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17/01/2023

Héberger, c'est loger ?

Entretien avec Julien Damon

Héberger, c'est loger ?
 Julien Damon
Enseignant et chroniqueur

En pleine trêve hivernale, la question de l'hébergement des sans-domicile (qui seraient environ 300 000 en France) se pose avec une acuité particulière, tout comme celle du mal-logement, situation subie par 4 millions de français selon la Fondation Abbé Pierre. Dans un contexte d'explosion des prix de l’énergie, le défi posé par les 7 à 8 millions de passoires thermiques doit également être relevé. 

Qu'est-ce que l'hébergement en France ? Comment les dispositifs d'hébergement s'inscrivent-ils dans la politique du logement ? Quelles politiques publiques peut-on déployer aujourd’hui pour répondre à l’urgence des plus précaires ? Julien Damon apporte dans son ouvrage Héberger, c’est loger ? Aux frontières du logement ordinaire (2021) des éléments et analyses éclairants pour mieux comprendre l'évolution des politiques d’hébergement et de logement dans notre pays, et met en lumière un pan de l'action publique mal connu et pourtant essentiel.

Votre ouvrage dresse un panorama particulièrement intéressant de l'hébergement en France, des différents types d'hébergement et structures d'accueil ainsi que des coûts des politiques publiques mises en place, un exercice assez complexe et pourtant très utile. Quel(s) constat(s) faites-vous de la situation de l’hébergement et de l'évolution des politiques de l'hébergement dans notre pays ? 

Soulignons d'emblée que quand on pense "hébergement", on se concentre trop sur l'hébergement des sans-abri. Or cet hébergement - c'est le h de EHPAD - concerne aussi les personnes âgées dépendantes, des personnes handicapées, de jeunes actifs, des étudiants.

Hétérogènes, l'offre et la politique d'hébergement ont leurs rationalités, à défaut peut-être de cohérence. Les personnes résident dans des habitats individuels ou collectifs, de façon temporaire ou permanente, à titre gracieux ou onéreux. Point commun : elles ne vivent pas dans des "logements ordinaires"  (selon l'appellation INSEE) et donc ne comptent pas dans les enquêtes sur les ménages. Leurs situations sont connues de la statistique publique par des enquêtes spécifiques. Elles sont pourtant bien moins extraordinaires qu'elles ne pouvaient l'être autrefois.

De nombreuses approches et délimitations de l'hébergement se concurrencent. Une caractéristique commune des personnes hébergées est de ne pas avoir le droit d'héberger d'autres personnes. Cette caractérisation ne vaut pas définition, mais rassemble bien la plupart des situations.

Tout ce secteur n'a rien de marginal. Au sens des comptes nationaux, la branche "hébergement médico-social et social" représentait, en 1990, 1,5 % des emplois en France et 1,2 % du PIB. Sur une trentaine d'années, ces proportions ont doublé. Si les chiffres sont si importants, c'est parce qu'ils incluent les dépenses de prestations sociales et sanitaires.

Pour se concentrer sur les sans-domicile et les moins favorisés, et contre l'idée selon laquelle les pouvoirs publics ne feraient rien ou pas grand-chose, il faut souligner un investissement considérable. 

Pour une autre idée de ce que représente l'hébergement on peut le comparer au logement social. L'offre d'hébergement pour les publics défavorisés équivalait à 1 % de l'offre HLM en 1990. Elle équivaut à 5  % aujourd'hui, 10 % avec le logement accompagné. Avec l'ensemble du secteur médico-social, l'hébergement équivaut à 20 % du parc HLM. Ce n’est pas rien… Pour se concentrer sur les sans-domicile et les moins favorisés, et contre l'idée selon laquelle les pouvoirs publics ne feraient rien ou pas grand-chose, il faut souligner un investissement considérable. 

En termes d'hébergement/logement pour les personnes défavorisées, l'offre se compose de places dans des centres d'accueil d'urgence, des hôtels, des centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS). S'ajoutent à ces places d'hébergement plus de 230 000 places en logements particuliers, qualifiés de "accompagnés" ou "adaptés", en particulier dans des résidences sociales.

À ces hébergements et logements accompagnés doivent aussi s'ajouter les places du dispositif national d'accueil des demandeurs d'asile (DNA), c'est-à-dire, principalement, les places dans les centres d'hébergement pour demandeurs d'asile (CADA). Pour tenter de traiter les conséquences de la crise migratoire et de l'asile, après 2015, d’autres types de prestations ont été mises en place pour les migrants, demandeurs ou déboutés du droit d’asile, voire sans-papiers n'ayant jamais demandé cet asile. 

