Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
12/03/2020

La Chine aux Nations Unies – le cas de l'Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle

Imprimer
PARTAGER
La Chine aux Nations Unies – le cas de l'Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle
 François Godement
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Asie et États-Unis

Le vote secret pour l'élection du Directeur général de l'Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) a fait subir à la Chine une défaite écrasante, avec la victoire du candidat singapourien Daren Tang à 55 voix, contre 28 pour la candidate chinoise Wang Binying, fonctionnaire de l'ONU de longue date. Le vote avait été précédé d’une longue compétition diplomatique entre la Chine et les États-Unis, mais peu de gens s'attendaient à un résultat aussi clair.

La Chine est en cause à deux niveaux : celui d’une influence chinoise excessive d’un bout à l’autre des Nations Unies, mais aussi celui d’une Chine qu’on peut considérer soit comme un acteur majeur de l’innovation et de la R&D, soit, comme il a pu être écrit, comme "le loup dans la bergerie" si elle venait à diriger l’OMPI.

Ces deux questions nécessitent des explications distinctes. Pour le premier point, il est vrai que la Chine part de haut aujourd’hui : quatre agences spécialisées des Nations Unies sur quinze ont désormais à leur tête des ressortissants chinois (soit trois de plus que n'importe quel autre pays), et sept Chinois y occupent des postes de Directeurs généraux adjoints, un chiffre également record. La Chine est devenue le deuxième pays contributeur au budget de l'ONU après les États-Unis. Elle a par ailleurs mis en place un Fonds d'affectation spéciale pour la paix et le développement (Peace and Development Fund), dont l'allocation est décidée conjointement par des diplomates chinois et par le Secrétaire général des Nations Unies. La Chine a ainsi acquis une force dans les procédures onusiennes qui va bien au-delà de son simple usage du veto, et également au-delà de son traditionnel pouvoir d’influence à l'Assemblée générale de l'ONU, où elle était parvenue, depuis une décennie, à former plus de coalitions  de votes que n'importe quel autre État membre.

Le bras long de la Chine à l'ONU

Il est clair que le pouvoir d’influence de la Chine a énormément augmenté et qu’il est utilisé à mauvais escient. L'influence de la Chine concerne d’abord ses "intérêts centraux" (hexin liyi) : c’est l’exemple de Taiwan, que la Chine bloque constamment à l'Organisation Mondiale de la Santé, en dépit d’un système médical taiwanais au premier rang mondial et de la contribution de l'île aux avancées de la santé et des droits de l’Homme. À l’ONU, la Chine utilise lobbys, menaces et sanctions, y compris au moyen de leviers budgétaires qui lui permettent par exemple de bloquer les opérations de maintien de la paix comportant des aspects de défense des droits de l’homme. Récemment, le langage des nouvelles routes de la soie (l’Initiative Belt & Road, en abrégé BRI), est entré dans de nombreuses déclarations et organisations de l’ONU, devenant un thème phare. Même le Haut Commissaire des Nations Unies pour les Réfugiés, dont les missions semblent pour le moins éloignées des enjeux des nouvelles routes de la soie, a ressenti le besoin de signer avec Pékin un Mémorandum d'action sur la BRI. De son côté, le Directeur de l'OMS a été entraîné dans une controverse pour avoir fait l’éloge de la Chine en janvier 2020 – précisément dans la phase où les représentants chinois niaient la gravité de la crise du coronavirus et taisaient certaines informations à la communauté internationale. Et qu’importe si ces déclarations avaient été faites dans le but, précisément, de favoriser la coopération avec Pékin face à cette crise, car cela illustre bien le problème sous-jacent : au sein des Nations Unies, il convient de faire la cour à la Chine pour en obtenir des résultats.

La Chine émerge dans le domaine des brevets et de la propriété intellectuelle : à la fois comme contributrice majeure à l’innovation et comme obstacle à cette dernière.

Quelques nuances s’imposent toutefois : si les États-Unis n'étaient pas en train de se détacher, au niveau politique, des Nations Unies, la capacité d’équilibrer la Chine serait plus grande. Et si l'Union européenne parvenait à être plus unie, elle obtiendrait aussi de meilleurs résultats, ce qui ne s'était pas produit lors de l'élection du nouveau directeur de l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO). Plusieurs agences techniques de l’ONU, comme l’Union internationale des télécommunications, sont des objectifs logiques pour la Chine.

Compte tenu de l'énorme investissement chinois dans le secteur de l'informatique et des télécommunications, ainsi que de l’impulsion qu’elle donne dans le domaine de la 5G, il n'est pas surprenant qu'un ressortissant chinois – fort d’une longue carrière au sein de l'Union internationale des télécommunications (ITU) – se soit hissé à la tête de cette dernière. Non sans quelques réserves, on pourrait aussi ajouter que si l'espionnage est un problème, il n'est pas nécessaire d'être directeur d'une agence de l'ONU pour y pénétrer…

La Chine est-elle réellement une superpuissance de l'innovation ?

