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28/09/2021

"Fit for 55" : un enjeu de crédibilité sur le climat pour l’Union européenne

Trois questions à Nicolas Berghmans

 Nicolas Berghmans
Chercheur senior en politiques climatiques et énergétiques à l'Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI)

À la faveur de catastrophes naturelles imprévisibles et du dernier rapport du GIEC, les annonces de mesures visant la décarbonation de l’économie mondiale se multiplient. En juillet 2021, la Commission européenne révélait ainsi un ambitieux paquet législatif de décarbonation de l’Union européenne. En tablant sur une réduction de 55 % des émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2030, le Vieux Continent ambitionne de devenir un exemple de transition réussie. Quelques semaines plus tard, la France adoptait la loi dite "Climat et Résilience", objet de vifs débats relatifs à sa capacité à répondre à l’urgence climatique. Ces deux paquets législatifs devront pourtant répondre à l’impérieuse nécessité de respecter les engagements pris à l’échelle nationale et européenne lors des Accords de Paris de 2015. Comment s’articulent-ils ? Les objectifs qu’ils mettent en avant sont-ils à la hauteur du défi climatique auquel l’humanité fait face ? Nicolas Berghmans, chercheur senior en politiques climatiques et énergétiques à l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI), répond à nos questions. 

Dans son sixième rapport, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) tire des conclusions alarmantes. Le monde devrait dépasser le seuil symbolique des +1,5° à l’horizon 2030, même dans le scénario le plus optimiste et bien plus tôt que précédemment envisagé. Les conséquences de ce dépassement seront nombreuses : multiplication des sécheresses et des précipitations, hausse du niveau des océans ou encore renforcement de l’intensité des catastrophes naturelles. L’objectif de l’Union européenne, qui consiste à atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 est-il, à cet égard, véritablement ambitieux ?

Les conclusions du dernier rapport du GIEC montrent bien que le changement climatique s’accélère, qu’il est dû aux activités humaines et que ses impacts, que vous mentionnez, vont continuer à se renforcer. Dans le fond, ces conclusions sans équivoque viennent confirmer ce que nous savons déjà : chaque dixième de degré compte pour limiter les conséquences adverses du réchauffement climatique. Aussi, il est urgent d’agir pour réduire massivement les émissions de gaz à effet de serre. L’objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050 adopté par l’Union européenne dans le cadre de sa loi climat constitue, à cet égard, un signal à la fois bon et nécessaire. Il propose un point d’arrivée compatible avec l’objectif de limitation du réchauffement climatique à 1.5°C tel que défini par la communauté internationale en 2015 à Paris, ce qui en fait un signal important pour enclencher la transition. Vis-à-vis de l’extérieur, cet objectif permet à l’Union de signifier clairement à ses partenaires qu’elle prend au sérieux ses engagements climatiques internationaux et que les européens entendent faire leur part. 

L’adoption de l’objectif européen a contribué à enclencher une vague internationale d’engagements à viser la neutralité carbone. 

En outre, l’adoption de l’objectif européen a contribué à enclencher une vague internationale d’engagements à viser la neutralité carbone. À date, ces engagements couvrent les trois quarts de l’économie mondiale et incluent les deux plus grands pays émetteurs mondiaux que sont la Chine et les États-Unis. De la même manière, cet objectif de neutralité carbone est important sur le plan domestique, car il donne aux acteurs de l’économie européenne la possibilité de se projeter dès aujourd’hui et de définir leur place dans un monde neutre en carbone.

