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19/04/2021

Géopolitique du "monde d’après" : les premiers tests

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Géopolitique du
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

La mort par le virus continue sa ronde sinistre parmi les peuples de la planète : elle frappe à coups redoublés en Inde ou au Brésil ; de nouveaux variants menacent les zones où elle commençait à être à peu près sous contrôle ; en Chine, elle est seulement tenue à distance mais non vaincue.

La compétition géopolitique entre les États ne s’est pas relâchée pour autant. Elle connaît même une brusque intensification, qui donne peut-être un avant-goût du mythique "monde d’après" dans lequel nous sommes en fait probablement déjà entrés. On assiste, notamment depuis l’arrivée d’une nouvelle administration à Washington, à une montée des tensions entre la Chine et les États-Unis (et leurs alliés) ainsi qu’entre la Russie et les Occidentaux, tandis que la Turquie, Israël et l’Iran poursuivent leurs stratégies déstabilisantes. Comment ne pas établir une corrélation entre les différents foyers de confrontation apparus ou réactivés en mer de Chine du Sud, en Ukraine et au Proche-Orient ? 

Une montée des tensions sur tous les fronts 

Dans le nouveau "grand jeu" qui se déroule désormais dans l’Indo-Pacifique, le ton a été donné par la rencontre entre Américains et Chinois le 18 et 19 mars à Anchorage, en Alaska, analysée avec sa perspicacité habituelle par François Godement. L’administration Biden entend donner le signal de sa fermeté. Le 16 mars, elle avait sanctionné 24 officiels chinois en lien avec la répression à Hong-Kong. Le 22 mars, les Américains édictent des sanctions contre deux officiels chinois liés à la répression au Xinjiang. 

Les Chinois multiplient les provocations : un îlot philippin disputé - le récif de Whitsun - est occupé début mars par des marins chinois déguisés en pêcheurs. Les États-Unis manifestent leur soutien à Manille. Une flottille de l’US Navy, menée par le porte-avions USS Theodore Roosevelt, est dépêchée en mer de Chine méridionale. En réponse, la République populaire déploie son propre groupe aéronaval, sous la conduite du porte-aéronefs Liaoning. 

S’agissant de Taiwan, les pressions militaires chinoises s'accroissent. Ainsi, le 13 avril, vingt-cinq avions militaires chinois pénètrent dans la zone d’identification aérienne taïwanaise. Selon un quotidien taiwanais, il s’agirait de la 86e manœuvre chinoise dans l’espace aérien de l'île depuis le début de l’année. Début avril, l’administration Biden avait assoupli les règles régissant les contacts entre officiels taiwanais et américains. Le Secrétaire d’État Blinken s’était inquiété de la multiplication des incursions chinoises à Taiwan. 

Dans le nouveau "grand jeu" qui se déroule désormais dans l’Indo-Pacifique, le ton a été donné par la rencontre entre Américains et Chinois le 18 et 19 mars. 

A peu près au même moment que les Américains, mais de manière séparée, les Européens ont aussi sanctionné des officiels chinois fin mars. Comme on le sait, cette décision donne lieu à des contre-mesures très fortes de la part de Pékin, visant des fonctionnaires, des instituts et des chercheurs en Europe dont des Français. Le ton monte, à Paris notamment, avec certains ambassadeurs chinois. La réponse des Chinois est clairement disproportionnée - de manière à indiquer qu’en matière de sanctions ils disposent de la "maitrise de l’escalade". 

Sur le vieux continent européen, les Russes procèdent par ailleurs depuis le début mars à une concentration de forces militaires massive en Crimée, se mettant en posture d’intervenir dans le Donbass. Les tirs d’artillerie échangés avec l’Ukraine se font plus nombreux et plus longs. Les intentions russes paraissent peu claires : s’agit-il de contrer une évolution interne à l’Ukraine qui va contre leurs intérêts ? de répliquer au durcissement de Washington, tel qu’illustré par l’épithète de "tueur" décernée à la télévision le 16 mars par M. Biden à M. Poutine ? d’anticiper les sanctions finalement annoncées par les États-Unis le 15 avril, qui elles-mêmes constituent un réplique aux attaques cyber russes et aux interférences de la Russie dans la dernière campagne électorale américaine ? Ou finalement, de faire comprendre que l’Amérique ne pouvait pas se désintéresser de son ancienne némésis ? 

Lors d’un second coup de fil avec M. Poutine, M. Biden fait part le 13 avril de sa préoccupation sur la situation en Ukraine et propose à son homologue russe une rencontre au sommet cet automne en pays tiers ; le Kremlin "étudie cette proposition". 