La Chine émerge dans le domaine des brevets et de la propriété intellectuelle : à la fois comme contributrice majeure à l’innovation et comme obstacle à cette dernière, puisqu’elle est le pays qu’on accuse le plus souvent de voler les droits de propriété intellectuelle. Dans la mesure où c’est l'Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle qui s'occupe par définition de contenus éminemment confidentiels comme les dépôts de brevets, cette question a toute sa pertinence. Et en effet, quand l'ambassadeur chinois au Royaume-Uni signe une lettre publiée dans le Financial Times dans laquelle il défend la candidate chinoise à la direction de l’OMPI, c’est naturellement pour faire valoir le curriculum vitæ de celle-ci – trente ans passés à l'OMPI et de surcroît une femme –, mais aussi pour défendre son pays contre les accusations de vol de propriété intellectuelle, émis dans le même journal par un article de Peter Navarro, conseiller à la Maison-Blanche et auteur à succès de l'ouvrage Death by China. Le représentant américain au commerce, qui avait ouvert une enquête de sept mois sur le sujet et avait émis des recommandations à l’administration Trump, estimait que "les vols chinois de propriété intellectuelle coûtent entre 225 et 600 milliards de dollars chaque année".

Le cas de l'Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle soulève d’autres questions, souvent négligées. D'abord, faudrait-il que l'organisation soit dirigée par le ressortissant d'une superpuissance de la propriété intellectuelle, comme la Chine dit l'être ? Ou bien la Chine devrait-elle, précisément pour cette raison et parce qu'elle entend promouvoir la "démocratie dans les relations internationales", se désister et laisser un candidat d'une nation moins impliquée dans la rivalité des superpuissances en prendre la direction ? De ce point de vue, le choix d’un candidat singapourien a du sens.

En réalité, plusieurs pays d'Asie de l'Est sont au premier plan de l'innovation mondiale. Dans ce contexte, quel type de superpuissance de l’innovation est réellement la Chine ? Effectivement, le pays s’est hissé au premier rang, de loin, en matière de dépôts de brevets à l'OMPI. Mais la majorité de ses dépôts de brevets sont à usage exclusivement national – les brevets déposés pour au moins un pays étranger sont bien moins nombreux. Le taux chinois de co-invention avec des partenaires étrangers a chuté, entre la période 1970-1999 et la période 2015-2017, de 40 % à 5 % ; les États-Unis, l'Allemagne, Singapour et la Corée du Sud ont tous surpassé ce taux. Rien ne pourrait prouver mieux que cela le tournant pris par la Chine vers "l'innovation indigène" - pour reprendre un terme chinois promu à la fin des années 2010. Au même moment, l'Europe de l'Ouest semble être la région du monde la plus active dans le domaine de la co-invention. Des clusters d'innovation comme Tokyo, New York ou encore la Silicon Valley surpassent toujours Pékin et Shenzhen. Huawei est la seule entreprise chinoise à avoir réussi à intégrer le Top 100 des innovateurs mondiaux de l'index Thomson-Reuters, qui mesure non seulement le nombre de demandes de brevets, mais aussi l'influence et le chiffre d'affaires.

Une enquête chinoise de 2016 sur les demandes de brevets révèle que seulement 19 % des brevets chinois sont des brevets d'invention, le reste étant soit des brevets de procédé ou des brevets de dessin ou de modèle industriel. Dans beaucoup d’autres pays, ces brevets n'auraient pas été enregistrés en tant que brevets, mais ils ont tout de même d'importantes applications commerciales. Si on s’intéresse aux secteurs les plus dynamiques en Chine, il s’agit de l'informatique et des télécommunications – une tendance qui se reflète aussi dans la part de ces domaines dans les dépôts chinois de brevets internationaux.

Le représentant américain au commerce estimait que "les vols chinois de propriété intellectuelle coûtent entre 225 et 600 milliards de dollars chaque année".

À nouveau, l'intersection avec l'Union Internationale des Télécommunications, la 5G et l’intelligence artificielle est particulièrement forte. À l'inverse, la part de la Chine dans les brevets en matière de sciences du vivant est très basse. Ces données convergent avec les politiques publiques chinoises, précisément conçues pour favoriser l'innovation telle que mesurée par le nombre de dépôts de brevets. Bien que les subventions de recherche et développement rapportées au PIB soient plus basses en Chine que dans d'autres pays (contrairement à ce qu’on croit souvent), elles sont très ciblées vers les entreprises d'État et quelques clusters littoraux. Les brevets sont encouragés et récompensés. Ils conditionnent souvent l’obtention d’un doctorat, ce qui tend à gonfler le nombre de dépôts.

L'innovation "top-down" n'est pas le meilleur modèle

Tout bien considéré, la Chine a émergé comme un important innovateur mondial, mais très concentré en termes de géographie et de secteurs concernés. Sa pratique de la coopération internationale est beaucoup plus limitée et, dans les faits, en déclin. Le choix de privilégier les entreprises d'État confirme celui d'une politique industrielle étatique top-down dans le domaine de l'innovation, même si ce n'est pas la meilleure option politique en terme de résultats tangibles. Il serait certainement contre-productif de diffuser ce modèle par le prisme de l'Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle, et ce indépendamment des enjeux de propriété intellectuelle.

 

Copyright : Hector Retamal / AFP

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne