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11/12/2023

Immigration : l'impossible équilibre ?

Immigration : l'impossible équilibre ?
 Bruno Tertrais
Auteur
Expert Associé - Géopolitique, Relations Internationales et Démographie

Le binaire n’a pas toujours l’avantage de la simplicité. Avec sa formulation en deux temps, le projet de loi "pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration" esquisse au contraire un dessein politique en ligne de crête, visant l’équilibre entre l’accueil d’une immigration choisie en fonction de besoins économiques, d’une part, et la lutte contre les arrivées illégales, d’autre part.

Alors que le texte sera examiné à partir du 11 décembre à l'Assemblée nationale, Bruno Tertrais offre un décryptage factuel et détaillé du projet de loi, des évolutions votées par le Sénat et de celles défendues par la majorité.

Le projet de loi n’a pas pour ambition de transformer radicalement la politique migratoire de la France, mais d’en adapter plusieurs dispositions au nom d’une vision réaliste

Le projet de loi "pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration" n’a pas pour ambition de transformer radicalement la politique migratoire de la France, mais d’en adapter plusieurs dispositions, parmi les plus sensibles, en essayant d’obtenir, au nom d’une vision réaliste, un équilibre entre répression de l’immigration illégale et meilleure prise en compte des besoins de l’immigration légale. Le contexte sociétal national (menace terroriste, incidents criminels…) pèse sur l’environnement politique de la discussion du projet de loi. Sous la pression de la droite - avec laquelle la majorité espère parvenir à un compromis - cette discussion se porte essentiellement sur le premier volet.

Les amendements proposés par la droite sénatoriale sont en partie issus du rapport Bonnecarrère-Jourda (2023), qui a servi de " boîte à idées ". Ce rapport proposait notamment de restreindre les conditions d’attribution des visas (examen civique), du regroupement familial (durée de résidence, ressources), de l’accueil des étudiants et de l’assistance médicale. Le durcissement général du projet par les sénateurs a suscité de vives critiques, ainsi de la Défenseure des droits Claire Hédon qui, dans une tribune parue dans le Monde, évoque une "surenchère démagogique" attentatoire aux droits et libertés publics.
À l’Assemblée, l’examen du texte en séance plénière débute ce 11 décembre et l’issue des débats est cruciale au regard des évolutions démographiques qui avait été analysées dans une note précédente de l'Institut Montaigne, " Démographie en France : conséquences pour l'action publique de demain".

La lutte contre l’immigration illégale

L’immigration clandestine est généralement évaluée à quelques 600 000 à 700 000 personnes, un chiffre qui représente le double des bénéficiaires de l’Aide médicale d’État (AME), qui sont entre 300 et 400 000 par an (466 000 fin 2023 pour un coût de 968 millions d’euros).

Le dévoiement du droit d’asile, avec ses conséquences sur l’engorgement du système, est l’un des principaux problèmes auxquels fait face la politique migratoire française, dès lors qu’environ 40 % des procédures contentieuses devant le juge administratif concernent les titres de séjour. Or près de 90 % des déboutés - moyenne de ces dernières années, après une procédure longue - restent en France, notre pays connaissant l’un des taux d’exécution des décisions d’éloignement (Obligation de quitter le territoire français, OQTF) les plus bas d’Europe, même en tenant compte des différences de législation (la Cour de justice de l’Union européenne, sollicitée par le Conseil d’État français, a rendu le 21 septembre un arrêt qui impose que soit laissé un délai de plusieurs jours aux ressortissants non européens refoulés par la France et qui doivent quitter le territoire).

Le dévoiement du droit d’asile, avec ses conséquences sur l’engorgement du système, est l’un des principaux problèmes auxquels fait face la politique migratoire française.

La philosophie du gouvernement consiste à :

  • Restreindre les flux d’entrées en rehaussant les exigences posées en termes de respect des principes républicains et de connaissance de la langue française (pour les premières cartes de séjour pluriannuelles) :
  • Accroître le nombre d’expulsions :
    • En fluidifiant les procédures (nombre de procédures contentieuses réduit de 12 à 4 ; juge unique à la Cour du droit d’asile ; déconcentration de la Cour nationale du droit d’asile ; principe du juge unique),
    • En accroissant le stock de personnes susceptibles d’être expulsées (application du critère de la peine encourue et non plus de la peine prononcée ; ajout des étrangers adhérant à une idéologie djihadiste - une mesure proposée par la droite, ajout des étrangers arrivés avant 13 ans dès lors qu’ils représenteraient une menace grave à l’ordre public).

La droite sénatoriale a proposé le remplacement de l’AME par une Aide médicale d’urgence (AMU). Les critiques de cette proposition avancent le risque d’un engorgement futur des hôpitaux suite à la non-prise en compte des maladies chroniques. La majorité et la gauche mettent en avant, au surplus, l’impossibilité d’insérer une telle mesure dans le texte législatif, dont elle dépasserait l’objet : si une telle mesure devait être votée, il faudrait donc procéder de manière séparée. Autant de critiques corroborées par le rapport sur l’AME que Claude Evin et Patrick Stefanini ont remis à Élisabeth Borne lundi 4 décembre, rapport qui leur avait été demandé deux mois auparavant : leurs conclusions nuancent fortement celles du Sénat selon lequel le dispositif ferait un "appel d’air", qu’il serait le lieu de fraudes massives et que ses dépenses seraient hors de contrôle. En réalité, le taux de non-recours est important (51 %) et le dispositif de l’AME reste "globalement maîtrisé" ; sa suppression entraînerait en revanche des effets délétères sur la santé publique. La droite sénatoriale avait également proposé la levée de nombreuses protections contre l’expulsion (dont jouissent par exemple les parents d’enfants français, les conjoints de Français et les étrangers en France depuis dix ans), ainsi que la création d’un délit de séjour irrégulier et la fin de l’automaticité de l’application du droit du sol.
La majorité a annulé une partie des amendements sénatoriaux de durcissement des critères du regroupement familial, d’accès à l’hébergement d’urgence pour les déboutés du droit d’asile, de déclenchement de certaines prestations sociales. Elle a en revanche conservé certaines propositions de durcissement (ressources régulières pour accéder au regroupement familial, conditions ouvrant droit au titre "étranger malade", exigence d’apprentissage de la langue française).
Le principal point dur reste la question du maintien de l’AME, indispensable aux yeux de l’aile gauche de la majorité.

Les observateurs parlent fréquemment d’hypocrisie à propos du fonctionnement actuel du système, dans la mesure où les principaux acteurs concernés fermeraient volontiers les yeux sur nombre d’abus, au bénéfice de l’emploi.

La prise en compte des besoins de l’immigration légale

Pour rappel, l’immigration légale comporte quatre grands types correspondant à autant de régimes et de visas différents : estudiantine (première composante actuellement), familiale, économique et humanitaire (asile et procédures assimilées).
Les immigrés représentent aujourd’hui un peu plus de 10 % (10,9 % en 2020, chiffres INSEE) de la population active occupée, chiffre en augmentation lente mais régulière (environ +0,2 point par an). Le taux d’emploi des immigrés tend à s’améliorer : il est aujourd’hui (2021, INSEE) de 61,2 % pour l’ensemble de la population immigrée (69,5 % pour les hommes).

La circulaire Valls (2012) permettait la régularisation en cas de promesse d’embauche (la demande étant à faire par l’employeur) et si l’une ou l’autre des deux conditions était remplie : présence pendant au moins trois ans et présentation de huit fiches de paye ; présence pendant au moins 30 mois sur les 5 dernières années.
Les observateurs parlent fréquemment d’hypocrisie à propos du fonctionnement actuel du système, dans la mesure où les principaux acteurs concernés - employeurs, préfectures, URSSAF… - fermeraient volontiers les yeux sur nombre d’abus, au bénéfice de l’emploi (on estime en effet qu’un tiers des préfectures n’appliqueraient pas strictement les critères de la circulaire Valls, notamment faute de personnel).
Environ 60 000 personnes ont été naturalisées en 2022 (et paient donc des impôts et cotisations sociales), notamment dans l’hôtellerie, la restauration, la santé et l’aide à domicile, le BTP, l’agriculture, les transports.
Le gouvernement proposait dans les Article 3 et 4 du projet initial :

