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15/04/2020

Le Covid-19 est-il un game-changer pour le Moyen-Orient et le Maghreb ?

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Le Covid-19 est-il un game-changer pour le Moyen-Orient et le Maghreb ?
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie
 Hakim El Karoui
Auteur
Ancien Expert Associé - Monde Arabe, Islam

La région qui s’étend du Golfe arabo-persique au Maghreb est vitale pour les intérêts français et européens. Elle est secouée depuis plusieurs décennies par de multiples crises. Elle concentre les plus importantes réserves d’hydrocarbures du monde. Sa stabilité est essentielle à l’équilibre du monde globalisé, aussi bien sur le plan économique que sur le plan de la sécurité. Quel va être l’impact de la crise du Covid-19 dans celle-ci ? Comment les différents pays y gèrent-ils la crise sanitaire ? Quelles vont être les conséquences politiques et sociales pour chacun d’eux ? Qui va en tirer profit, à l’échelle du monde arabe comme à celle du "grand jeu" international où États-Unis, Chine, Russie sont en conflit ?

Un fond de tableau commun

Ce n’est pas seulement la religion, la langue ou des facteurs culturels qui donnent une certaine unité à cette région par ailleurs évidemment si diverse. C’est aussi une culture politique marquée le plus souvent, à des degrés divers et en fonction de traditions nationales variées, par l’autoritarisme. Dans la plupart des Etats qui nous occupent ici, le Covid-19 a déclenché des réflexes caractéristiques : le déni de la réalité, au moins dans un premier temps, la politisation de la crise, exploitée sans vergogne contre les opposants, un degré encore plus élevé du contrôle social ou encore la prolifération des rumeurs complotistes. Pourtant, la région (notamment les pays du Golfe) connaît ce type de virus, ayant été touchée il y a quelques années par le MERS.

On assiste ainsi à des récupérations habituelles dans les milieux religieux radicaux : pour les uns le virus ayant été transmis par les communautés chiites, pour les autres la maladie est le fait d’un virus "impérialiste" ou sunnite. Le manque de fiabilité des indications chiffrées est l’une des conséquences de la culture autoritaire ; elle est aussi renforcée par l’état de non-droit dans plusieurs zones échappant à un contrôle étatique, notamment en Syrie, au Yémen et en Libye. La pratique du mensonge d’Etat par les pouvoirs autoritaires dans beaucoup de ces pays doit être une donnée importante dans l’analyse : pour beaucoup de régimes de la région, le succès ne se mesurera pas par la capacité à juguler la pandémie mais par la dissimulation la plus efficace possible du coût humain du virus.

Enfin, d’un bout à l’autre de la région, à côté d’Etats très riches (les monarchies pétrolières), un certain nombre de pays se trouvent dans une situation économique difficile, rendant particulièrement grave le choc consécutif à la crise sanitaire. Ainsi en est-il par exemple de la Jordanie, du Liban (qui annoncé avant la crise qu’il suspendait le remboursement de sa dette publique), de la Tunisie, de l’Égypte : dette publique supérieure à 80 % du PIB (97 % en Jordanie), 50 % et plus de la population travaillant dans l’économie informelle, chômage supérieur à 20 %, tourisme quasiment à l’arrêt cette année alors qu’il représente plus de 10 % du PIB.

Pour esquisser une première évaluation de l’impact du coronavirus sur le monde arabo-musulman, il convient de prendre en compte la diversité des situations géographiques ainsi que les grandes lignes de fracture de caractère économique et politique.

Les monarchies pétrolières en pointe, l’Iran en difficulté, Assad (peut-être) renforcé

Examinons d’abord un premier ensemble à la fois géographique – le Golfe – et politique, en considérant que la situation en Irak et en Syrie se rattache au "pôle Golfe-Iran", du fait  de la projection dans ces pays de l’affrontement entre l’Iran et les Etats-Unis et les monarchies du Golfe.

C’est l’Iran qui a été le foyer initial de la pandémie et qui paraît pour l’instant le pays le plus touché par la crise : la Chine construit à Qom, le foyer de l’épidémie en Iran, une ligne ferroviaire à grande vitesse et des étudiants en religion chinois étudient à Qom. L’arrêt tardif des vols avec la Chine s’explique en outre par l’importance de ce pays dans l’économie de l’Iran.

