Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
04/06/2019

Huawei, prédateur et proie

Imprimer
PARTAGER
Huawei, prédateur et proie
 François Godement
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis

En deux semaines, la plus grande entreprise technologique chinoise, la seule firme paraétatique ou hybride (et en tous cas non cotée) à faire des profits importants à l’étranger avec ses smartphones et ses solutions réseaux, est passée du statut de prédateur à celui de proie. Compte tenu de l’incertitude qui affecte toutes les décisions de Donald Trump, il est toujours possible que la chasse soit interrompue par une trêve commerciale plus générale avec la Chine, ou un accord spécifique du type de celui signé avec ZTE. Mais c’est peu probable, tant le climat économique américain est à l’euphorie, et tant le ressentiment contre la Chine est important. Si Donald Trump abordait la campagne pour sa réélection sous de telles auspices, il n’aurait qu’à s’en féliciter.

Les dépendances technologiques

La Chine n’a pas les moyens d’une guerre commerciale avec les États-Unis – c’est le revers de la médaille de ses 500 milliards de dollars d’excédent commercial avec ceux-ci, quand tant de pays rêvent de prendre la place de la Chine dans la chaîne de la globalisation. Et cette faiblesse est encore plus vraie de l’entreprise Huawei, qui a construit son succès sur un paradoxe : incarner le techno-nationalisme avec un soutien et une imbrication publique marquée, et en même temps absorber, par l’imitation, par le détournement mais aussi par ses approvisionnements, le meilleur du high-tech mondial. Aujourd’hui, le premier volet alimente l’acte d’accusation contre Huawei, et le second la laisse sans défense devant un blocus technologique.
 
Comment les promoteurs de Huawei ont pu croire qu’ils gagneraient éternellement sur les deux tableaux n’est pas un mystère : c’est l’essence même de l’intégration à sens unique de la Chine dans la globalisation. L’entreprise a déployé d’immenses ressources de relations publiques à l’international, comme en témoignent en Europe les très nombreuses conférences organisées ou sponsorisées par Huawei, l’intensité des publicités en des lieux stratégiques et des messages sur les réseaux sociaux. En Chine, dès 1994, Ren Zhengfei avait su capter le soutien du n°1 de l’époque, Jiang Zemin, et les dirigeants suivants ont souvent pris le chemin du QG de Shenzhen – Xi Jinping, lui, rend visite à Huawei au Royaume-Uni.  C’est par le même dédoublement, comme l’évoque la nouvelle publication de l’Institut Montaigne sur le sujet, que M. Ren explique aujourd’hui que "notre volonté d’être au sommet du monde rend inévitable le conflit avec les États-Unis", alors que Huawei a inlassablement vanté le gagnant-gagnant dans toute sa communication internationale.

Huawei ne lésine pas sur la R&D, aujourd’hui, 15 milliards de dollars, soit 15 % du CA.

Ancien ingénieur de l’armement, propagandiste lyrique devant ses troupes mais généralement très discret sans son expression internationale, Ren est le prototype du grand capitaine d’industrie qui a su utiliser tous les vents favorables. Son parcours restera légendaire, mais beaucoup des faiblesses actuelles de Huawei s’expliquent par la nature de son ascension. Après un bref passage dans l’industrie pétrolière d’État, il devient importateur d’alarmes et de commutateurs téléphoniques depuis Hong Kong. Il se lance dans leur fabrication en 1987, et le choix du nom – Huawei veut dire à la fois "exploit chinois" et, lu à l’envers, "pour la Chine" – est tout un programme.

Le choix des caractères revêt une importance extrême dans le monde chinois, et c’est par un autre coup de génie de marketing de ce type que le concurrent le plus sérieux de Huawei en Chine, un cost-killer prolifique et populaire, s’est dénommé "petit grain de riz" (Xiaomi).

Devenu petit fabricant de commutateurs pour réseaux téléphoniques, Ren comprend qu’il faut se différencier : c’est le point de départ de sa stratégie d’acquisition des technologies. Huawei ne lésine pas sur la R&D (aujourd’hui, 15 milliards de dollars, soit 15 % d’un CA à vrai dire peu détaillé en 2018). La chèvre, dit Ren, doit grimper en haut de la montagne pour échapper au loup de la concurrence : plus tard, il choisira la métaphore du loup, en phase avec un certain darwinisme. Mais la route de Huawei est parsemée d’accords avec les sociétés internationales de haute technologie : à commencer par IBM, qui lui a donné des recettes de management, Motorola qui a failli fusionner, Cisco qui, parmi bien d’autres, a été dépouillé de ses recettes, jusqu’aux mêmes fautes d’orthographe dans un livret d’instruction.

Aujourd’hui, de Google à Microsoft, d’ARM (RU) à TSMC (Taiwan) de Qualcomm (USA) à Infineon (Allemagne), Huawei dépend largement d’un réseau international de fournisseurs sophistiqués, desquels il est bien rare que les composants ou les logiciels américains soient absents. Voilà qui réduit aujourd’hui Ren Zhengfei et Huawei à un exercice de communication des plus périlleux : en appeler, au nom de la globalisation, à la solidarité des concurrents et fournisseurs internationaux contre "les dirigeants politiques américains", tout en se proclamant le champion de l’auto-suffisance technologique. C’est la même logique absurde qui conduit Huawei à proclamer sa "confiance en l’état de droit américain", quand l’état de droit chinois n’existe pas, et à dénoncer l’inscription sur une liste d’exclusion comme une atteinte aux droits de l’Homme.

