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26/07/2021

La stratégie de sécurité nationale russe 2021 : l’heure de la confrontation informationnelle

La stratégie de sécurité nationale russe 2021 : l’heure de la confrontation informationnelle
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Le président russe Vladimir Poutine a signé le 2 juillet dernier une nouvelle stratégie de sécurité nationale qui se substitue à celle qui était en vigueur depuis 2015. Les experts reconnaissent dans ce document l’influence de Nikolaï Patrouchev, président du conseil de sécurité de la Fédération de Russie et l’un des hommes-clefs du système poutinien. 

Que faut-il en retenir ?

Une stratégie de repli sur la nation et de confrontation informationnelle 

D’abord, le sentiment d’un durcissement sur tous les fronts et notamment l’analyse selon laquelle la confrontation avec l’Occident est appelée à durer. De ce point de vue, une évolution par rapport à la stratégie de 2015 est notable : publié après la crise ukrainienne de 2014, le document de 2015 envisageait comme encore possible le rétablissement d’une relation constructive avec les États-Unis et leurs alliés... Ce n’est plus le cas aujourd’hui. 

Les "pays inamicaux" (dont les États-Unis) sont déterminés à affaiblir la Russie sur les plans militaire, technologique, économique (sanctions), mais aussi "spirituel" (cf. infra) ; ils visent une déstabilisation interne du système politique russe. Les "révolutions de couleur" sont plus que jamais leur mot d’ordre. C’est cette tonalité du document qui conduit un des bons connaisseurs de la Russie actuelle, Mark Galeotti, à parler d’une "charte paranoïaque". Il est explicitement indiqué que des "forces destructrices" à l’étranger tenteront d’exploiter les difficultés internes russes pour soutenir des "activités terroristes et extrémistes". Le texte de la stratégie reprend à cet égard une analyse que l’on a pu entendre depuis un certain temps chez certains responsables russes, et d’ailleurs chinois : l’Occident est affaibli, son déclin est amorcé, mais c’est dans cette phase incertaine qu’il se montre le plus agressif. Il y a là bien entendu un écho de la thèse de Staline selon laquelle "l’intensification des contradictions internes au capitalisme" rendait les Occidentaux belliqueux. 

Sur ce sombre fond de tableau, l’impératif principal pour les auteurs du document est de caractère intérieur : il s’agit avant tout de défendre l’autonomie du pays, de relancer son développement, d’adopter une politique démographique systématique : la garantie d’une "vie de qualité" pour la population russe constitue un objectif stratégique en soi. De nombreuses pages traitent ainsi de la politique des revenus, de l’accès à la santé, de la revalorisation des services sociaux. Sur le plan économique, la diversification et la réduction de la dépendance aux technologies étrangères figurent en bonne place.

La question écologique apparaît pour la première fois dans un document stratégique russe, sous l’angle d’une menace nouvelle à contrer, mais aussi comme l’un des rares sujets possibles pour la coopération internationale.

C’est ce qui fait dire à Dmitri Trenin, dans son commentaire pour le Carnegie Moscow Center, que cette stratégie nationale est "un manifeste pour une nouvelle époque" : selon lui, les dirigeants russes avaient encore pour préoccupation principale en 2015 de remettre leur pays sur la carte géopolitique du monde ; cet objectif étant atteint, ils doivent maintenant revenir à la question fondamentale du développement interne de la Russie. Ajoutons qu’une première lecture du texte (publié seulement en russe) donne en fait une impression générale de repli sur soi. Dans le même temps, la question écologique apparaît pour la première fois dans un document stratégique russe, sous l’angle d’une menace nouvelle à contrer, mais aussi comme l’un des rares sujets possibles pour la coopération internationale.

Notons une autre innovation significative de la version de 2021 par rapport à la stratégie de 2015 : l’insistance sur la défense des "valeurs traditionnelles russes". Celles-ci sont longuement décrites : dignité, droits de l’homme, patriotisme, famille forte, sens des responsabilités, primauté du spirituel sur le matériel, esprit "collectif", etc. Tout cela est menacé par une "propagande étrangère de l’égoïsme, de la permissivité et de l’absence de responsabilité", propagée à la fois par le gouvernement des États-Unis, des ONG et les nouveaux réseaux sociaux. La "falsification de l’Histoire" y contribue également. Ce qui est en jeu, c’est une tentative d’"occidentalisation" de la Russie, présentée d’ailleurs comme en passe de réussir. 

Autre innovation significative, qui n’est pas sans lien avec celle que l’on vient d’évoquer : une importance centrale est accordée à la "sécurité informationnelle". Le texte indique que les nouvelles technologies de l’information sont utilisées de manière croissante pour interférer dans les affaires intérieures russes (sic). Les grandes plateformes contribuent à "répandre des informations fausses". La souveraineté russe dans la sphère de l’information est menacée. La stratégie 2021 prévoit donc toute une série de mesures telles que la création d’un segment souverain d’Internet, le renforcement des protections contre les cyber-attaques, le développement systématique de technologies nationales et plus généralement la mise en place des forces et moyens de la confrontation informationnelle. 