    A ce jour, il y a officiellement 4 000 victimes du Covid-19 en Iran et plus de 65 000 cas d’infection ; ses voisins du Golfe ont rapidement fermé leurs frontières aux Iraniens alors qu’ils bénéficient de structures de santé plus performantes ou plus robustes.

    La réponse du régime a souffert, comme dans beaucoup d’autres domaines, des divisions internes du système. Ainsi, le Guide suprême et les Gardiens de la Révolution, par fidélité aux fondamentaux du régime, ne se sont résignés qu’à contrecœur à la fermeture des mosquées et des lieux de pèlerinage. Le gouvernement a dû parer au plus pressé après une année 2019 catastrophique (10 % de baisse du PIB) du fait des sanctions américaines et a retardé le plus possible le confinement. Les médecins iraniens sont de grande qualité. Mais le gouvernement a dû compter avec la mauvaise organisation de la médecine et la faible qualité du système paramédical : manque de lits, de machines, de dispositifs médicaux, même si on trouve des masques sans difficulté à Téhéran. A ce jour, il y a officiellement 4 000 victimes du Covid-19 en Iran et plus de 65 000 cas d’infection ; ses voisins du Golfe ont rapidement fermé leurs frontières aux Iraniens alors qu’ils bénéficient de structures de santé plus performantes ou plus robustes.

    Comment les dynamiques à l’œuvre aujourd’hui peuvent-elles dessiner les contours du jour d’après ? Avançons, pour contribuer à la discussion et non prétendre bien sûr prédire le futur, quelques tendances possibles :

    • certains pays devraient sortir de la crise, le jour venu, en meilleure position que d’autres : c’est le cas des Emirats arabes unis, du Koweit, du Qatar et de l’Arabie saoudite. D’une part les réserves financières de ces pays sont très importantes ; d’autre part, ils sont peu endettés.

      S’agissant en particulier de l’Arabie saoudite, sa dette ne dépasse pas 25 % de son PIB ; sa capacité d’endettement est immense, même avec un baril à 25 dollars. L’Arabie peut sans difficulté lever 100 à 150 milliards de dollars sur les marchés, de quoi lui permettre de passer la crise sanitaire, de jouer le pétrole à la baisse pendant un certain temps sans toutefois mettre en danger ses équilibres internes. Répondre très vite à la crise était essentiel pour ce pays où le nombre d’obèses est proportionnellement le deuxième plus important du monde, après les îles Tonga et avant les États-Unis. On évoquera plus loin les considérations plus politiques : notons dès maintenant que le prince héritier, MBS, a pour l’instant consolidé sa position intérieure même si certains de ses projets – la Vision 2030 – seront certainement affectés par la crise.
       
    • L’Iran, à l’inverse de son rival saoudien, abordera la sortie de crise dans des conditions de faiblesse accrue. Le fait qu’il ait cru devoir faire appel au FMI pour la première fois depuis 60 ans est en soi une indication, de même que la décision prise par Téhéran, pour des raisons économiques, de procéder à une levée très tôt du confinement. Il est vital pour l’Iran que la relance de la demande chinoise de pétrole ne se fasse pas trop attendre et que la Chine poursuivre sa politique d’achat du pétrole iranien en contournant les sanctions américaines. Par ailleurs, l’aggravation de la situation économique et sociale ne manquera pas, nous y reviendrons là aussi, d'entraîner des tensions supplémentaires dans le jeu politique interne.
       
    • Enfin, les pays en conflit ou les Etats faillis devraient payer le prix le plus élevé dans la crise du coronavirus. Ils sortiront encore plus faibles – voire plus chaotiques – de l’épreuve.

      Cette dernière assertion doit naturellement être qualifiée. Dans un premier temps, le mouvement de contestation en Irak (comme au Liban ou d’ailleurs en Algérie) se trouve réduit au silence. Là aussi comme dans d’autres pays, le mécontentement de secteurs importants de la population non seulement refera surface le moment venu, mais sera amplifié par les ravages de la pandémie et le ressentiment à l’égard de la gestion de celle-ci par les autorités.

      En Syrie, le régime Assad peut espérer toucher des bénéfices des malheurs du temps : au nom de la lutte contre le virus, les Emirats arabes unis accentuent leur rapprochement avec Damas ; d’autres pays, pour pouvoir apporter une aide humanitaire, pourraient accepter une certaine normalisation avec le régime. 

    La Turquie

    Voisine des pays que l’on vient d’évoquer, et acteur majeur de la région, la Turquie constitue un cas à part. La pandémie a pris son essor vers le 10 mars et semble commencer seulement sa trajectoire exponentielle. Pour l’instant, environ 60 % des cas d’infection sont concentrés à Istanbul. Le bilan officiel au 14 avril s’élève à 61 000 cas d’infection et 1 300 morts.

      La gestion de la pandémie par M. Erdogan se rapproche de celle d’autres "néo-autoritaires" : la priorité est donnée à la survie de l’économie, et donc à un confinement sélectif (par tranches d’âges notamment), suscitant d’ailleurs des divisons entre le Président et le ministre de la Santé et entre le pouvoir et le Maire d’Istanbul ; il est jugé utile de procéder à des opérations de diplomatie publique humanitaire, y compris à destination de l’Europe (ainsi que  d'Israël) ; l’imposition soudaine d’un couvre-feu le 10 avril au soir pour le week-end, sans aucune concertation préalable, suscite le désarroi y compris dans le camp du Président.  La pandémie frappe en Turquie dans une conjoncture économique déjà dégradée depuis des années et alors que le pays, sous la férule de son "sultan", est engagé dans des aventures extérieures périlleuses. Cependant, s’il faut se risquer à un pronostic, la Turquie ne devrait pas figurer a priori parmi les perdants nets de la crise : son système de santé est supérieur à la moyenne régionale, sa société et son économie ont su faire preuve d’une résilience certaine dans un grand nombre de crises.

      La pandémie frappe en Turquie dans une conjoncture économique déjà dégradée depuis des années et alors que le pays, sous la férule de son "sultan", est engagé dans des aventures extérieures périlleuses.

      Mais, il est fort probable que Recep Erdogan se tourne à un moment ou un autre vers l’Europe, au prétexte de la diffusion du virus dans les camps de réfugiés et à Istanbul, pour demander un soutien financier… et menacer encore une fois de lever les barrages qui bloquent l’entrée de l’espace Schengen aux réfugiés.

      L’Egypte fragilisée

      Autre cas à part pour un certain nombre de raisons – notamment la taille de sa population : plus de cent millions d’habitants – l’Egypte présente des perspectives préoccupantes.

      L’Egypte ne serait selon les chiffres officiels que modérément atteinte (20 décès au 25 mars, un peu plus de 400 cas). La réaction du régime s’est inscrite dans ses pratiques habituelles : déni de réalité, militarisation de la lutte contre la pandémie, criminalisation des lanceurs d’alerte. Compte tenu de la masse des travailleurs informels et des chômeurs, les risques de déstabilisation politique sont élevés. Le gouvernement égyptien a arrêté dès le 14 mars un premier plan massif de soutien à l’économie. On sait que depuis l’accord avec le FMI de 2016, l’économie égyptienne connaissait une période de relance avec un taux de croissance à 5 %. Beaucoup de facteurs sont cependant réunis pour que l’Egypte, sous le choc du Covid-19, soit frappée d’une crise très grave : le taux de pauvreté n’a cessé de progresser depuis des années (il est évalué à plus de 32 % par les autorités) ; c’est essentiellement l’afflux de capitaux extérieurs (en provenance surtout du Golfe) qui a permis la relance récente. Or cette source est en train de se tarir sous le double effet de la baisse du prix du pétrole et de la pandémie ; de même les revenus venus du tourisme vont connaître un rude coup (12 % du PIB, 10 % des emplois), sans doute aussi les droits provenant du canal de Suez, les transferts de la part des émigrés, etc. Plus d’un tiers du budget égyptien est consacré au remboursement d’une dette colossale et au paiement de ses intérêts. Dans une telle situation, où l’Egypte trouvera-t-elle de nouveaux crédits ? Et quelles conditions seront attachées à ceux-ci ?