Un des rares éléments positifs, dans ce sombre panorama, réside dans les discussions indirectes qui ont commencé à Vienne entre les États-Unis et l’Iran sous les auspices des autres parties signataires à l’accord nucléaire sur l’Iran (JCPOA). Personne ne s’attend à des résultats rapides dans ce cadre mais le fait même que des négociations aient lieu permet d’espérer un minimum de stabilisation de la situation au Proche-Orient. Or le 11 avril, un acte de sabotage généralement attribué à Israël interrompt l’activité de la centrale nucléaire de Natanz, fleuron du programme iranien. L’Iran décide, à titre de riposte, de passer à un enrichissement de son uranium à 60 % - ce qui la rapproche encore plus de l’arme atomique et ajoute une difficulté supplémentaire aux discussions de Vienne. 

Israël n’hésite donc pas ainsi à pousser ses pions en contradiction avec l’agenda de l’administration américaine ; de même, en contradiction avec son partenariat avec la Russie en Syrie et en Libye, la Turquie de M. Erdogan a fourni à l’Ukraine des drones qui font leur première apparition au-dessus du Donbass le 12 avril. Dans un geste typique des "guerres de connectivité", Moscou interrompt, sous un prétexte sanitaire qui ne trompe personne, les déplacements aériens entre la Russie et la Turquie. Le "partenariat stratégique" entre Kiev et Ankara avait commencé dès 2019. 

Les États-Unis et l’Europe 

Une partie des tensions actuelles n'est-elle pas due, comme le disent certains commentateurs, à une attitude indûment offensive de l’administration Biden ?

Le nouveau président, en qui beaucoup avaient vu un centriste ployant sous le poids des ans, soucieux avant tout de poursuivre le retrait américain des affaires du monde, surprend certes par un dynamisme remarquable sur le plan international comme sur le plan interne. Formée de professionnels, son administration s’attendait - et s’était sans doute préparée - à une inévitable période de "test" avec ses adversaires. Et surtout, elle avait sans doute retenu une leçon de l’administration Obama : laisser sans réponse les atteintes chinoises aux droits de l’homme au Xinjiang et à Hong Kong, ne pas poursuivre un nécessaire rééquilibrage commercial, technologique, géopolitique avec la Chine, fermer les yeux sur les dérives du régime poutinien, tout cela n’aurait fait qu’affaiblir davantage l’Amérique et inciter ses rivaux à agir. 

Dans le même temps, le dialogue est soigneusement maintenu entre Washington et Pékin comme entre Washington et Moscou. Il est clair que les mesures annoncées le 15 avril par le président Biden combinée avec son offre de rencontre sont calculées pour signaler que le retour à des relations normales avec la Russie est possible - et donc suggérer une option alternative à la quasi-alliance russo-chinoise.

L'administration américaine organise sa stratégie vis-à-vis de la Chine autour de ses alliés et partenaires de l’Indopacifique. 

Une autre leçon retenue de la période Obama est la nécessité de trancher dans le vif en Afghanistan : M. Biden vient d’annoncer un retrait total des forces américaines pour le 11 septembre 2021, entre autres raisons afin de pouvoir concentrer toute l’attention de son administration sur la rivalité avec la Chine et avec la Russie, et à un moindre degré à la solution du problème iranien. Notons au passage que les États-Unis ont pris cette décision avec un minimum de ménagement vis-à-vis de leurs alliés de l’OTAN - notamment l’Allemagne - qui continuaient à déployer des troupes à leurs côtés en Afghanistan. Pour la France, qui maintient un engagement militaire depuis des années au Sahel, le retrait américain d’Afghanistan n’est pas neutre : il marque la fin d’un cycle en matière d’interventions extérieures occidentales

De manière plus générale, où se situe l’Europe dans la nouvelle configuration qui se dessine sous nos yeux ? Les Européens ont commencé à prendre depuis quelques mois des mesures défensives face aux distorsions au comportement de prédateur de la Chine. Ils font aussi leur "devoir" de démocraties libérales en décrétant tout autant que les Américains des sanctions contre les atteintes aux droits de l’homme aussi bien à l’encontre des Chinois que des Russes. Ils sont cependant soucieux de ne pas alimenter une spirale de confrontation de "bloc à bloc" entre l’Est et l’Ouest. Dans son intervention devant l’Atlantic Council (4 février 2021), le président Macron a ainsi indiqué que l’Europe devait éviter aussi bien le "ganging up" (l’encerclement de la Chine) que l’équidistance entre la Chine et les États-Unis. C’est sans doute des considérations de ce type qui a conduit l’Union Européenne, sous l’impulsion de la Chancelière Merkel, à conclure avec Pékin un accord sur les investissements fin décembre (30 décembre 2020) - plaçant la future administration Biden devant un fait accompli. 

