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28/07/2023

La santé mentale, nouvel eldorado pour les séries

La santé mentale, nouvel eldorado pour les séries
 Jean-Victor Blanc
Auteur
Médecin-psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine
 Johanna Couvreur
Auteur
Experte Associée - Santé

Comment les séries renouvellent-elles l’imaginaire attaché aux troubles mentaux, au-delà des associations caricaturales à la folie, à la démence ou à l’effroi ? En saisissant l’évolution de personnages sur le temps long et en ciblant un public plus jeune, ces nouveaux programmes contribuent activement à rompre le tabou sur ces enjeux. D’Euphoria à 13 reasons why, en passant par En thérapie, Johanna Couvreur, experte Résidente à l’Institut Montaigne et Jean-Victor Blanc, psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine, nous invitent à redécouvrir la santé mentale au miroir de ces séries.

Retrouvez l'ensemble des articles de notre série "Le monde au miroir des séries".

Formidable vecteur pour rendre compte du réel, transcender les tensions et les bouleversements qui le traversent, la fiction agit comme un miroir sur nos sociétés. Elle offre des clés de compréhension sur le monde qui nous entoure, pour mieux saisir les émotions qui nous habitent.

Si la littérature et le cinéma en ont longtemps été les gardiens, le succès phénoménal des séries télévisées a rebattu les cartes, en imposant de nouveaux modes narratifs et en misant sur l’émergence de nouvelles préoccupations sociétales.

La santé mentale en est un éloquent exemple. Elle constitue le fil rouge d’un nombre croissant de séries produites ces dernières années. Si les États-Unis restent les maîtres incontestés du genre, plusieurs créations françaises récentes se sont invitées à la cour des grands.

Comment comprendre le regain d’intérêt pour un sujet longtemps marqué du sceau du stigmate ? Quel traitement est réservé à la santé mentale et aux troubles qui lui sont associés ?

La maltraitance, l’enfermement et l’abus de pouvoir ont régné en maître pour dépeindre les institutions ou les soins psychiatriques.

À l’évidence, l’avènement des séries s’est accompagné d’une transformation profonde des représentations associées aux troubles de la santé mentale. L’outrance et l’excès avaient jusque-là guidé l’essentiel des représentations cinématographiques de la psychiatrie. "Au cinéma, […] on n’échappe pas à la caricature pour parler de la psychiatrie", rappelait ainsi le psychiatre Édouard Zarifian dans son article "La psychiatrie et le cinéma, une image en miroir" (inLes tribunes de la santé, 2006).
 

Imprévisibilité, effroi et dangerosité ont longtemps caractérisé les patients tandis que la maltraitance, l’enfermement et l’abus de pouvoir ont régné en maître pour dépeindre les institutions ou les soins psychiatriques, alimentant ainsi, dans un redoutable cercle vicieux, idées reçues, peurs et tabous déjà fermement enracinés dans l’imaginaire collectif.

À rebours de ces visions stigmatisantes, les séries se sont éloignées de ces sentiers battus et rebattus en proposant d’autres ressorts dramaturgiques. L’émergence de la pop culture (cf. l’ouvrage Pop & Psy, Dr. Jean-Victor Blanc, Plon) et les témoignages croissants de personnalités concernant leurs troubles ont sans aucun doute joué un rôle majeur. Ils ont ouvert la voie à des contre-discours et offert une vision plus juste de ces maladies et de leurs incidences sur la vie quotidienne de ceux qu’elles touchent.

La temporalité propre aux séries a également constitué une opportunité narrative inédite : le temps long du récit, sur plusieurs épisodes, voire sur plusieurs saisons, se prête à une approche plus subtile des différents troubles, ce qui permet d’échapper à la représentation exclusive de la crise ou de l’épisode aigu.

Le temps long du récit se prête à une approche plus subtile des différents troubles.

Enfin, l’apparition des plateformes de streaming a été synonyme d’une liberté de ton et de création accrue ainsi que d’un saut qualitatif dans la réalisation, révolutionnant le genre. Exit les soap opéra et autres feuilletons sentimentaux. L’heure est dorénavant à une audience plus diversifiée, à des scénarios plus travaillés et en prise avec les aspirations des différents publics.