      Les pays du Maghreb en difficulté

      On a pu, s’agissant des pays du Golfe, esquisser un premier bilan du type gagnants/perdants. Il en va autrement pour les pays du Maghreb, dont la situation et les politiques sont différentes, mais qui vont tous faire face à un problème considérable de financement de leurs pertes et de relance de leurs économies.

        Le Maghreb affiche également un profil démographique favorable (6 % de plus de 65 ans), au point que l’on peut se demander si le confinement mis en œuvre dans ces pays était parfaitement justifié.

        Notons que parmi les points communs entre la région du Golfe et le Maghreb se trouve la démographie, et plus précisément la jeunesse de la population. Les plus de 65 ans ne représentent que 5 % de la population du monde arabe et de l’Iran. Le cas le plus emblématique est celui des pays du Golfe, notamment des petites monarchies qui comptent une part très importante d’immigrés dans leur population. 80 % au Qatar, 90 % aux Emirats arabes unis. Dans cette population immigrée, deux tiers d’hommes et quasiment tous actifs, avec un âge compris entre 20 et 60 ans. Il en résulte que le nombre de personnes de plus de 60 ans est extrêmement faible dans ces deux pays (1 %), loin, bien loin des niveaux asiatiques ou européens (20 % en Europe de l’Ouest par exemple).

        Le Maghreb affiche également un profil démographique favorable (6 % de plus de 65 ans), au point que l’on peut se demander si le confinement mis en œuvre dans ces pays était parfaitement justifié. Comment chacun des Etats concernés réagit-il à la crise ?

        • Le Maroc a créé un fonds spécial de gestion du Covid-19 dont l’objectif est de financer un revenu de subsistance pour les plus pauvres, notamment venus du secteur informel. Ce fonds a été doté de moyens très importants à l’échelle du Maroc, 3 milliards d’euros, financés par l’État (1 milliard), l’Union européenne (540 millions d’euros), le roi lui-même (200 millions d’euros), l’Office chérifien des phosphates (300 millions) et toutes les grandes entreprises et grandes fortunes que compte le Maroc. L’État va mettre en place aussi un dispositif de chômage partiel et un revenu minimum mensuel de 80 euros environ par personne pour un ménage de deux personnes ou mois (120 euros pour un ménage de plus de quatre personnes).
           
        • L’Algérie qui faisait partie des pays arabes gaziers et pétroliers riches a basculé au fil du temps du côté des pauvres, surtout quand le baril de pétrole vaut 25 dollars, alors que le budget de l’Etat a été bâti sur la base d’un baril à 60 dollars (et qu’il devrait valoir 110 dollars pour équilibrer le budget). L’Algérie n’a annoncé à ce stade aucun plan de soutien économique.
           
        • La Tunisie (comme l’Algérie) n’a pas prévu de dispositif de chômage partiel mais un revenu minimum pour les plus pauvres. Elle bénéficie d’un don de l’Union européenne de 300 millions d’euros (0,8 % du PIB national).

        Géopolitique : les crises continuent

        Si l’on en vient à la problématique géopolitique proprement dite, la première question porte sur les conséquences de la crise sanitaire sur les crises en cours.

        Risquons à ce sujet une première observation : à ce stade, la pandémie n’a pas changé les équations fondamentales des rivalités régionales. Par exemple, la fracture entre la Qatar et la Turquie d’un côté, les Etats du Golfe et l’Egypte de l’autre reste intacte ; et bien sûr, la confrontation entre l’Iran d’une part et les Etats-Unis et ses alliés régionaux de l’autre ne désarme pas, même si les Emirats arabes unis et Oman ont fait des gestes supplémentaires, de nature humanitaire, vis-à-vis de l’Iran. Pour l’instant, rien ne laisse penser que le Covid-19 va profondément remettre en cause les situations acquises.