De même, lors de l’échange informel (et virtuel) entre M. Biden, Mme Merkel et M. Macron dans le cadre de la Munich Security Conference le 19 février 2021, la chancelière allemande et le président français se sont abstenus de répondre à l’appel du président américain de constituer une coalition des démocraties contre les autoritaires, sous leadership américain bien entendu. 

Quelques semaines plus tard, ce qui est frappant c’est que la nouvelle administration américaine organise sa stratégie vis-à-vis de la Chine autour de ses principaux alliés et partenaires de l’Indopacifique : l’Inde, le Japon et l’Australie. C’est ainsi que la rencontre (virtuelle) du "quad asiatique" le 12 mars a constitué le premier vrai "sommet international" du président Biden ; cette rencontre a d’ailleurs abouti à un programme d’action commun (économique, sécuritaire et aussi en matière de "diplomatie des vaccins") dépassant les attentes. Par comparaison, le nouveau président américain ne rencontrera ses principaux homologues européens - en présentiel, il est vrai - que début juin, dans le format du G7, de surcroît élargi à l’Australie, la Corée du Sud et l’Inde.

Un banc d’essai pour l’avenir ? 

Dans l’immédiat, les stratèges sont placés devant le risque qu’un incident local - en mer de Chine du Sud (où une mission navale française doit croiser dans les prochains jours) ou en Ukraine - dégénère en un conflit régional, voire plus. Ce risque est d’autant plus sérieux que les décideurs à Pékin comme à Moscou peuvent estimer disposer d’une fenêtre d’opportunité, ne pouvant exclure que le "déclin de l’Occident" dont ils se réjouissent depuis plusieurs années puisse connaitre une "regrettable" (de leur point de vue) suspension. Il est significatif que la politique au bord du gouffre, qui continue comme on l’a vu, à régir la situation au Proche-Orient apparaisse par comparaison aujourd’hui moins préoccupante. 

A plus long terme, les tensions actuelles sont peut-être indicatives d’une géopolitique appelée à durer : 

  • La basse continue d’une atmosphère de coercition permanente est maintenant bien installée : ingérences numériques, guerres d’influences, de connectivités et de manipulation de l’information, sanctions et contre-sanctions ; l’interdépendance économique qui différencie l’actuelle compétition Est-Ouest de la guerre froide de jadis avec l’URSS ne constitue pas une garantie de relations pacifiques ; 
     
  • La coercition permanente n’exclut pas les crises ouvertes (de même que le terrorisme). Les tensions actuelles en plusieurs points du globe laissent imaginer ce que pourrait être un conflit sino-américain sur Taiwan concomitant avec une prise de gage russe dans un pays balte - le tout agrémenté le cas échéant d’actions hostiles sur le territoire européen en provenance de l’autre rive de la Méditerranée. Dans la confrontation sino-américaines qui se développe, il est courant d’attribuer aux États-Unis l’avantage d’un réseau d’alliés multiples quand la Chine n’a que des obligés et est entourée de voisins redoutant son hégémonie. Les tensions actuelles invitent à relativiser cet avantage ; elles incitent encore plus Washington à tenter de dissocier à long terme la Russie de la Chine - mais aussi les deux chefs de file de l’ "Est" à manipuler à leur profit la relation triangulaire ;
     
  • La tâche historique des dirigeants européens - surtout ceux des grands États - dans les prochaines années est de hisser l’Europe au niveau de la compétition géostratégique qui se met en place entre la Chine, la Russie, les États-Unis et, de proche en proche, à des degrés divers, de nombreux pays. Là encore en observant l’actualité - l’infortunée visite de M. Borrell à Moscou, la calamiteuse prestation de M. Michel et de Mme von der Leyen à Ankara - on est tenté de penser que c’est une tâche qu’ils doivent assumer eux-mêmes et non déléguer. L’opportunité qui s’offre à eux vient peut-être de ce que l’Europe partage un immense tronc commun d’intérêts et de valeurs avec les États-Unis alors que ceux-ci sont moins dominants qu’auparavant - et donc peut-être plus susceptibles de tenir compte de l’opinion de leurs alliés, si du moins ceux-ci savent d’engager avec pertinence.

 

Copyright : Brendan SMIALOWSKI / AFP

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