Nombreuses sont les séries qui, ces dernières années, ont abordé le sujet de la santé mentale en en faisant soit le cœur de l’intrigue soit un ressort narratif central. Les Soprano (un mafieux américain, Tony Soprano, souffrant de crises de panique consulte une psychiatre en secret) et Homeland (une agent de la CIA, engagée dans la lutte anti-terroriste, atteinte de trouble bipolaire) ont ouvert le bal en 1999 et 2011. Nous nous concentrerons néanmoins sur trois séries plus récentes, en raison du tournant qu’elles ont marqué et des importants débats qu’elles ont suscité. Deux d’entre elles, 13 Reasons Why et Euphoria, adoptent le point de vue d’adolescents en souffrance, une autre, En thérapie met en scène un soignant avec ses patients.

Comment représenter le suicide adolescent ? - 13 Reasons Why.

13 Reasons Why (2017) compte parmi les premiers blockbuster de Netflix. Cette série aborde différentes formes de violence scolaire et relationnelle (cyberharcèlement, agressions sexuelles et viol) et leurs impacts sur une adolescente et ses proches. Elle s’attache à l’histoire d’Hannah Baker et au récit post-mortem, en voix-off, des évènements qui ont précédé et conduit à son suicide. Son récit prend la forme de 13 cassettes audio envoyées aux personnes ayant pu jouer un rôle dans son mal être. La mise en scène, sans tabou, mêle les propos d’Hannah aux souvenirs de ses camarades et offre une plongée dans le vécu subjectif de ces adolescents, leur compréhension comme leur interprétation des événements qui ont conduit à cette fin tragique, de la culpabilité au déni en passant par la colère.

Produite par Selena Gomez, chanteuse engagée sur les enjeux de santé mentale, cette série a rencontré un succès phénoménal auprès des adolescents et soulevé une vaste controverse quant à la représentation explicite du geste suicidaire et son effet de contagion (l’effet Werther) parmi les adolescents.

13 Reasons Why

La dimension désespérée, l’absence de solutions de soutien et d’accompagnement, de même que la présentation du suicide comme seule voie de résolution des tensions psychiques d’Hannah ont été dénoncées par de nombreuses organisations. Cette question a fait l’objet de plusieurs travaux scientifiques (parmi lesquels Reidenberg et al. et Le et al.) qui, malgré leurs limites méthodologiques, ont généré un débat bienvenu et appelé à un sens de la responsabilité dans le traitement du suicide. L’effet de ces débats fut tel que Netflix a supprimé la séquence du suicide avec l’assentiment des réalisateurs et la série a assorti la diffusion des saisons de messages de prévention.

Quelles que soient les appréciations qui ont accompagné 13 Reasons Why, cette série a abordé avec réalisme et authenticité les émois et les tourments d’adolescents, comme l’extrême vulnérabilité psychique qui caractérise cette phase charnière de l’existence de tout individu - une phase marquée par le doute, l’importance de la représentation de soi et de l’appartenance au groupe.

Le phénomène Euphoria, plongée dans l’addiction et les remous adolescents

Plus récente, la série Euphoria (2019) est considérée comme l’une des plus percutantes du genre, mais aussi l’une des plus subversives, en raison des scènes de violence, de sexe ou de drogue dont elles est ponctuée. En février 2022, Twitter indiquait qu’elle était la série dramatique la plus commentée de la décennie aux États-Unis. Le nombre de spectateurs a par ailleurs augmenté de 100 % entre la première et la deuxième saison.

Succès phénoménal donc pour une série à la tonalité sombre qui suit le parcours de Rue Bennet, une adolescente de 16 ans, de retour au lycée après une cure de désintoxication. Elle y fait la rencontre de Jules, jeune femme trans avec laquelle elle lie une relation amicale, puis amoureuse. Saluée pour son esthétique comme pour la qualité du jeu de ses acteurs, Euphoria propose une description réaliste et non caricaturale de l’addiction comme corollaire du mal-être, de la dépression et de l’anxiété. Elle rend compte d’une jeunesse en proie à des émotions intenses auxquelles elle s’abandonne sans restriction mais non sans peurs et sans dégâts.

De même que 13 Reasons Why, Euphoria adopte le point de vue d’une génération de jeunes ultra connectés, faisant état sans tabou de leurs peurs, de leurs angoisses ou de leurs doutes. Sexe monétisé en ligne, cyberharcèlement, violence sexuelle et abus de substances sont au menu des quatre saisons. Elles permettent d’aborder sans détours et sans complexe les questions relatives à la différence, à l’acceptation sociale ou à la réussite comme les enjeux de santé mentale qui en découlent. L’héroïne, jeune femme rendue à toute sa complexité et jamais réduite à son trouble, a suscité une vague forte d’identification parmi la jeunesse.

