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22/01/2018

Iran-Tunisie : la diagonale de la colère

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Iran-Tunisie : la diagonale de la colère
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

L'Iran et la Tunisie sont tous deux touchés par des mouvements de contestation. Ils doivent affronter un même défi : la colère de leur population, et en particulier de leur jeunesse, confrontée à des conditions de vie toujours plus dures.

De l'Iran à la Tunisie - expression d'une colère, d'un désespoir et d'une humiliation face à une situation économique et sociale, qui laisse les plus fragiles toujours plus nombreux avec un sentiment d'abandon, sinon de trahison toujours plus grand - la rue s'est soulevée spontanément au cours des dernières semaines. Pourquoi s'engager dans de coûteuses aventures extérieures, en Syrie ou en Irak, alors que "nous manquons de pain et de travail", se plaignent les Iraniens ? La situation a-t-elle vraiment changé de manière positive en sept ans depuis le début de ce que l'on appela à tort le printemps arabe ? s'interrogent les Tunisiens.

"Les mêmes causes produisent les mêmes effets de Téhéran à Tunis. Pourtant le regard que "nous", Européens, portons sur les deux pays est très différent."

On ne saurait certes comparer un géant régional de plus de 80 millions d'habitants d'un côté et un pays du Maghreb d'un peu plus de 11 millions de l'autre, même si dans les deux nations les jeunes de moins de 30 ans représentent presque 50 % de la population totale. Au-delà de la différence démographique quantitative entre les deux pays, il existe une distance considérable sur le plan politique entre les deux régimes. Une "démocratie illibérale" contrôlée étroitement depuis près de quarante ans par  le régime des mollahs d'un côté et un pays qui, depuis  le renversement du régime Ben Ali, connaît une confuse, certes, mais véritable ouverture démocratique de l'autre.

Le régime autoritaire en Iran, la démocratie en pointillé en Tunisie font pourtant face à des défis très proches. Une colère populaire devant des conditions de vie toujours plus difficiles, des promesses non tenues et des allégations de corruption plus que probables. Dans ces deux pays en pleine croissance démographique, c'est la jeunesse - diplômée, surqualifiée et sous-employée - qui constitue le fer de lance de la contestation. Même si, en Iran, en 2018, c'est avant tout la classe ouvrière qui exprime son insatisfaction profonde - contrairement à ce qui était le cas en 2009, lors des derniers grands mouvements de contestation populaire du régime.

Les mêmes causes produisent les mêmes effets de Téhéran à Tunis. Pourtant le regard que "nous", Européens, portons sur les deux pays est très différent. En termes géopolitiques, l'évolution de l'Iran est bien sûr plus importante. Un régime fragilisé se tiendra-t-il plus "tranquille" sur la question essentielle du nucléaire, mettra-t-il des limites à sa politique d'expansionnisme dans la région ou, à l'inverse, sera-t-il tenté par une fuite en avant pour rallier derrière la  "grandeur de la nation chiite" sinon celle de  "la Perse éternelle" une population humiliée socialement et économiquement ? Contrairement aux théories du complot propagées par le régime, il n'est pas nécessaire de se tourner vers Washington, Riyad ou Jérusalem pour expliquer les origines d'une protestation populaire qui est née de la manière la plus spontanée et donc potentiellement la plus dangereuse pour le régime. Les Etats-Unis, l'Arabie saoudite ou Israël peuvent se réjouir des difficultés que connaît l'Iran des mollahs - conservateurs et réformistes ensemble, les critiques populaires visant les deux camps -, ils n'en sont pas responsables.

"Si nous sommes pour l'essentiel des spectateurs impuissants et passifs, face aux événements internes en Iran, "nous", c'est-à-dire avant tout l'Europe, avons un véritable rôle à jouer pour sauvegarder l'expérience démocratique tunisienne."

La Tunisie est, bien sûr, un enjeu géopolitique de moindre importance que ne peut l'être l'Iran. Mais en dépit de sa taille modeste, la Tunisie représente un enjeu central. En Iran, notre objectif en tant qu'Européens ne peut consister qu'à fixer des limites aux ambitions nucléaires et à l'appétit d'influence, sinon de contrôle, de l'Iran dans la région. Autrement dit, à l'international, il s'agit de contenir l'Iran. Sur le plan interne, on peut préférer la branche modérée du régime à ses éléments les plus radicaux, mais la différence entre les deux camps n'est pas toujours claire. On a parfois le sentiment qu'il existe comme une  "division des rôles" entre eux. Dans le cas tunisien, la seule question qui se pose est la suivante : comment préserver "l'exception démocratique tunisienne", celle d'un pays où cohabitent principes démocratiques et libertés religieuses, et où la parité hommes-femmes constitue un des marqueurs de la Tunisie nouvelle ?

Ce qui est en jeu à travers l'exception tunisienne, c'est l'idée même de compatibilité entre l'islam et la démocratie. Si nous sommes pour l'essentiel des spectateurs impuissants et passifs, face aux événements internes en Iran, "nous", c'est-à-dire avant tout l'Europe, avons un véritable rôle à jouer pour sauvegarder l'expérience démocratique tunisienne. La Tunisie est non seulement un enjeu à la taille de l'Europe, mais elle constitue un modèle, un "cas d'école" qui va bien au-delà de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient dans son ensemble. Elle peut fournir la preuve que, face à la montée des régimes autoritaires à l'extérieur de ses frontières, et des forces populistes à l'intérieur de celles-ci, l'Europe démocratique peut défendre ses valeurs et ses intérêts à travers son soutien aux principes démocratiques. En somme, il s'agit de faire exactement l'inverse de ce que fait la Russie, quand elle s'attache à déstabiliser et affaiblir nos modèles démocratiques de la Grande-Bretagne à l'Espagne. Défendre la démocratie tunisienne, c'est aussi envoyer un message indirect, mais fort, à l'intérieur de l'Union, de la Pologne à la Hongrie, à savoir : nous prenons la démocratie au sérieux. Au moment où le rapport annuel publié par l'ONG Freedom House estime que les libertés reculent, y compris dans les démocraties, l'avenir de la Tunisie revêt une importance symbolique universelle. Au moment où la Turquie "dégringole" dans le classement des pays démocratiques, il serait bon que la Tunisie demeure ce qu'elle est, en dépit de tout, depuis 2011 : une oasis d'espoir dans un environnement toujours plus troublé.

 

Avec l'aimable autorisation des Echos(publié le 22/01/18).

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