AccueilExpressions par MontaigneLa peur du populisme peut-elle sauver l'Europe ?L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.13/03/2017La peur du populisme peut-elle sauver l'Europe ? Union EuropéenneImprimerPARTAGERAuteur Dominique Moïsi Conseiller Spécial - Géopolitique Moyen-Orient, Europe, Amérique, Asie,... Dominique Moïsi, conseiller spécial de l'Institut Montaigne, analyse chaque semaine l'actualité internationale pourles Echos.Plus que le Brexit ou Donald Trump, la crainte d'une victoire de Marine Le Pen pousse les grands pays de l'Union européenne à se remettre en question. Il y a urgence, car ce serait le dernier clou dans le cercueil de l'Europe.En matière d'Europe, il existe plusieurs formes de populisme. Le premier, le plus répandu, consiste à dénoncer le projet européen comme une construction artificielle et néfaste qui ne respecte pas la souveraineté des peuples. Le second, moins dangereux sans doute, dénonce l'Europe réelle au nom d'une Europe idéale, et fait de Bruxelles et des institutions européennes la source de tous les maux de l'Europe. "Si seulement l'Union s'occupait de ce qui concerne vraiment les Européens, et non de la taille des bananes !"Il y a bien sûr une part de vérité dans cette critique. L'Europe s'est bureaucratisée au fil des années et son élargissement n'a pas contribué à son efficacité. Mais, au cours des derniers jours, au moins à deux reprises, l'Europe a fait des efforts louables pour répondre aux défis auxquels elle fait face depuis le vote des Britanniques en faveur du Brexit, celui des Américains en faveur de Donald Trump, et avant le vote des Néerlandais, des Français et des Allemands dans les jours ou les mois qui viennent.Il y a eu d'abord les propositions faites par Jean-Claude Juncker, le président de la Commission, et les cinq scénarios proposés, qui sont autant de variations sur les thèmes du statu quo, de la consolidation et de l'approfondissement. On peut certes regretter les années Delors : à l'époque, il n'y aurait pas eu une telle diversité de possibilités, mais une seule recommandation, présentée avec clarté et fermeté.La deuxième initiative positive vient de notre pays. On peut certes, là encore, regretter l'absence d'avancées concrètes, mais le sommet de Versailles, qui réunissait autour de la France et de l'Allemagne l'Italie et l'Espagne, va incontestablement dans la bonne direction. Il intègre le caractère irréversible de la décision britannique, quels que puissent être le calendrier et la complexité du processus de retrait de la Grande-Bretagne de l'Union. Il prend en compte aussi le choix fait par la Pologne, qui s'est retirée d'elle-même, politiquement, du "club des Six" virtuel et informel, auquel elle appartenait de plein droit, aux côtés de l'Allemagne, de la France, de l'Italie, de l'Espagne et de la Grande-Bretagne d'avant le Brexit. La réunion de Versailles a certes - comme on pouvait s'y attendre - suscité l'irritation des puissances moyennes et petites de l'Union, qui peuvent accepter le principe d'une Union "à plusieurs vitesses" pour peu que l'on reste dans le flou et le non-dit."La perspective d'être pendu le lendemain concentre merveilleusement l'esprit", disait Samuel Johnson, le poète et essayiste anglais du XVIIIe siècle. Toutes proportions gardées, l'ombre de Marine Le Pen pèse sur la réflexion et l'action des pays européens, qui ont désormais intégré la possibilité de la venue du Front national au pouvoir en France. Plus que le Brexit ou Donald Trump, Marine Le Pen constitue un aiguillon, une incitation à faire mieux et plus pour une Union européenne qui doute d'elle-même. De même que les proeuropéens n'ont jamais été plus bruyants et présents en Grande-Bretagne que depuis la victoire du Brexit, la perspective d'une victoire du FN concentre les esprits et les volontés. Chacun sent bien, et avant tout les Allemands, que le défi est cette fois-ci de nature existentielle. Avant le Brexit, la Grande-Bretagne était deux tiers en dedans et un tiers en dehors de l'Europe. Cette proportion s'est inversée depuis le référendum du 23 juin dernier : elle est simplement devenue deux tiers dehors et un tiers dedans. Peut-on en effet sérieusement faire sans elle en matière de défense et de sécurité ?L'élection de Donald Trump pousse les Européens à réagir. Ils étaient déjà en première ligne, en matière de menaces, ils le sont désormais en termes de responsabilités. Ils ont pris conscience qu'ils ne vivaient plus sous l'aile protectrice des États-Unis, même s'ils tardent à tirer toutes les conséquences de cette situation nouvelle.Mais l'élection de Marine le Pen en France serait un événement révolutionnaire et fatal pour l'Union, quel que puisse être son programme. À quoi bon s'interroger sur l'avenir de l'Europe - cercles concentriques, géométrie variable, à plusieurs vitesses - si l'Europe n'a plus d'avenir, si le pays qui, à travers la réconciliation avec son grand voisin, a porté le projet européen s'est rallié au populisme ? En 1848, l'annonce des barricades à Paris poussait les peuples dans la rue de Venise à Francfort, sans oublier Vienne. En 2017, la victoire du Front national en France aurait l'effet inverse. Certains s'en réjouiraient sans doute à Moscou ou à Budapest, mais la plupart des Européens verraient la nouvelle pour ce qu'elle serait, le dernier clou dans le cercueil de l'Europe.À Francfort, où je me trouvais il y a quelques jours, un ancien ministre des Affaires étrangères de l'Allemagne ne mâchait pas ses mots : "Tout ce que nous avons accompli au cours des soixante-dix dernières années visait à laver la tache que représentait dans notre histoire la barbarie nazie. Et la France pourrait choisir demain les héritiers, même indirects, de Pétain et du régime de Vichy ?" Le propos est peut-être excessif, il n'en traduit pas moins une réalité psychologique profonde. L'Allemagne, qui a le choix entre deux formes de continuité raisonnable avec Angela Merkel et Martin Schulz, a peur de se retrouver seule dans une normalité qui serait devenue exceptionnelle. Le concept de "splendide isolement" passant de la Grande-Bretagne à l'Allemagne prendrait ainsi une tout autre signification. Après avoir œuvré avec succès pour la réconciliation à l'Ouest puis à l'Est, l'Allemagne se retrouverait entourée à l'Ouest comme à l'Est de pays animés par un nationalisme de rejet de l'autre, alors même qu'elle est redevenue la patrie des Lumières, de l'ouverture et, plus encore, de la raison. Mais pour combien de temps, si l'Allemagne se retrouvait seule dans cette position ? Les électeurs français ne tiennent pas seulement dans leurs mains l'avenir de leur pays, mais celui de l'Europe dans son ensemble.Les chroniques de Dominique MoïsiLe conflit israélo-palestinien peut-il se résoudre sans arbitre ?L'Otan doit se réinventer face aux menaces du XXIe siècleLe spectre des années 1930 plane sur les relations internationalesImprimerPARTAGER