AccueilExpressions par MontaigneL'Amérique latine, le plus désespéré des continentsL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.22/06/2020L'Amérique latine, le plus désespéré des continents États-Unis et amériquesImprimerPARTAGERAuteur Dominique Moïsi Conseiller Spécial - Géopolitique On pouvait espérer, dans un premier temps que le continent sud-américain serait épargné par le coronavirus. Il n'en est rien. L'épidémie fait des ravages, aggravés par la pauvreté de la population. Le profil populiste de nombreux dirigeants sur le continent, à commencer par Bolsonaro au Brésil, n'aide pas à trouver une issue à cette double crise, économique et sociale, dont les stigmates risquent de se faire sentir encore longtemps dans cette partie du monde.L'Amérique Latine est devenue le nouvel épicentre de l'épidémie de coronavirus. Avec à peine 8 % de la population mondiale, le continent connaît plus de la moitié des nouveaux morts du virus. Le Brésil a battu un triste record cette semaine, avec 35 000 nouveaux patients infectés en une seule journée. En Équateur, on estime que le nombre de "morts en excès" est proche de 20 000. Au Pérou, qui a une population de 32 millions d'habitants, le nombre de personnes infectées, 214 000, est supérieur aux chiffres de la France et de l'Allemagne. Du Chili à l'Argentine, du Mexique à la Colombie, "le mal court". Seuls deux pays font exceptions : l'Uruguay et le Costa Rica, deux états plus démocratiques que les autres qui bénéficient d'une denrée rare, sinon exceptionnelle dans cette partie du monde : la confiance de leurs citoyens.Pauvreté endémiquePour que les mesures de "distanciation sociale" imposées d'en haut soient suivies en bas, il faut la confiance, mais pas seulement. La pauvreté rend tout simplement la distance protectrice impossible. L'habitat, et plus globalement les conditions économiques - ne pas travailler c'est "mourir de faim" - expliquent largement la situation dans laquelle se trouve le continent.Avec à peine 8 % de la population mondiale, le continent connaît plus de la moitié des nouveaux morts du virus.Au-delà de cette pauvreté endémique, il y a la politique. Le fait que les trois premières économies de la région, celles du Brésil, de l'Argentine et du Mexique (qui n'est pas géographiquement parlant en Amérique du Sud) soient simultanément aux mains de leaders populistes, ne fait que renforcer les tendances du continent à l'éclatement et à la division.Simon Bolivar rêvait au début du XIXe siècle d'unifier l'Amérique du Sud. Il avait amèrement conclu peu de temps avant sa mort, qu'il n'avait fait "que labourer la mer". L'épidémie, loin de rapprocher les pays du continent, les a comme éloignés davantage, jouant le rôle négatif d'accélérateur de divisions.Certes avant l'épidémie de coronavirus, le continent semblait déjà au bord de la crise de nerfs. Le président argentin, Alberto Fernández avait menacé de quitter le Mercosur en 2018. Le président brésilien Jair Bolsonaro lui avait répliqué en menaçant de l'en expulser. Le Venezuela "congelé dans la misère" de Nicolás Maduro et la Colombie d'Iván Duque donnent le sentiment d'être prêts à en découdre militairement."Le Trump des Tropiques"Dans cette galaxie populiste, il existe pourtant en Amérique latine, un homme unique dans sa catégorie : Jair Bolsonaro, le président du Brésil. Plagiant Gabriel García Márquez et son chef-d'œuvre L'Amour au temps du choléra, on serait tenté de parler à son égard de "La Folie au temps du Covid-19". Le problème c'est qu'il est le président du pays de loin le plus important de l'Amérique du Sud.En cette période de pandémie "le Trump des Tropiques" se surpasse. On retrouve chez lui, comme chez Donald Trump, la même sous-estimation de la gravité du virus, "une petite grippe", la même volonté de donner la priorité à l‘économie sur la santé. Mais aussi de plus en plus, la même inquiétude face à la chute de leurs popularités respectives . Le président Bolsonaro n'a plus que 20 % d'opinions favorables, alors que 50 % des Brésiliens jugent de manière négative ses choix face à la pandémie.Reste une question décisive pour un pays historiquement familier des coups d'État militaires, celle des relations du président avec les forces armées. Bolsonaro n'est qu'un ancien capitaine et ne bénéficie pas du soutien des élites militaires du pays. Son grade n'était pas assez élevé et il fait "trop peuple". Bolsonaro aura du mal à se servir de l'armée, pour accaparer tous les pouvoirs. À l'inverse - à moins d'une évolution sanitaire échappant à tout contrôle - on ne voit pas l'armée brésilienne prendre le pouvoir au nom de la "rationalité", pour sauver le pays, d'un président devenu un danger pour la santé de ses concitoyens. Bolsonaro a su mettre des militaires proches à des niveaux clés de l'État. La seule inconnue au Brésil reste le rôle de la "police militaire".On retrouve chez [Bolsonaro], comme chez Donald Trump, la même sous-estimation de la gravité du virus, "une petite grippe", la même volonté de donner la priorité à l‘économie sur la santé.En droit, ces forces dépendent des gouverneurs des États qui dans leur grande majorité sont anti-Bolsonaro. Mais ces "milices armées" sont beaucoup plus proches des idées du président en exercice qu'elles ne peuvent l'être de leur autorité de tutelle, les gouverneurs des États. Que ferait cette police militaire si les pouvoirs législatif et judiciaire parvenaient à mettre en œuvre une procédure d'impeachment contre Bolsonaro pour corruption ou incompétence, comme ce fut le cas hier contre Dilma Rousseff ?L'"arrière-cour" latino-américaineLe poids du Brésil en Amérique latine est tel que lorsque ce géant va mal, tout va mal. "Le Brésil est un pays d'avenir et le restera", affirmait le général de Gaulle avec pessimisme et humour dans les années 1960. Au Brésil aujourd'hui, la peur a pris la place de l'espoir qui avait existé pendant une courte période des années Cardoso (président de 1995 à 2003) et au début des années Lula, qui semblait initialement au moins, élargir et prolonger l'œuvre de son prédécesseur.Il existe une autre question pour le Brésil qui s'applique au continent dans son ensemble. C'est bien sûr celle des relations avec les États-Unis. On voit certes mal, l'Amérique de Trump donner des leçons de responsabilité au Brésil de Bolsonaro…Le paradoxe est qu'après en avoir fait beaucoup trop pendant des décennies, sinon des siècles, l'Amérique du Nord n'en fait peut-être "plus assez" avec l'Amérique du Sud. Elle a pris ses distances avec son "arrière-cour" latino-américaine, laissant pour partie la place à la Chine.Largement seul et divisé face à lui-même et ses démons - la violence extrême, la corruption, les inégalités sociales et raciales, sans oublier la base de tout, une misère aggravée par la baisse du prix des hydrocarbures et des matières premières en général - le continent semble aller à la dérive.Il y a plus de misère en Afrique, mais il s'y trouve plus d'espoir qu'en Amérique latine, le plus désespéré peut-être des continents, à l'heure du Covid-19. Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 22/06/2020)Copyright : MICHAEL DANTAS / AFPImprimerPARTAGERcontenus associés 17/06/2020 Violence raciale aux États-Unis : répercussions mondiales Lisa Anderson 15/06/2020 Le monde paradoxal de l'après-Covid-19 Alexandre Robinet-Borgomano