L’atout prix

Huawei avait très vite été soutenu par des mises de fonds publics, depuis les commandes de l’armée chinoise que l’entreprise minimise aujourd’hui jusqu’aux prêts gigantesques de grandes banques publiques chinoises. Ses prix bas ont chassé du marché chinois Alcatel (ex-Shanghai Bell) et Cisco, avant de faire merveille à l’international : on dit par exemple que son offre préparatoire à la 5G pour l’opérateur néerlandais KPN, acceptée en avril 2019, est de 60 % plus basse que celle du concurrent le plus proche…

Bien sûr, ce diptyque subventions/sous-facturation n’est pas propre à Huawei. Il est à l’œuvre dans nombre d’entreprises d’État subventionnées en Chine, et dans d’autres qui ont acquis une solide base dans un marché intérieur abrité. Il se dit qu’Alibaba propose aujourd’hui des services de cloud à un prix inférieur de 90 % à celui d’Amazon.

Les Européens – comme les Américains et bien d’autres – sont très sensibles à l’argument prix : pourquoi ne pas profiter de l’aubaine, si c’est le consommateur ou le contribuable chinois qui endossent la facture finale ? Ce fut le cas pour les panneaux solaires, où une majorité de pays européens se seraient bien passés de la législation anti-dumping de l’UE. C’est sûrement le cas des trains, autobus, tunnels et autoroutes, équipements de ports et d’aéroports pour lesquels le contribuable européen, et sans doute le consommateur, aurait tout à gagner à la concurrence avec une offre chinoise, comme c’est déjà le cas sur les rayons de nos supermarchés. Il n’y a plus un pont de transbordement de conteneur qui ne soit pas chinois, tout comme les passerelles d’aéroport dans la plupart des cas.

Le diptyque subventions/sous-facturation n’est pas propre à Huawei. Il est à l’œuvre dans nombre d’entreprises d’État subventionnées en Chine, et dans d’autres qui ont acquis une solide base dans un marché intérieur abrité.

Mais curieusement, et particulièrement en France, les marchés d’infrastructures publiques sont un sujet de patriotisme économique – au nom de la défense de l’emploi. La RATP peut ainsi annoncer qu’elle acquerra 20 % de bus électriques en moins, pour acheter français ou européen. Les fournisseurs chinois ont été écartés de l’appel d’offres pour le renouvellement des trains d’Eurostar (empoché par Siemens). Les entreprises de construction du Grand Paris s’abstiennent de préciser la nationalité – chinoise – de leurs tunneliers.

Pour les services digitaux et de télécommunication, il en va tout autrement. Et ceci parce que nombre de fournisseurs (smartphones ou plateformes) visibles des consommateurs ne sont déjà plus français ni européens. Personne ne circule physiquement à bord d’un réseau 4G ou 5G… Le lien avec l’emploi est aussi moins clair. Enfin, l’équation concurrence pour le consommateur/recettes publiques issues de la vente des fréquences laisse peu de marge aux opérateurs de réseaux.

La question de confiance

Pourtant, les réseaux digitaux posent des problèmes d’un tout autre ordre que les biens de consommation et d’équipement courant. Il s’agit de la confidentialité des données, un domaine démultiplié par l’internet des objets, et de la sécurité : tout réseau peut être saboté ou interrompu, et c’est tout de même le concepteur, l’installateur, l’opérateur ou le gestionnaire qui sont les mieux placés pour ce faire.

Dans les deux cas – sécurité et confidentialité – Huawei pose des problèmes d’une autre nature que les équipementiers américains, pour citer l’exemple qui vient le plus naturellement à l’esprit. Certes, tout le monde espionne sans doute tout le monde, l’Amérique en tête. Par contre, tout le monde ne sabote pas tout le monde, et la distinction entre un allié, certes concurrent commercial, et un "compétiteur stratégique" ou "rival systémique" s’impose. Il existe une réciprocité avec les Etats-Unis, des recours légaux, et les entreprises peuvent refuser des demandes excessives du pouvoir exécutif, comme le montre le cas d’Apple et du code-source des Iphones. Il n’y a ni réciprocité, ni recours légal dans la plupart des cas en Chine même contre l’Etat-parti. Les affirmations du fondateur de Huawei selon lesquelles il fermerait l’entreprise plutôt que d’obéir à un ordre d’espionnage sont risibles, quand on connaît le fonctionnement du système.

Dans les deux cas – sécurité et confidentialité – Huawei pose des problèmes d’une autre nature que les équipementiers américains.

Il faut donc résister à la tentation d’établir une équivalence entre ce qui n’est pas du même ordre. Unilatéraliste, Donald Trump reste contraint par la Constitution et dans la plupart des cas par le droit international. L’espionnage démontré par Edward Snowden est déplorable, mais n’a rien à voir avec les conséquences terribles du pouvoir des organes de sécurité chinois, contre ses ressortissants d’abord, et un jour contre d’autres.

Parler du blocus de Huawei comme d’un nouveau mur de Berlin est absurde : dans la toile, c’est la Chine qui a édifié sa "grande muraille" en interdisant la plupart des plateformes et des applications les plus connues – qui se trouvent être américaines. Il suffit de comparer les flux de connexion en Chine et ceux avec le reste du monde pour comprendre que l’internet chinois est presque un intranet : alors que les flux intérieurs sont les plus grands au monde, ceux qui arrivent ou partent de Chine sont sous-dimensionnés. Le blocus des hautes technologies n’exclut pas le commerce. Les bas prix chinois sont aussi un facteur de niveau de vie pour les acheteurs. Mais limiter les risques dans le domaine digital, sans nécessairement aller au procès en sorcellerie contre Huawei, paraît un principe de précaution élémentaire. Favoriser l’essor des industries européennes, comme le recommande notre rapport, est ensuite la première priorité positive.

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne