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14/11/2019

Gilets jaunes : la fièvre est-elle retombée ?

Trois questions à Bruno Cautrès

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Gilets jaunes : la fièvre est-elle retombée ?
 Bruno Cautrès
Expert Associé - Sociologie politique et Institutions

Le 17 novembre 2018, la première manifestation des Gilets jaunes était organisée. Inédit par son ampleur et ses modalités d’expression, ce mouvement a révélé des lignes de fracture profondes dans notre pays et a marqué le quinquennat. Un an après, où en est-on ? Les tensions sont-elles encore présentes ? Les réponses politiques ont-elles été à la hauteur des attentes ? Eléments de réponse avec Bruno Cautrès, chercheur au CNRS et au CEVIPOF, et contributeur au Baromètre des Territoires 2019 de l’Institut Montaigne.


Malgré un recul du mouvement lors des dernières manifestations, la colère des Gilets jaunes est-elle vraiment apaisée ?

La colère qui a explosée lors de la crise des Gilets jaunes est une colère beaucoup plus structurelle qu’une simple réaction de "ras-le-bol" fiscal (tout est parti d’une question de taxation de l’essence, le diesel en particulier) ou qu’une simple demande de pouvoir d’achat. L’explosion de cette colère a été spectaculaire et son ampleur a marqué l’un des paroxysmes de la protestation politique en France. Nous n’avions jamais vécu, au cours des récentes décennies, une telle crise et nous n’avions jamais vu sur nos écrans des images aussi fortes, aussi dures, aussi violentes de ce que peut être la protestation politique dans un pays pourtant riche et puissant. La profondeur de cette crise, sa longueur et ses modalités d’expression indiquent clairement que nous avons vu sortir de son lit un phénomène qui couvait et qui s’inscrit dans un temps long.
 
Pour comprendre le caractère structurel de cette crise, il faut utiliser les données et les concepts de la recherche en sociologie politique. Plusieurs paradigmes explicatifs peuvent être mobilisés : les sociologues et les politistes ont développé plusieurs théories relatives aux protestations, aux mobilisations politiques ou aux mouvements sociaux. Ces théories montrent qu’une mobilisation politique peut être expliquée par la capacité des acteurs politiques à mobiliser des ressources (capital social, capital politique) ou encore à utiliser des "répertoires" d’action (par exemple inscrire leurs demandes et leurs revendications dans des grilles de lecture partisanes ou idéologiques ; ou encore exprimer la colère dans des modalités fortement inscrites dans l’histoire des luttes sociales).
 
Dans le cas des Gilets jaunes, si ces explications couvrent une partie de la réalité, elles n’en rendent compte qu’incomplètement. On retrouve bien sûr des modalités et des formes de la protestation inscrites dans la longue durée historique de la France : le fait de vouloir, au début de la mobilisation, aller interpeller directement Emmanuel Macron à l’Elysée - presque de vouloir physiquement le "sortir" de l’Elysée - évoque clairement la mémoire de longue durée d’épisodes révolutionnaires. On voit également s’exprimer, dans la crise, du capital social et politique : l’utilisation des réseaux sociaux (groupes Facebook en particulier) a beaucoup compté ; même si la mobilisation a échoué à se structurer en mouvement politique, elle a permis à des de nombreuses personnes de faire l’apprentissage de l’engagement politique et elle traduit aussi les nouvelles formes de ce dernier.
 
Mais si l’on veut comprendre le caractère véritablement structurel de cette crise, il faut mobiliser d’autres paradigmes explicatifs que ceux, habituels, de l’analyse des mobilisations politiques. À cet égard, deux dimensions me paraissent essentielles et permettent de comprendre que si l’expression de la colère semble s’être apaisée, cela n’est qu’un voile posé sur des braises encore chaudes. Il y a eu et il y a encore, à travers l’explosion de colère sociale, l’expression d’un sentiment plus fort que celui de l’injustice sociale. Ce sentiment est déjà très fort en France.

La crise des Gilets jaunes est une colère beaucoup plus structurelle qu’une simple réaction de "ras-le-bol" fiscal ou qu’une simple demande de pouvoir d’achat.

Nous l’avions observé dans l’enquête réalisée par Elabe et l'Institut Montaigne, Baromètre des territoires - La France en Morceaux : le sentiment d’une France bloquée, qui ne permet pas la seconde chance, qui ne livre pas sa promesse d’égalité était très élevé dans cette enquête. Mais au-delà de ce sentiment, il existe une dimension plus "morale" et qui s’est très fortement exprimée dans la crise des Gilets jaunes : le sentiment que c’est à la dignité plus encore qu’à l’égalité que le système économique, social et politique s’en prend.

Le sentiment que l’on ne peut vivre dignement du fruit de son travail et qu’une vie consacrée à vouloir faire progresser sa famille se termine en factures difficiles à payer, en marges de manœuvre et de progression finalement assez faibles. Cette dimension "d’indignation morale" (remarquablement expliquée dans les analyses du politiste Samuel Hayat) fut un puissant levier dans la crise et permet d’expliquer sa durée, son intensité, son ampleur. Il ne faut jamais oublier qu’en France, cette dimension est essentielle : la fierté d’appartenir à un corps professionnel, l’aspiration à être reconnu pour et par son métier, l’investissement symbolique et même parfois émotionnel que nous mettons dans nos vies professionnelles sont très forts en France. Le sociologue Philippe d’Iribarne a étudié cette "étrangeté française", selon ses mots, et il a montré que ces dimensions expliquent assez bien les termes difficiles du dialogue social ou de la gestion des ressources humaines en France.
 
Une seconde dimension doit être prise en compte pour comprendre le caractère structurel de l’explosion de colère. Cette seconde dimension ne concerne plus seulement la France. Nous sommes les témoins d’une transformation historique d’échelle planétaire : l’économie globale et ses dynamiques sont venues percuter de manière violente les compromis politiques et les rapports socio-économiques posés dans l’après-guerre. La globalisation et toutes les dimensions d’interdépendance économique ou politique bousculent tout ; c’est un rouleau compresseur qui, de surcroît, roule vite. Face à ces évolutions, nos gouvernements ont tenté différentes stratégies adaptatives, celle qu’a proposée Emmanuel Macron n’en est qu’une parmi d’autres. Mais c’est néanmoins bien le cœur du message politique d’Emmanuel Macron que d’en appeler à notre capacité à nous adapter à cette vaste transformation. Emmanuel Macron a voulu proposer aux Français de redéfinir, pour réaliser cette adaptation, le sens des mots "justice" et "égalité". Il s’agit, à grands traits, de postuler que le modèle de l’après-guerre, non seulement ne permet pas l’adaptation (car il aurait créé des "statuts", des "acquis" figés), mais surtout qu’il éloigne encore davantage les "perdants" et les "gagnants" de la mondialisation (la promesse d’une croissance généreuse pour tous aurait été dévoyée en "défense des statuts et des acquis"). Cette proposition d’Emmanuel Macron a buté, jusqu’à présent, sur une dimension très structurelle : les inégalités sociales de "l’ancien monde" sont toujours bel et bien là. Il ne suffit pas de postuler que l’on est en train de redéployer les moyens de la puissance publique ou de redéfinir le paramétrage de son action pour modifier le sens des mots "justice" et "égalité". La crise des Gilets jaunes a rappelé à Emmanuel Macron qu’il aurait sans doute fallu s’occuper en priorité de ceux qui "galèrent" ou qui ont vu s’accroître le gap entre leurs aspirations et leurs possibilités. L’écart entre les deux est une donnée fondamentale pour expliquer que l’explosion de colère sociale a surtout touché des classes moyennes ayant le sentiment d’être "coincées" et en "déclin". L’appel à une France mobile où l’on doit "traverser la rue" pour trouver ou changer de job a ainsi créé les conditions pour qu’une série d’allumettes fasse exploser le feu qui couvait.

Le Grand débat national a-t-il permis d'apaiser les tensions ?

Il y avait, il est vrai, une autre facette de la crise. Celle-ci ne concernait pas seulement les questions de justice sociale ou fiscale et d’égalité. La dimension de critique du modèle démocratique français était tout aussi forte, même si elle n’était pas forcément portée au même moment ou pars les mêmes acteurs de la crise. L’organisation d’une vaste consultation du pays, par le biais du Grand débat national, a incontestablement joué un rôle d’apaisement. Comme toujours en politique, la dimension tactique de l’organisation de ce Grand débat n’était pas absente. Mais il serait vraiment réducteur de ne voir dans ce Grand débat qu’un pur exercice formel destiné à redonner la main à un exécutif qui semblait assommé.

Le fait que les Français aient été largement consultés, par différentes modalités (site web du Grand débat, débats locaux, consultations des corps intermédiaires, de la société civile, des assemblées), restera un marqueur important et le legs de ce Grand débat sera à mettre en perspective d’ici quelques années : son organisation a-t-elle introduit de manière indélébile l’idée de "démocratie délibérative" en France ? En effet, sans être absente (notamment au niveau local), la "délibération" n’est pas un point fort des institutions de la Vème République.

Si la crise et l’apparente sortie de la crise ont montré la résilience de nos institutions, la question de la modernisation, voire de la transformation, de notre modèle démocratique reste un élément essentiel.

Si l’apaisement a bien eu lieu pendant et après l’organisation du Grand débat, il faut néanmoins s’interroger sur le caractère durable de cet "effet Grand débat". Toutes les données collectées par les chercheurs et les observateurs, ont tout d’abord montré le biais sociologique de ce dernier : les catégories les plus en souffrance sociale, les plus pauvres et les plus démunies n’ont pas été les acteurs sociaux clefs des discussions. Il y a aussi une étroite corrélation entre les lieux dans lesquels se sont tenus les débats locaux et la carte électorale d’Emmanuel Macron, laissant entrevoir que les adhérents ou cadres locaux de la République en Marche se sont activement mobilisés pour son organisation ou que c’est une France de villes moyennes qui s’est mobilisée pour participer. Si c’est une très bonne chose au plan démocratique que les forces politiques se mobilisent pour participer à une large consultation du pays, cela montre aussi qu’il existe un biais territorial dans les débats locaux de ce Grand débat. Ce n’est ni partout, ni tous les Français qui sont venus "délibérer".
 
La consultation en ligne, conduite en parallèle, n’a pas compensé ce double biais territorial et sociologique du Grand débat. Enfin, le pilotage du débat par l’exécutif, même entouré du filet de sécurité des cinq personnalités nommées comme les "garantes" du Grand débat, pose question : si la présence du chef de l’Etat comme acteur clef s’imposait, son omniprésence et le fait qu’il ait lui-même paramétré les termes et les questions (les quatre thèmes) du débat était-elle une si bonne chose ? Un débat alternatif (qui s’est qualifié de "vrai débat") a d’ailleurs tenté d’émerger sans parvenir à gagner la même visibilité. Le questionnaire de la consultation en ligne n’était lui-même pas exempt de biais d’interrogation de la population.


Comment les mesures prises par le gouvernement ont-elles été reçues parmi les Gilets jaunes ?

On manque de recul pour pleinement répondre à cette importante question. Il faudrait disposer de données à jour sur la mise en œuvre de ces mesures car, à un moment donné, il y aura forcément une évaluation rétrospective faite par les Français et pas seulement les Gilets jaunes. Mais ce que l’on peut déjà dire est que le sentiment d’une manœuvre dilatoire de l’exécutif, pour gagner du temps, n’a pas disparu pour une partie de ceux qui se sont mobilisés. La crise a sans doute été trop loin pour que les annonces de l’exécutif effacent le ressenti, les tensions, les frustrations. À défaut de créditer le pouvoir de sincérité dans l’écoute et dans la réponse à la crise, une partie est également en attente de voir les résultats concrets, sur leur situation réelle. L’un des marqueurs de cette crise est d’ailleurs l’écart important entre les effets globaux des mesures prises (par exemple, l’augmentation moyenne du pouvoir d’achat qui est avérée sur 2019) et les perceptions individuelles qu’en ont les Français (perception subjective que rien en change).
 
L’un des points les plus négativement perçus a été la non prise en compte de la demande d’instauration du référendum d’initiative citoyenne (RIC). On voit d’ailleurs que les réponses à la crise démocratique ont été, pour le moment, moins étayées concrètement que les réponses fiscales ou économiques. L’exécutif aurait tort de considérer qu’il s’agissait d’un abcès de fixation. Si la crise et l’apparente sortie de la crise ont montré la résilience de nos institutions, la question de la modernisation, voire de la transformation, de notre modèle démocratique reste un élément essentiel.
 

Copyright : CHARLY TRIBALLEAU / AFP

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