Il ressort une offre globale d'hébergement et de logement accompagné comptant maintenant environ 500 000 places. Pour faire une comparaison et donner un ordre de grandeur, un tel chiffre correspond à environ quatre ans de construction de logements sociaux. C'est dire l'importance qu'a pu prendre ce segment particulier de la politique du logement. Pour une autre idée de la dimension de l'offre, il faut avoir à l'esprit que chaque soir plus de 100 000 personnes sont hébergées en Île-de-France.

Si l'on prend en considération les données du compte du logement - ce compte satellite de la comptabilité nationale dédié spécifiquement au logement - la capacité d’accueil pour les "personnes en difficulté sociale" a été multipliée par quatre en trente ans, par trois en quinze ans. Si l'on se penche, plus précisément, sur les sans-domicile alors les chiffres ont augmenté davantage encore. Pour les demandeurs d'asile, relevant du dispositif national d'accueil (DNA), l'offre a été multipliée par 40 en 30 ans (2 500 places en 1990, plus de 100 000 en 2020).

Il ressort une offre globale d'hébergement et de logement accompagné comptant maintenant environ 500 000 places.

Soulignons que la période Covid aura été très singulière, accélérant les créations de places. En 2020, 43 000 places ont été ajoutées (pour moitié en centres d'urgence, pour moitié en hôtels), avec 0,7 milliard d'euros de dépenses publiques complémentaires.

Si l'on rapporte l'offre d'hébergement (personnes défavorisées, demandeurs d'asile, CHRS, nuits d'hôtels) sur le total des HLM, soit, en 2019, 300 000 places sur 4,2 millions de logements, alors elle correspond à 7 % de l'offre HLM aujourd'hui, contre 1 % en 1981. Si l'on considère, en plus, tout le logement "accompagné" ou "adapté", alors avec une offre de près de 500 000 places, l'hébergement représente un volume correspondant bien à 10 % du parc HLM.

La situation des personnes sans-domicile semble se dégrader ces dernières années, malgré une hausse des places en hébergement, et la récente décision du gouvernement de ne pas fermer les places supplémentaires créées au moment de la crise sanitaire (alors que cela avait été annoncé au moment de l'examen du budget pour 2023). La politique du "logement d’abord", dans ce cadre, vous semble-t-elle pertinente et adaptée pour répondre à l'urgence ? 

Pour les plus démunis, l'hébergement s'avère plus coûteux pour les finances publiques, que le logement. Cela s'explique simplement par les nécessités de l'accompagnement social, en particulier pour les cas les plus difficiles. Mais dans les hébergements se trouvent aussi des ménages qui ne nécessitent pas un travail social lourd. De fait, les coûts peuvent impressionner. Une manière de marquer les esprits consiste à faire une simple division : 3 milliards d'euros pour l'hébergement "généraliste" (programme budgétaire 177, début 2021) / 200 000 places d'hébergement (CHU, CHRS, chambres d'hôtels, début 2021). Le résultat donne 1 250 € par mois, bien plus que le loyer moyen (800 €) ou l'équivalent d'un SMIC net (sans prime d'activité). Bien entendu, ce chiffre moyen masque les disparités. 

En tout cas, ces données appellent à réformer. En ce sens, une stratégie de refondation de la prise en charge des sans-abri, lancée en 2008, a mis en avant la logique dite "logement d’abord". Celle-ci consiste à proposer d'abord du logement plutôt que de l'hébergement. La loi du 25 mars 2009 de mobilisation pour le logement et la lutte contre l'exclusion (dite loi "Molle") a entériné cet objectif, visant à permettre aux personnes sans domicile de parvenir le plus tôt possible à un logement stable.

Adaptant des expériences menées dans d'autres pays (États-Unis, Irlande, Danemark), sous l'appellation "housing first", la démarche est double. 

Adaptant des expériences menées dans d'autres pays (États-Unis, Irlande, Danemark), sous l'appellation "housing first", la démarche est double. D'abord, il s'agit de reloger le plus rapidement possible des sans-domicile. Loger des personnes et ménages dans des logements "normaux" se révèle en effet plus efficace et moins coûteux que les accueillir dans des centres proposant un accompagnement social dont ils n'ont pas forcément besoin. Ensuite, les politiques de "logement d'abord" permettent d'expérimenter des dispositifs à destination des sans-abri en plus grande difficulté.

Des programmes pilotes "Un chez-soi d’abord" ont ainsi été menés dans quatre villes (Lille, Marseille, Paris, Toulouse), cherchant à apporter de nouvelles réponses pour l’accès au logement et aux soins de SDF souffrant de troubles psychiques.

De fait, les politiques dites de logement d'abord, semblant fonctionner en Finlande, sont mises en avant en France. Signalons néanmoins qu'en Finlande l'offre est, globalement, réservée aux Finlandais et aux sans-abri en situation régulière déjà inscrits comme habitant de la ville. Les autres sans-domicile, comme cela est écrit sur le site Internet de la mairie d'Helsinki, sont invités à se rapprocher de leur ambassade.

Concrètement, cette stratégie, associée à une refonte globale de la prise en charge, sous la forme d'un "service public de la rue au logement" vise à réduire un écueil toujours repéré. Le temporaire s'éternise. Le sas devient nasse. Sur un escalier, les gens restent sur les marches.

La stratégie "logement d’abord" s'élabore et se déploie en tant que priorité pour intégrer l'ensemble des dispositifs établis en direction des populations défavorisées. Elle a pour ambition de limiter le passage par les centres d'hébergement, voire de réduire cette offre d'hébergement.

Selon les bilans produits par l'administration, la stratégie aura permis, de 2018 à 2021, l'accès de 280 000 personnes à un logement. Ces sans-domicile venaient de la rue ou des centres d'hébergement. Ils ont accédé, pour moitié, à du logement social, pour moitié à d'autres solutions, comme l'intermédiation locative ou les pensions de famille. Soulignons que les autres résidences sociales ne comptent pas, avec cette stratégie, comme des solutions de logement.

La volonté première derrière cette stratégie "logement d'abord" consiste à absorber l'hébergement dans le logement. Ce qui n'est en réalité pas totalement réalisé puisque le secteur de l'hébergement continue sa croissance.

La tension dans le secteur de l'hébergement d'urgence traduit également une faiblesse de notre politique du logement, qui peine à garantir à tous l'accès au logement, en particulier dans les zones tendues. Doit-on voir dans notre modèle de logement social un certain échec face au constat urgent du mal logement et du sans-abrisme en France ? 

Au sujet du "logement d'abord", les associations ont répondu favorablement aux premières invitations des pouvoirs publics à se pencher sur cette perspective, à la fin des années 2000, tout en indiquant que l'essentiel était d’abord de produire du logement. La rhétorique est habile. Elle se comprend. Reste que le sujet principal doit être posé encore autrement : "le logement social, d’abord pour qui ?". Telle semble être la question clé.

Il s'agit d'une question aussi classique que fondamentale pour le logement social à la française. Celui-ci, dit "généraliste", est, depuis des années, appelé à davantage de "résidualisation", c'est-à-dire de concentration sur les plus démunis. C'est, de toutes les façons, ce à quoi il contribue de plus en plus. Loi sur le droit au logement opposable (DALO), entre autres, oblige. Cette résidualisation ne s'observe pas dans la production de logements sociaux, mais dans leurs attributions.

L'idée-force - qui a ses partisans et ses contempteurs - consiste à faire basculer le modèle français de logement social, à visée généraliste, vers un modèle plus libéral, plus anglo-saxon, ciblé sur les plus pauvres. Le logement social à la française, originellement conçu pour les actifs modestes et moyens en termes de revenus, se transforme de fait de plus en plus. Il devient, comme la sécurité sociale, de plus en plus hybride entre divers objectifs et instruments. Le débat autour de la "résidualisation" (un terme à connotation négative) ou de la concentration sur les plus démunis (un mot à évocation plus positive) ne se tranche pas simplement.

L'idée-force - qui a ses partisans et ses contempteurs - consiste à faire basculer le modèle français de logement social, à visée généraliste, vers un modèle plus libéral, plus anglo-saxon, ciblé sur les plus pauvres.

Ces questions de doctrine ne sont pas les seules difficultés qui viennent heurter le volontarisme de la stratégie "logement d’abord". Celle-ci rencontre des problèmes de gouvernance, de systèmes d’information, d'inerties. Assurément, elle constitue un pari volontaire, avec des complications à tous les étages. Comme le problème qu’elle veut régler. Elle s'étend avec vigueur en tant que réforme administrative d'ampleur. Elle se trouve aussi face à la question préoccupante et compliquée des sans-papiers. Cette question non réglée, qui tétanise les pouvoirs publics, se trouve maintenant au cœur du dossier. Car les sans-papiers, en France, peuvent accéder à de l'hébergement d'urgence. Mais ils ne sont pas éligibles à des hébergements d'insertion et à du logement social. Donc pas de "logement d’abord" pour eux. Et, par conséquent, des hébergements d'urgence qui concentrent des sans-papiers. 

 

Copyright image : Damien MEYER / AFP

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