  • L’introduction expérimentale (jusqu’en 2026) d’un titre de séjour temporaire "métiers en tension"
  • L’assouplissement des critères de régularisation de travailleurs exerçant un métier dans un secteur en tension (seulement 8 fiches de paye sur 3 ans et fin de l’obligation de promesse d’embauche).
  • L’octroi d’un permis de travail immédiat à un demandeur d’asile originaire d’un pays à risque (pour lequel le taux de la protection internationale accordée en France est supérieur au seuil fixé par décret), soit environ 14.000 personnes aujourd’hui.

Le Sénat, où l’on dit volontiers craindre " l’appel d’air ", a supprimé les Articles 3 et 4 au bénéfice d’un article 4bis moins-disant (durcissement de la circulaire Valls : régularisation au cas par cas et de manière exceptionnelle, c’est-à-dire à condition que le demandeur d’asile puisse présenter 12 fiches de paye au cours des 2 dernières années, avec un contrôle accru du préfet). La majorité tient à sauver les régularisations et a proposé une nouvelle rédaction de l’Article 4bis, qui notamment redonne la main aux préfets (conformément aux souhaits de la droite sénatoriale), mais de manière encadrée : celui-ci pourrait ainsi s’opposer à la délivrance du titre en cas de menace à l’ordre public, de non-respect des valeurs de la République ou de polygamie.
Le principal point de débat porte ainsi sur les conditions exactes dans lesquelles certains travailleurs dans les professions en tension peuvent être régularisés, contenues dans les articles 4, 4bis et 4ter actuels.

Un équilibre difficile à trouver

Après un examen minutieux par le Sénat, qui a conduit à une augmentation significative du volume du projet de loi, le texte est maintenant entre les mains de l’Assemblée nationale. À la suite de la refonte du texte en Commission des lois (avec le soutien de députés LIOT), l’examen en séance plénière doit débuter le 11 janvier.
Le gouvernement préférerait éviter de recourir une nouvelle fois à l’Article 49.3 de la Constitution pour faire passer le texte. Toutefois, la majorité n’ayant pas réussi à persuader les autres groupes parlementaires de passer la discussion du texte en temps programmé, en cas de dépôt de très nombreux amendements, cette discussion devra reprendre le 22 janvier. L’hypothèse d’un passage de l’Article 3 originel en circulaire a également été évoquée un temps.

Des initiatives politiques hors projet de loi

À droite, on propose par ailleurs :

  • Des mesures relevant du pouvoir exécutif :
    • La dénonciation de l’accord franco-algérien de 1968, exorbitant du droit commun (proposition de résolution LR, soumise au vote le 7 décembre). Elisabeth Borne a confirmé qu’une renégociation de cet accord était à l’ordre du jour avec Alger mais sans que cela ne doive faire partie du projet de loi : "ce n’est pas à l'Assemblée nationale de décider de la politique étrangère de la France" a rappelé Emmanuel Macron.
    • Des mesures de rétorsion (nombre de visas) contre les pays qui ne reprendraient pas leurs nationaux expulsés (idée soutenue par une partie de la majorité)
    • Une conditionnalité de l’aide au développement (idée soutenue par une partie de la majorité, notamment sous forme positive ou " more for more ")
    • Un visa territorialement limité.

Les débats confirment ainsi que la régulation de l’immigration est in fine partiellement tributaire de choix fondamentaux de nature constitutionnelle et diplomatique.

  • Des mesures posant des problèmes de hiérarchie des normes :
    • L’établissement de quotas, ce qui supposerait une révision de la Constitution et un bras de fer avec la Cour de justice de l’Union européenne,
    • Le transfert des demandes d’asile hors du territoire national, ce qui supposerait une révision de la Constitution. Le gouvernement britannique (accord avec le Rwanda) s’est d’ailleurs heurté récemment à la Cour suprême britannique à ce sujet.

Les débats confirment ainsi que la régulation de l’immigration est in fine partiellement tributaire de choix fondamentaux de nature constitutionnelle et diplomatique.

copyright JACQUES DEMARTHON / AFP

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