Pour l’Union européenne, l’enjeu est dorénavant de crédibiliser cet objectif de long terme en définissant un cadre réglementaire à la hauteur, c’est-à-dire à même de mettre l’économie européenne sur la trajectoire de transition bas carbone. Cela suppose d’accélérer significativement le rythme de la baisse des émissions dans l’ensemble des secteurs de l’économie, tout en donnant la prévisibilité nécessaire aux acteurs économiques et en définissant une juste répartition des efforts entre les citoyens. Ces enjeux sont au cœur du paquet de mesures législatives "Fit for 55" présenté par la Commission européenne en juillet 2021. Celui-ci comprend des ajustements de mesures existantes, comme l’ETS européen, et de nouvelles mesures, dont le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Une adoption rapide et ambitieuse de ce paquet participerait grandement à la crédibilité d’une Europe neutre en carbone à l’horizon 2050.

Le changement climatique ne connaît pas les frontières. Dans un monde interconnecté, la lutte contre celui-ci ne saurait donc se faire sans prise en compte du prisme international. Comment l’Union européenne entend-elle encourager ses partenaires économiques, y compris les plus pollueurs, à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre dans les années à venir ? Cet objectif est-il bien réaliste eu égard à la période de développement économique soutenue qui devrait s’amorcer dans certaines régions du globe ?

La question de la coopération internationale pour le climat est une clé importante du problème. Les pays de l’Union agissent déjà par le biais de leur politique de coopération, et ils sont aujourd’hui les plus importants contributeurs aux financements climatiques internationaux. Néanmoins, il est vrai que plus doit être fait. C’est particulièrement vrai au sujet du partage de technologies et de l’organisation de la décarbonation à l’échelle de certains secteurs économiques dont les ramifications sont aujourd’hui internationales. La formation d’alliances internationales impliquant États, territoires et entreprises autour de la décarbonation de secteurs spécifiques, comme l’acier ou le développement de l’hydrogène, permettrait d’encourager le partage des technologies et de décider de standards environnementaux communs. L’Europe a un rôle central à jouer dans la formation de ces alliances. Si l’Union veut afficher un positionnement à la pointe en matière d’adoption de standards climatiques ambitieux sur le plan domestique, elle a intérêt à afficher la même volonté au-delà de ses frontières. 

La récente proposition de mise en place d’un mécanisme d’ajustement carbone pour certains secteurs industriels l’illustre bien. Les pays européens auraient un intérêt politique à compléter l’initiative par une approche coopérative qui permette de reconnaître et d’encourager les politiques et efforts réalisés par des acteurs étrangers. L’Union européenne pourrait alors accorder l’accès de ces acteurs à son marché, et ainsi prouver sa bonne foi sur l’objectif environnemental du mécanisme. En outre, la diffusion de tels standards permettrait de faire décroître plus rapidement le coût des solutions bas carbone et d’exporter le savoir-faire des acteurs européens.

La formation d’alliances internationales [...] permettrait d’encourager le partage des technologies et de décider de standards environnementaux communs. 

Sur votre deuxième point, il est clair que l’aspiration et les besoins en développement économique restent très importants à travers le monde, en particulier dans les pays dits "émergents" ou "en développement". L’enjeu y est donc de proposer des voies de développement débarrassées des énergies fossiles. Le fait que le continent européen, comme d’autres, n’ait pas suivi ce chemin ne signifie en rien qu’il n’existe pas. Si chaque pays a son propre contexte, un certain nombre de solutions sont communes à l’instar des énergies renouvelables, de la voiture électrique ou du développement des transports en commun, qui ont d’abord émergé dans les pays industrialisés. Il n’y a aucune raison de penser qu’elles ne pourraient pas être adaptées et adoptées dans des contextes différents, et c’est du reste déjà largement le cas pour les énergies renouvelables qui font l’objet d’un véritable boom planétaire depuis cinq ans. Enfin, il convient de tenir compte des autres bénéfices économiques liés à la décarbonation, notamment l’amélioration de la santé humaine et la plus grande productivité amenée par des solutions efficaces énergétiquement. Tout cela mis en balance, je ne pense pas qu’il faille opposer l’objectif de neutralité carbone au développement économique, a fortiori dans le contexte des pays en développement. C’est au contraire le développement bas carbone qui y apparaît aujourd’hui comme la voie à privilégier, à la fois plus prometteuse et plus pérenne.

En France, la loi Climat et Résilience essuie de nombreuses critiques depuis sa promulgation. Les propositions de la Convention citoyenne pour le climat (CCC) ont été largement diluées ou abandonnées, et les mesures de la loi ne devraient pas permettre de respecter la trajectoire fixée de réduction de 40 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030. Ces objectifs apparaissent d’ailleurs obsolètes au regard de la stratégie européenne de réduction de 55 % des émissions. Comment la France peut-elle aller plus loin et se poser en leader de la stratégie européenne de décarbonation ?

Tout d’abord, il me semble que plusieurs enseignements peuvent être tirés au sujet de la CCC, à l’origine de cette loi. Cette convention a permis de montrer qu’un groupe de citoyens à qui l’on donne l’information nécessaire et le temps de la délibération peut aboutir à d’ambitieuses mesures en matière climatique, notamment dans les secteurs du bâtiment, du transport ou de l’alimentation. On peut évidemment réfléchir au mode d’organisation de cette Convention, surtout si l’on souhaite réitérer l’expérience à l’avenir. Néanmoins, le résultat de la CCC constitue avant tout la preuve que la société française est prête à agir de façon plus déterminée sur la question climatique. Les enquêtes d’opinion ont d’ailleurs montré qu’une majorité de Français soutient les mesures proposées. Ensuite, la CCC a permis de mettre sur la table des paquets cohérents de mesures qui suivent une approche systémique des enjeux sectoriels de la transition écologique et un certain nombre de mesures peu présentes jusqu’alors dans le débat public, qui sont pourtant des apports intéressants à considérer. On peut notamment citer la régulation de la publicité ou la limitation de certaines lignes aériennes ayant une alternative ferroviaire.

La France devra avant tout montrer l’exemple en mettant en œuvre ses objectifs climatiques sur le plan domestique si elle souhaite s’afficher en leader européen.

Pour revenir au cœur de votre question, il me paraît évident que la France aura un rôle politique central à jouer dans les prochains mois pour faire aboutir les mesures ambitieuses et nécessaires proposées dans le paquet "Fit for 55". Pour cela, il conviendra de placer le climat au cœur des priorités de la présidence française de l’Union européenne. Néanmoins, la France devra avant tout montrer l’exemple en mettant en œuvre ses objectifs climatiques sur le plan domestique si elle souhaite s’afficher en leader européen.

Cela implique de doubler le rythme de la décarbonation dès cette année, sans même tenir compte de la nécessité d’augmenter l’objectif climatique à 2030 pour tenir compte du relèvement de l’objectif européen à 55 %. Sans reprendre l’ensemble des mesures de la loi Climat et Résilience, il faudra certainement revenir à son contenu pour avancer un certain nombre d’échéances et de jalons qu’elle pose. Par ailleurs, il est possible d’agir à court terme pour augmenter les moyens financiers dédiés à l’investissement climatique et l’efficacité des outils existants. Il peut alors convenir de travailler sur les dispositifs de soutien à la rénovation énergétique et d’achat aux véhicules propres ou sur les moyens au développement d’infrastructures nécessaires, comme les bornes de recharge ou les transports en commun. Le sujet industriel, pourtant peu traité par la loi Climat et Résilience, en offre un exemple frappant. Il apparaît clairement qu’il faudra compléter les mesures d’aides instaurées par le plan France Relance pour permettre aux procédés industriels bas carbone de rupture, comme l’hydrogène et l’acier bas carbone, de se développer en France et en Europe. Enfin, la décarbonation est fondamentalement une question d’investissement. À ce titre, il serait opportun de remettre en débat la question des incitations économiques, et en particulier de la taxe carbone. Celle-ci devrait alors être accompagnée d’un véritable compromis pour permettre une redistribution à même de protéger les ménages les plus vulnérables face à la hausse des prix de l’énergie. 


 

Copyright : JOHN THYS / AFP

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