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15/04/2019

La rue soudanaise défie ses dirigeants

Trois questions à Dalila Berritane

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La rue soudanaise défie ses dirigeants
 Dalila Berritane
Contributrice sur les questions africaines

Les jeunes gens qui manifestent de jour comme de nuit depuis quatre mois dans les rues de Khartoum et dans les grandes villes du Soudan n’ont connu que lui : Omar el-Béchir. Après avoir régné sur son pays pendant 30 années, l’ancien président soudanais, visé depuis une décennie par deux mandats de la Cour pénale internationale (CPI), notamment pour crimes de guerre et génocide, a été défait par ses frères d’armes jeudi 11 avril dernier. Dalila Berritane, présidente de Nedjma Consulting et rapporteure du groupe de travail de l’Institut MontaignePrêts pour l’Afrique d’aujourd’hui ?, nous livre son analyse.

Quel est l’état actuel de la situation au Soudan, et quelles ont été les réactions de la société civile et des forces d’opposition ?

Les choses évoluent très vite au Soudan. Jeudi matin, on apprenait que l’armée soudanaise avait renversé le Président Omar el-Béchir et l’avait mis aux arrêts dans un lieu tenu secret, officiellement pour sa sécurité. Le renversement du Président Béchir s’est déroulé selon un scénario que l’on croyait révolu en Afrique : le Ministre de la Défense, en treillis militaire, lisant un communiqué à la télévision nationale annonçant l’instauration d’un Conseil militaire de transition pendant deux ans. L’armée a suspendu la Constitution et les libertés publiques, instauré un couvre-feu et un cessez-le-feu dans les zones tenues par les rebelles aux confins du Soudan. Dans les rues de Khartoum, la capitale, la déception a été à la mesure de l’espoir suscité par le départ du Président honni.
 
Après un moment de stupeur et de forte déception, la société civile et le mouvement populaire à l’origine de la contestation ont fait savoir qu’en aucun cas ils n’accepteraient ce coup d’Etat militaire, "recyclant les figures et les institutions" contre lesquelles ils se sont soulevés. Par conséquent, ils ont appelé à poursuivre le mouvement de protestation et les manifestations devant le QG de l’armée dans la capitale soudanaise. Défiant le couvre-feu, ces jeunes gens se sont massés devant l’Etat-major de l’armée, exigeant la remise du pouvoir aux civils.

La société civile et le mouvement populaire à l’origine de la contestation ont fait savoir qu’en aucun cas ils n’accepteraient ce coup d’Etat militaire.

L’association des professionnels soudanais, l’un des mouvements à l’origine du soulèvement populaire, à clairement fait savoir qu’elle ne se laisserait pas confisquer la victoire ainsi. Résultat :  samedi dernier, le Ministre de la Défense, détesté par la rue soudanaise, a été écarté de la tête du Conseil militaire de transition, le couvre-feu a été levé et des prisonniers politiques ont été libérés. Le puissant patron des renseignements militaires, Salah Gosh, a été limogé. C’est lui qui avait ordonné la répression et fait tirer sur la foule lors des manifestations de ces dernières semaines. Des gestes forts mais qui ne disent pas encore si l’armée accepte l’idée d’inclure des civils dans le conseil de transition.

Le nouvel homme du Soudan s’appelle désormais Abdel Fattah al-Burhane, un général considéré comme un homme de dialogue. Dans un discours télévisé, il a promis "d’éliminer les racines" du régime el-Béchir. Une première rencontre a d’ailleurs déjà eu lieu ce week-end entre les militaires et la coalition qui regroupe l’opposition et l’association des professionnels soudanais, fer de lance de la contestation.  Mais rien n’est encore joué, puisque c’est toujours l’armée qui détient le pouvoir au Soudan.
 
Les chancelleries occidentales, quant à elles, suivent avec attention la situation. Vendredi dernier, le Conseil de sécurité de l’ONU, réuni en urgence, a réclamé une transition qui respecte les "aspirations démocratiques" des Soudanais. Les voisins du Soudan, comme l’Egypte, mais également de l’autre côté de la Mer Rouge, dans la péninsule arabique, surveillent leur voisin comme le lait sur le feu. L’Union africaine (UA), par la voie du Président de la Commission de l’UA, a publié un communiqué sur son site déclarant que "la prise de pouvoir par l’armée n’est pas la réponse appropriée aux défis auxquels le Soudan est confronté et aux aspirations de sa population".