        A cela on peut ajouter deux remarques générales : la gravité de la crise, touchant les acteurs régionaux mais aussi les grandes puissances extérieures, devrait se traduire par une baisse générale de la conflictualité et donc une baisse des violences ; inversement, les mêmes conditions peuvent déclencher des prises de risques de la part d’acteurs opportunistes (groupes miliciens par exemple) ou de tel ou tel acteur voulant sortir de ce qu’ils percevraient comme une impasse stratégique (Iran ?). Sur le terrain :

        • l’annonce d’une offre de cessez-le-feu par l’Arabie saoudite place peut-être le Yémen sur la carte des situations de crise qui pourraient voir une désescalade s’opérer du fait de la crise pandémique ;
        • en Syrie, le cessez-le-feu à Idlib, bien que précaire, se trouve sans doute être plus pérenne (sous influence russe notamment) que cela n’aurait été le cas en l’absence de la crise sanitaire ; toutefois, la Turquie continue de renforcer ses moyens militaires à Idlib et le régime syrien a procédé aussi à des démonstrations de force ; dans les zones contrôlées par le régime, ce sont souvent des seigneurs de la guerre qui font la loi ;
        • en Libye, il est difficile d’observer une vraie différence : la Russie et la Turquie, comme les acteurs locaux, continuent sur leur lancée. Le cessez-le-feu n’est pas vraiment respecté ;
        • enfin, en Iran, et plus généralement dans les théâtres possibles de conflit irano-américain, voire irano-israélien, la politique au bord du gouffre continue : pas d’escalade pour l’instant mais résolution maintenue du côté de l’aile dure du régime iranien et de son équivalent à Washington.

        Dans le même ordre d’idée, on peut assister en Irak et en Syrie à un basculement de pans entiers du territoire dans une véritable anarchie, propice à une résurgence encore plus marquée des centrales terroristes, dont Daesh.  

        Géopolitique : le grand jeu international

        Arrivons à la seconde question géopolitique : le jeu de la rivalité entre grandes puissances. Il est tentant de dire là aussi que les fondamentaux ne sont pas affectés par la crise sanitaire. Et pourtant, on ne peut s’empêcher de penser qu’au minimum cette crise devrait accélérer des tendances déjà à l’œuvre : le désengagement américain, si relatif soit-il, qui est bien connu ; et ce que l’on pourrait appeler "la baisse de rendement de l’investissement russe en Syrie". Sur ce dernier point, notons qu’en Syrie, même la Russie a atteint ses objectifs initiaux et devrait logiquement chercher à consolider ses acquis par un règlement international. Dans le Golfe, M. Poutine vient de subir un échec dans la bataille sur le prix du pétrole qui va certainement affecter son prestige régional.

          Un acteur régional peut-il être en mesure de remplir le vide de puissance au moins relatif qui pourrait s’ouvrir ? La Turquie sans doute au moins au nord de la Syrie mais guère au-delà. L’Iran, comme on l’a vu, cherchera à maintenir ses positions mais semble trop affaibli pour en acquérir de nouvelles. Israël devrait voir sa position relative sans doute renforcée mais pas au point que son influence régionale change de dimension. L’Etat juif paraît par ailleurs entrer dans une nouvelle phase d’une crise interne, sans que l’on puisse juger à ce stade dans quelle mesure Netanyahu – de plus en plus en proie à la tentation néo-autoritaire - parviendra à utiliser la pandémie pour se maintenir au pouvoir.

          Au Proche-Orient et en Afrique du Nord comme ailleurs, n’y aura-t-il pas un "moment chinois" à l’occasion de la crise ? Plusieurs facteurs vont dans ce sens.

          Il faut donc se tourner vers un acteur extérieur : au Proche-Orient et en Afrique du Nord comme ailleurs, n’y aura-t-il pas un "moment chinois" à l’occasion de la crise ? Plusieurs facteurs vont dans ce sens :

          • l’affaiblissement des Etats-Unis et de la Russie dans la région laisse de la place à la Chine et on observe d’ores et déjà un grand activisme chinois dans le Golfe et en Irak (de même qu’en Égypte et en Tunisie) ;
          • l’isolement de l’Iran et son affaiblissement qui laissent penser que la dépendance de Téhéran à l’égard de la Chine va s’aggraver ;
          • le besoin de financements d’Etats-clefs pour les équilibres régionaux peut être assuré par la Chine. Citons l’Algérie, où la présence économique de la Chine est déjà très importante et surtout l’Egypte, dont les bailleurs traditionnels (FMI, Golfe, Occident) ne devrait pas lui faire défaut, mais dont les besoins vont crever les plafonds habituels. Pour la Chine, l’Egypte peut représenter un jalon important pour son projet "Road and Belt Initiative" (Mer Rouge, Méditerranée) ;
          • une stratégie de pénétration chinoise peut trouver une synergie avec l’Arabie saoudite et d’autres Etats du Golfe : MBS, inquiet de l’attitude américaine et déçu désormais de celle de la Russie, peut trouver avantage à s’entendre avec le principal consommateur d’hydrocarbures du monde et son deuxième client après le Japon.