D’un bout à l’autre de ce texte, on est tenté de trouver en celui-ci des éléments communs avec des débats à l’Ouest, certes réinterprétés par le système russe : la réduction des dépendances critiques, l’investissement nécessaire dans les technologies de pointe, l’importance de la mutation écologique sont des éléments que l’on retrouve dans des documents comparables des pays occidentaux (la "revue intégrée" britannique, par exemple). Inversement, là où les analystes occidentaux parlent d’une "désoccidentalisation du monde", les auteurs de la stratégie russe craignent une "occidentalisation" de la Russie. Comment ne pas être sensible à l’ironie de ce chassé-croisé ? S’agissant de la "confrontation informationnelle", le document signé par M. Poutine le 2 juillet officialise à sa manière une forme d’action dans laquelle la Russie a été pionnière, qu’elle a été la première à pratiquer chez les autres. La "stratégie nationale de sécurité" peut se lire comme une justification d’une tactique qu’utilise la Russie depuis des années - en intervenant dans les élections en Occident ou en accompagnement de ses actions en Syrie ou en Afrique.

Quelques leçons pour notre politique

Quelle importance convient-il de donner au document du 2 juillet pour décrypter la politique russe ? Dans quelle mesure est-il appelé à servir réellement de "feuille de route" aux décideurs dans les prochaines années ? 

Notons en premier lieu que tout texte de ce genre est par construction de nature hybride : il comporte une dimension bureaucratique non négligeable puisque différents départements de l’appareil d’État y contribuent ; on retrouve ainsi d’une stratégie à l’autre au fil des années une série de "cases à cocher". Il ne faut donc pas exagérer le contenu "stratégique" du document. Il nous semble cependant qu’il reflète bien un état d’esprit - celui des dirigeants russes - en partie affiché et en partie implicite. 

État d’esprit affiché, comme on l’a vu sur l’éloignement vis-à-vis de l’Occident (d’où découlent des mesures fortes - et des accents de l’époque de la guerre froide - en matière de "préparation à la guerre"), la défense des valeurs traditionnelles ou encore la confrontation informationnelle. Mais que dit la nouvelle stratégie russe de l’émergence de la Chine comme alter-ego des États-Unis ? Il faut sur ce sujet lire entre les lignes et rechercher tout au plus un état d’esprit implicite. 

L'Union européenne - à la différence du texte de 2015 - n’est plus mentionnée du tout dans la stratégie russe, ne fût-ce qu’à titre de partenaire potentiel.

Ainsi, lorsque le document évoque les partenaires extérieurs de la Russie, il mentionne un premier cercle, avec les structures rassemblant les anciens territoires de l’URSS devenus entités étatiques (Union économique eurasiatique, etc.) ; puis un deuxième cercle composé de la "Chine et de l’Inde" : à la différence de la stratégie de 2015, l’Inde est désormais systématiquement placée sur le même plan que la Chine - ce qui ne correspond évidemment pas à la réalité, mais indique probablement une appréhension à l’égard du tête à tête russo-chinois. Dmitri Trenin estime de son côté que l’insistance du texte quant aux risques de dépendance technologique se réfère sans aucun doute à la relation avec la Chine, que des raisons diplomatiques empêchent de désigner nommément dans ce contexte. Notons au passage que l’Union européenne - à la différence du texte de 2015 - n’est plus mentionnée du tout dans la stratégie russe, ne fût-ce qu’à titre de partenaire potentiel.

Prenons un autre exemple, peut-être plus complexe : la relation avec les États-Unis. Si l’on prend au pied de la lettre la "stratégie nationale de sécurité" russe de 2021, le Kremlin n’attend plus rien de Washington. Il est pourtant visible que M. Poutine ne s’est pas fait prier pour rencontrer le Président Biden à Genève, dès que ce dernier en a fait la proposition. Il est vrai qu’à la différence de l’administration Obama - et des Européens ? - la Maison-Blanche actuelle semble pour l’instant avoir bien compris les ressorts du pouvoir russe, y compris dans le champ de la "confrontation informationnelle" : le président Biden a réagi aux cyber-attaques russes par un cocktail bien dosé de menaces, de sanctions, de ripostes et d’une offre de dialogue. Nous renvoyons sur ce point le lecteur à la remarquable tribune dans Le Monde du 27 juillet due à la plume de Bernard Barbier, Jean-Louis Gergorin et Édouard Guillaud, qui met en exergue le risque d’un "nouveau découplage" transatlantique dans un secteur clef de la nouvelle compétition Est-Ouest (incluant la Chine bien sûr). 

Il est un domaine où, hélas, la politique effective risque fort de coïncider étroitement avec la politique affichée dans la "stratégie nationale", c’est celui de la répression contre tout mouvement de contestation interne. Dans le texte signé par M. Poutine le 2 juillet, il n’y a plus d’opposants, seuls existent des "agents de l’étranger"au service d’une stratégie d’ "occidentalisation de la Russie". 

 

 

Copyright : Alexey NIKOLSKY / SPUTNIK / AFP

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