase ? Ou faut-il plutôt constater que les méthodes russes, faites de la brutale imposition de la voie de fait, font des émules et discréditent les solutions négociées préconisées par des démocraties impuissantes ? Enfin, que dire d’une Europe qui laisse faire sans intervenir ? 

Le dénouement dramatique d’un conflit historique

La prise de contrôle du Haut-Karabagh par l'Azerbaïdjan met un terme, "de manière abrupte et brutale", à l'un des "conflits gelés" emblématiques hérités de la période soviétique, par lesquels la Russie a conservé des leviers d'influence dans son "étranger proche" depuis les années 1990, commente le FT. Le contentieux historique autour du Haut-Karabagh, peuplé essentiellement d'Arméniens mais rattaché à la République soviétique d'Azerbaïdjan en 1921, a contribué à l’effondrement de l’URSS. En 1991, ce territoire autonome ("Artsakh") proclame unilatéralement son indépendance de Bakou, ce qui déclenche un conflit meurtrier dont les Arméniens sortent vainqueurs, provoquant ainsi l'exode de nombreux Azerbaïdjanais. Mais, en septembre 2020, l’offensive de grande ampleur lancée par Bakou aboutit, en seulement 44 jours de combats, à la reconquête par l'Azerbaïdjan d’une partie importante des régions perdues en 1994. Aux termes de l'accord tripartite qui met fin aux hostilités, un contingent russe (2000 hommes environ) est déployé le long de la ligne de contact et du corridor de Latchine, qui relie l'enclave à l'Arménie. Le Président Poutine assure alors aux habitants du Haut-Karabagh qu'ils pourront continuer à vivre en sécurité sur leurs terres mais, rappelle Vladimir Soloviev, l'Azerbaïdjan s'oppose à la définition d'un mandat précis pour la force de paix russe. Pour Bakou, estime le commentateur, la présence militaire russe dans une région qui, en droit international, lui appartient, est une "mesure contrainte et temporaire". Fin 2022, l’Azerbaïdjan met en place un blocus du corridor de Latchine, seule voie d’approvisionnement du Haut-Karabagh. 

"L’Arménie est incapable de défendre le Karabagh et il n’y a personne pour défendre l’Arménie".

Dans le contexte de la guerre en Ukraine, analyse Vladimir Soloviev, les dirigeants azerbaïdjanais, comprenant que la Russie devait concentrer ses forces dans ce corridor, tentent d'obtenir des concessions de l'Arménie. Cette dernière commence à regarder vers l'Occident, tandis que l'importance de l'Azerbaïdjan s'accroît aux yeux de Moscou, souligne Thomas de Waal. Quand Bakou lance son offensive-éclair, le 19 septembre, jour de l'ouverture de l'Assemblée générale des Nations unies, "l’Arménie est incapable de défendre le Karabagh et il n’y a personne pour défendre l’Arménie", constate Arkady Doubnov.

La prise de contrôle du territoire par Bakou conduit à ce que nombre d’observateurs qualifient d’"épuration ethnique" - The Economist dénonce un "désastre humanitaire". La plupart des quelques 120.000 habitants fuient en Arménie et les dirigeants de Stepanakert annoncent la dissolution de leurs institutions, effective au 1er janvier prochain. "Beaucoup, à Bruxelles et à Washington, sont choqués et se sentent trahis", rapporte Thomas de Waal, car le Président azerbaïdjanais avait assuré à ses interlocuteurs occidentaux qu'il n'allait pas recourir à la force. Moscou ne réagit pas, ce qui accrédite l'idée d'un accord avec Bakou. Tandis que N. Pachinian a reconnu que le Haut-Karabagh fait partie de l'Azerbaïdjan, le Président Aliev se refuse à évoquer un statut d'autonomie pour ce territoire, se bornant à promettre à la population arménienne le respect de ses droits culturels, éducatifs et religieux. 

La passivité de la Russie

La diplomatie russe reste en retrait et appelle à "mettre un terme au bain de sang" et à en "revenir à un règlement pacifique". Les dernières initiatives d'Erevan - organisation de manœuvres américano-arméniennes et annonce de l’adhésion de l'Arménie au traité de Rome sur la Cour pénale internationale, qui a engagé des poursuites contre V. Poutine - ont en effet de quoi agacer le Kremlin. Au lendemain de la reddition de Stepanakert, le premier ministre arménien fustige la passivité des forces russes. "Les systèmes de sécurité et les alliés sur lesquels nous comptions depuis de nombreuses années" se sont avérés inefficaces, constate-t-il. Les Arméniens s'attendaient à ce que Moscou garantisse le statu quo et empêche l'absorption du Haut-Karabagh par l'Azerbaïdjan, le dommage causé à la relation Erevan-Moscou semble "irréparable", juge le FT.

Les vives critiques du premier ministre arménien ne manquent pas de faire réagir Moscou. Les propagandistes russes appellent les Arméniens à se joindre aux protestations contre leur gouvernement, relève Arkady Doubnov, les chaînes Telegram proches du Kremlin exagèrent l'importance de ce mouvement et accusent N. Pachinian de vouloir soumettre son pays aux États-Unis, note le site Al-Monitor. "Nous sommes convaincus que les dirigeants arméniens commettent une énorme erreur" en voulant se détourner de la Russie et en cédant à une "campagne antirusse frénétique", a déclaré le Kremlin. 

Le dommage causé à la relation Erevan-Moscou semble "irréparable", juge le FT.

La faiblesse de la réaction de Moscou s'explique aussi par sa dépendance à l'égard de l'Azerbaïdjan, qui l'aide à contourner les sanctions occidentales, énergétiques notamment, ainsi que par "l'hostilité viscérale" du Président russe aux "révolutions de couleur", rappelle Al-Monitor, N. Pachinian est en effet arrivé au pouvoir en 2018, porté par une révolte populaire. Politologue proche du pouvoir russe, Elena Panina s’attend à ce que l'Arménie quitte aussi bien l'Union économique eurasiatique (UEE) que l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) et tente d'obtenir la fermeture de la base russe de Gyumri. Dans les propos de N. Pachinian, il n'y a pas de critique de l'UE, observe toutefois Sergueï Markedonov, qui constate le "torrent de critiques" à l’adresse de la Russie, tout en notant que, de son côté, "l'Occident n'a rien fait". "On peut rédiger des tweets comme Macron, mais il n'y a pas de force française de maintien de la paix sur place qui ait ouvert le corridor de Latchine", note ce spécialiste de l'espace post-soviétique. Autre expert de la région, Arkady Doubnov déplore qu'après la reconnaissance par N. Pachinian du Haut-Karabagh comme territoire azerbaïdjanais, Erevan ait été laissé seul face à Bakou, qui s'est montré "très brutal", ne laissant pratiquement aucune chance à la négociation. 

 "La Turquie et l'Azerbaïdjan ont vu dans l'échec de V. Poutine à s'imposer en Ukraine une opportunité pour pousser leur avantage."

La Russie est certes très irritée contre l'Arménie, elle est plus furieuse encore contre l'Azerbaïdjan, qui a exposé son impuissance, note pour sa part Richard Giragosian dans le FT. "La cause immédiate de ce chaos est la faiblesse de la Russie", juge The Economist, en effet "la Turquie et l'Azerbaïdjan ont vu dans l'échec de V. Poutine à s'imposer en Ukraine une opportunité pour pousser leur avantage". 

Les ambitions régionales d’Ankara et de Bakou

La FAZ remarque pour sa part que R.T. Erdoğan, qui a manifesté son désir de participer à des négociations entre Bakou et Erevan, partage avec Moscou la conviction que l'Occident doit être tenu à l'écart de cette région. The Economist redoute une collusion entre Bakou, Ankara et Moscou afin d'imposer à Erevan la création du "corridor de Zangezour", qui instaurerait une continuité territoriale entre l’Azerbaïdjan et son exclave occidentale du Nakhitchevan, à travers la région de Syunik qui a pourtant été attribuée à l'Arménie en 1921. Ce corridor permettrait aussi de relier la Turquie à l’Azerbaïdjan. Aux termes (§ 9) de l’accord tripartite de 2020, l’Arménie s’engage à assurer la sécurité des communications entre l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan, pour que soit "garantie la libre circulation des personnes, des véhicules et des marchandises dans les deux directions". Le FSB russe est chargé d’une mission de contrôle de ces voies logistiques. "Sous réserve de l’accord des parties", la construction d’un nouvel axe de communication reliant le Nakhitchevan et le reste du territoire azerbaïdjanais est mentionnée dans le texte. Beaucoup de commentateurs voient dans ce projet la source potentielle d'un nouveau conflit, car l’ouverture de ce corridor - s'il disposait d'un statut "extraterritorial", comme le demande Bakou - mettrait en cause la souveraineté de l'Arménie et l'isolerait de son voisin iranien, observe Vladimir Soloviev. À Téhéran, la création d'un tel couloir est en effet considérée comme un moyen de priver le pays d'avantages stratégiques importants, à savoir une frontière commune avec l’Arménie et le contrôle de l'accès au Nakhitchevan enclavé, explique Amberin Zaman

Cela n'est pas un hasard si, au lendemain de sa victoire, I. Aliev a rencontré R.T. Erdoğan, au Nakhitchevan, note la FAZ. Le Président turc a fait part de "signaux positifs", indiquant que l'Iran serait aujourd'hui moins hostile à ce corridor que par le passé, relève Al-Monitor. L'Arménie a intérêt à ce projet, fait valoir Sabah, le "corridor de Zangezour" permettrait de désenclaver cette région pauvre, actuellement plus de 100.000 Arméniens travaillent en Turquie, note le quotidien pro-gouvernemental turc. Lors de leur rencontre au Nakhitchevan, les Présidents azerbaïdjanais et turc se sont félicités de la croissance de leurs échanges commerciaux (6 Mds $, soit une hausse de 40 % en un an) et ont évoqué l'objectif de 15 Mds $, à portée "dans un proche avenir". Ils ont inauguré une base militaire logistique et lancé la construction d'un gazoduc qui doit permettre l'approvisionnement de l'exclave depuis la Turquie, toujours désireuse de réduire l'influence de l'Iran, souligne la FAZ. A également été signé un protocole d'intention relatif à la construction d'une voie ferroviaire de 224 km reliant la région turque de Kars au Nakhitchevan.

Une liaison fixe terrestre traversant le "corridor de Zangezour" aurait une importance dépassant le cadre régional, souligne la FAZ, elle permettrait à Ankara de développer son influence en Asie centrale et offrirait à la Chine une nouvelle voie de transport vers l'Europe à travers l'Asie centrale et la Caspienne, explique le quotidien allemand. 

Une liaison fixe terrestre traversant le "corridor de Zangezour" aurait une importance dépassant le cadre régional.

Quelle stratégie pour l’UE ?

Le Président Aliev pourrait être tenté de pousser son avantage et de forcer l’ouverture du "corridor de Zangezour". En parlant d’"Azerbaïdjan occidental" à propos de l’Arménie, il paraît mettre en cause ses frontières. Néanmoins, le porte-parole du Kremlin considère que "tous les préalables à la signature d'un traité de paix sont réunis". "Personnellement, je pense que nous sommes très proches" d'un accord et que "nous avons une chance historique de signer un traité de paix", estime aussi le Président du parlement arménien. Un tel accord marquerait "le début d'une ère nouvelle pour le sud du Caucase, l'influence de la Russie déclinerait, celle de la Turquie s'accroîtrait", souligne Kirill Krivosheev. Un accord de paix, en discussion sous les auspices de l’UE, était en bonne voie avant l'offensive du 19 septembre. Bakou ne veut pas apparaître comme un paria et, pour justifier le maintien d'un contingent militaire dans la région, Moscou doit éviter l'exode total des Arméniens : la mise en place du "corridor de Zangezour" contribuerait aussi à légitimer cette présence.

[Un traité de paix] marquerait le début d'une ère nouvelle [:] l'influence de la Russie déclinerait, celle de la Turquie s'accroîtrait.

L’ouverture de la frontière turco-arménienne bénéficierait aux deux pays et permettrait à Ankara d'accroître son influence dans toute la région, explique le chercheur de la Carnegie. Ce constat est partagé par Arkady Doubnov, prudent quant à l’impact possible de l’issue de ce "conflit gelé" sur les autres situations comparables (Donbass, Abkhazie/Ossétie, Transnistrie). 

Il est temps, estime Thomas de Waal, d’adopter un langage de fermeté à l’égard de Bakou. Tout en regrettant que les élites arméniennes aient manqué une occasion de négocier en position de force, quand elles contrôlaient le Haut-Karabagh et les régions avoisinantes (avant 2020), Stefan Meister considère que l’action de force azerbaïdjanaise crée un précédent dangereux de "résolution autoritaire" des conflits, qui entame la crédibilité des démocraties libérales dans leurs efforts de résolution pacifique des conflits. Et ce d’autant que la manière dont Bakou a pris le contrôle du Haut-Karabagh peut alimenter une humiliation et un espoir de revanche en Arménie, que le Président Aliev pourrait mettre en cause son intégrité territoriale et que la frontière arméno-azerbaïdjanaise reste à délimiter. L'influence de la Russie dans la région ne recule pas, au contraire, c'est elle qui fixe les normes de comportement (usage de la force, logique à "somme nulle"), s’inquiète Stefan Meister. Les efforts déployés par le président du conseil européen, Ch. Michel, et E. Macron ont été peu soutenus par les autres membres de l'UE, déplore l'expert de la DGAP.

L’action de force azerbaïdjanaise crée un précédent dangereux de "résolution autoritaire" des conflits.

Si un accord de paix est conclu entre Bakou et Erevan, les Européens doivent investir pour rétablir les infrastructures régionales, si en revanche l'Azerbaïdjan maintient une posture agressive, l'UE doit interrompre l'achat de gaz azerbaïdjanais (3 % de ses importations).

L’annulation de la venue à Grenade du Président Aliev, qui devait participer le 5 octobre, avec N. Pachinian et les dirigeants français et allemand, à une réunion en marge du sommet de la Communauté politique européenne, montre toutefois la difficulté pour les Européens à jouer un rôle de médiateur.

Copyright Image : EMMANUEL DUNAND / AFP

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