Euphoria

À l’heure où la Cour des Comptes lance l’alerte sur "l’épidémie silencieuse" qui sévit parmi les jeunes (13 % des jeunes Français sont en proie à une souffrance psychique qui s’accompagne d’une hausse inquiétante des tentatives de suicide), 13 Reasons Why et Euphoria ont devancé l’actualité et ont su rendre compte de cette tendance de fond. Exclusivement centrées sur le vécu des personnages et la réhabilitation des troubles psychiques comme des personnes qui en sont atteintes, elles n’abordent que très marginalement les enjeux du soin et de la thérapie, qui ont revanche fait l’objet de plusieurs séries françaises remarquées. C’est le cas d’En thérapie à laquelle nous nous intéressons ici.

En thérapie, chronique d’un succès en phase avec l’actualité

Qui a échappé au bon docteur Dayan de la série En thérapie, créée par Éric Toledano et Olivier Nakache, réalisateurs à succès, et dont deux saisons ont été diffusées sur Arte ? Adaptation d’un succès mondial né en Israël en 2005 (BeTipul), cette série entraîne le spectateur dans l'intimité des personnages qu’elle met en scène, au détour des séances de cure analytique conduites par un psychiatre auprès de plusieurs patients.

Tournée juste avant la crise sanitaire mais diffusée près d’un an plus tard en février 2021, En thérapie a suscité un engouement fort et quasi immédiat. La qualité de la réalisation, de l’écriture comme de l’interprétation participent à la réussite de la série. Sans doute le contexte sociétal a-t-il également favorisé l’adhésion d’un large public. La première saison se déroule en novembre 2015, à l’issue des attentats ayant ravagé Paris et du traumatisme collectif qui en résulte. Ce traumatisme fait aussi écho au choc de la pandémie, l’état d’urgence sanitaire et les confinements successifs qui ont si lourdement pesé dans la dégradation de la santé mentale de la population. De ce point de vue, En thérapie s’est révélée d’une actualité à la fois fortuite et brûlante au moment de sa diffusion.

En thérapie

Les commentaires sur la série ont émaillé de nombreuses conversations entre amis, en résonnant jusque dans les consultations psychiatriques hospitalières. Que révèle En thérapie de nos préoccupations intimes et collectives ? Les maux des personnages rappellent que nous pouvons tous être traversés de doutes et de peurs, et que la honte fait barrage à notre émancipation. Les commentateurs ont été nombreux à saluer la justesse et la subtilité du colloque singulier entre un patient et son thérapeute.

Sans doute la série a-t-elle contribué, au moins partiellement, à déstigmatiser les soins psychothérapeutiques. Mais que nous dit-elle de l’exercice de soignant ? La réponse est moins nette. En thérapie est une fenêtre ouverte sur l’exercice libéral et la pratique de la psychanalyse. La parole et le dialogue comme accès à la catharsis constituent le ressort dramatique de la série. Cette approche thérapeutique, influente en France, est loin de constituer la seule stratégie possible pour accompagner des personnes en proie à des troubles psychiques.

D’autres séries françaises se sont emparées du sujet de la santé mentale, qu’il s’agisse d’HP qui suit l’itinéraire d’une jeune interne en psychiatrie, rendant compte avec justesse de la vie hospitalière, de ses joies et de ses déboires, ou de Mental qui suit un groupe d’adolescents dans un service pédopsychiatrique, mêlant avec maestria finesse, humour et émotion.

L’ensemble de ces séries, quels que soient leurs partis pris, dynamitent les clichés les plus tenaces sur les troubles psychiques, en restaurant aux personnes atteintes leur rôle de sujet et non d’objet de soins. Plus que la réprobation ou la terreur, elles suscitent l’émotion, questionnent le rapport à la normalité, le rapport à l’autre et ouvrent un débat longtemps étouffé. À l’image de la campagne britannique de sensibilisation, elles affirment haut et fort : "it’s ok not to be ok".

L’ensemble de ces séries dynamitent les clichés en restaurant aux personnes atteintes leur rôle de sujet et non d’objet de soins.

En travaillant nos représentations sur les troubles mentaux, ces séries participent à la déconstruction de la marginalisation qui continue de prévaloir à l’égard des personnes présentant un trouble psychiatrique. Dans le sillage du psychiatre Édouard Zarifian, on peut espérer que "le miroir que [nous tendent les séries], [nous aidera à] réinventer un nouveau visage pour la folie". 

 

Copyright Image : Les Films du Poisson, Netflix, Manuel Moutier, HBO

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