          Ne suscitons pas de malentendu : il est très peu probable que la Chine s’engage dans des situations de crises (Irak/Syrie) où elle n’a pas d’intérêts directs ; elle devra aussi arbitrer entre ses intérêts en Arabie saoudite et les opportunités qui s’ouvrent à elle en Iran.  Cela n’exclut pas qu’elle exerce une influence grandissante, à la faveur d’un relatif repli des autres puissances globales, sur tel ou tel axe (Arabie saoudite/Mer Rouge/Egypte notamment) correspondant à une visée stratégique pour elle (les "routes de la soie" aboutissent en Egypte).

          Quelles lignes d’action pour la France et l’Europe ?

          Au total donc, sauf explosion sociale avec des conséquences politiques non maîtrisées, et sous réserve de ce qui vient d’être indiqué sur un rôle accru de la Chine, la crise du Covid-19 pourrait in fine ne pas se traduire par des changements majeurs dans le monde arabe, perse et turc. Il est clair toutefois que la région, comme le reste du monde, entre dans une passe dangereuse. Quelles conclusions préliminaires en tirer pour les Européens ?

          • L’Europe doit avant tout se préoccuper de la stabilité au Maghreb : à court terme, la priorité est d’aider en particulier le Maroc et la Tunisie, confrontés à des défis qui s’annoncent très difficiles sur le plan social et donc sur le plan politique, avec de multiples risques pour l’Europe (émigration massive, islamisme, populisme anti-occidental).

            Mais, ne peut-on aussi considérer la crise du Covid-19 comme offrant des opportunités dans la relation Maghreb-Europe ? L’une des conséquences de la gigantesque secousse actuelle devrait être la réorganisation d’une partie des chaînes de valeurs. N’est-ce pas l’occasion d’inscrire davantage le Maghreb, en articulation avec l’Afrique, dans certaines des lignes de production des grandes sociétés européennes qui vont vouloir trouver des alternatives à la Chine ?
             
          • De même, s’agissant des affaires du Golfe, une main tendue vis-à-vis de l’Iran paraît s’imposer sur le plan humanitaire. Le calcul de l’administration Trump semble être d’exploiter la crise sanitaire pour hâter un changement de régime à Téhéran. Le risque est qu’un tel changement de régime se fasse au profit des éléments les plus durs, qui se tourneront immanquablement vers la Russie et plus encore vers la Chine.

            L’Arabie saoudite préside actuellement le G20. Un démarche coordonnée d’un certain nombre de pays devrait viser à convaincre MBS que son intérêt serait de favoriser un plan d’aide humanitaire spécifiquement destiné aux pays les plus en difficulté de la zone du Golfe – incluant l’Iran. Une telle initiative pourrait avoir des retombées positives sur le plan politique pour l’Arabie saoudite, par exemple pour trouver une solution à la crise au Yémen, permettant à celle-ci de se retirer dans de bonnes conditions de pays, comme elle le souhaite désormais.
             
          • Enfin, les Européens doivent repenser sérieusement leur relation avec la Chine dans l’ensemble de la région – et d’abord en se donnant les moyens d’exister aux yeux des Chinois.

            Au Maghreb – où comparativement le rôle de l’Europe reste beaucoup plus grand (et plus positif !) que celui de la Chine – il s’agit de relever le gant dans un jeu de compétition. Dans le Golfe, une approche incitative de la part des Européens ne pourrait-elle encourager la Chine à se positionner en puissance d’équilibre ?  S’agissant du dossier nucléaire iranien, il résulte de notre analyse que la Chine pourrait peser d’un poids supérieur à ce qui était le cas jusqu’ici. Dans l’hypothèse de tensions accrues entre la République populaire et l’Occident, elle peut être tentée d’utiliser cette carte.


          COPYRIGHT : Ibrahim YASOUF / AFP

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