Comment ce mouvement populaire est-il apparu ?

Tout a commencé le 19 décembre 2018, lorsque le régime a décidé de multiplier par trois le prix du pain. Le parti Communiste soudanais appelle à manifester dans les rues de Khartoum. Son dirigeant est arrêté, l’armée lance des gaz lacrymogènes et tire sur la foule. Le bilan est incertain. L’ONG Human Rights Watch évoque des dizaines de morts, des centaines d’arrestations, de civils violemment battus, des gaz lacrymogènes et des tirs dans l’enceinte même des hôpitaux où étaient soignés les contestataires… La répression aveugle et féroce a un temps fait reculer les manifestants qui se sont ensuite organisés.

Le 6 avril, les mouvements de protestation ont appelé à manifester devant le siège de l’armée dans la capitale soudanaise. Celles-ci ont gagné l’ensemble du pays. On a vu des soldats et de jeunes officiers fraterniser avec la population dans les rues.

On a vu des soldats et de jeunes officiers fraterniser avec la population dans les rues.

Des consignes sont données, via les réseaux sociaux, pour encourager les familles à se rassembler. Les femmes sont très nombreuses dans les rues. L’une d’entre elles, Alaa Salah, sera d’ailleurs un symbole de cette contestation populaire. La vidéo de cette étudiante, vêtue d’un habit traditionnel blanc, juchée sur une voiture, scandant des chants révolutionnaires repris par la foule, est devenue virale et a fait le tour du monde. Alaa Salah a déclaré sur Twitter qu’elle refusait ce Conseil de transition militaire et a appelé à une transition civile. La diaspora soudanaise, présente aux Etats-Unis et en Europe, notamment à Londres, a également été un soutien de poids. Outre son devoir d’alerte dans les médias et les chancelleries occidentales sur la répression au Soudan, elle a organisé depuis l’extérieur une résistance à la junte militaire. L’une des porte-parole du mouvement de l’association des professionnels soudanais de la diaspora est une ingénieure, basée à Londres.

Omar el-Béchir est un militaire qui a régné 30 ans à la tête du Soudan. Quel était la nature de son régime ?

Omar el-Béchir est arrivé au pouvoir le 30 juin 1989 après un coup d'État militaire fomenté avec les islamistes qui ont régné à ses côtés. Son mentor, le très dogmatique Hassan el-Tourabi, deviendra par la suite un opposant et un ennemi politique. Il y a quelques années, Omar el-Béchir semblait s’être éloigné des islamistes, sous pression des Etats-Unis, qui avaient en retour accepté de lever certaines sanctions touchant le régime. Omar el-Béchir a régné d’une main de fer sur son pays pendant 30 ans. Les opposants politiques ont été systématiquement éliminés, les islamistes préparant attentats et projets de déstabilisation avaient droit de cité à Khartoum. Oussama Ben Laden y a vécu pendant plusieurs années avant d’être chassé vers l’Afghanistan. Omar el-Béchir est également à l’origine de la guerre au Darfour, qui a fait des centaines de milliers de morts, des civils en très grande majorité. La Cour pénale internationale (CPI) a lancé contre Béchir un mandat d’arrêt international en 2009 et en 2010, jamais exécuté à ce jour. Pire, Omar el-Béchir n’a jamais été inquiété, y compris pendant ses très nombreux déplacements à l’étranger. La juridiction l’accuse de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Le nouveau conseil militaire au pouvoir à Khartoum a d’ores et déjà fait savoir qu’il ne remettrait pas Béchir à la CPI.
 
Depuis plusieurs années, un vent de contestation de la jeunesse africaine balaie les régimes totalitaires, corrompus et vieillissants. Après Yahya Jammeh en Gambie, Blaise Compaoré au Burkina Faso, Robert Mugabe au Zimbabwe, Joseph Kabila en République démocratique du Congo, Abdelaziz Bouteflika en Algérie, Omar el-Béchir au Soudan, à qui le tour désormais en Afrique ?

 

Copyright : AHMED MUSTAFA / AFP

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