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25/10/2024

Entreprises et géopolitique : faut-il un "chief geopolitical officer" ?

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Entreprises et géopolitique : faut-il un
 Cyrille Bret
Auteur
Docteur en philosophie spécialiste des enjeux de sécurité et défense
 Laurent Célérier
Auteur
Capitaine de vaisseau (R) et enseignant à Sciences Po Paris
 Florent Parmentier
Auteur
Secrétaire général du CEVIPOF

Dans cette tribune, Laurent Célérier, Cyrille Bret et Florent Parmentier questionnent les moyens dont dispose une entreprise pour faire face aux retournements dont la géopolitique est si souvent prodigue. Comment être proactif et anticiper les risques stratégiques ? Quelles sont les limites d’une approche consistant à traiter cet enjeu uniquement via un cabinet externe ou de laisser la question de la géopolitique exclusivement aux dirigeants ? Quels pourraient être les contours de la mission d’un "Chief Geopolitical Officer" ? 

"Vous n’êtes peut-être pas intéressés par la géopolitique, mais la géopolitique s’intéresse à vous" : telle est la mise en garde des chefs des services de renseignement des pays du "Five Eyes" (Australie, Canada, Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni et États-Unis) aux grandes entreprises. Pour les sociétés, les chocs internationaux sont devenus aujourd’hui aussi importants que les défis financiers et les résultats opérationnels. En quelques jours, des secteurs entiers sont bouleversés par le déclenchement de conflits, l’adoption de sanctions ou la création de blocus. Et la réorganisation des chaînes de valeur qui en résulte ouvre de nombreuses opportunités pour les entreprises qui savent les saisir. Qu’il s’agisse de la guerre russo-ukrainienne, des actions houthies en Mer Rouge ou encore, moins récemment, du Covid-19, tous ces événements géopolitiques ont eu une traduction géoéconomique imprévisible, immédiate et massive. Et ont ouvert des fenêtres d’opportunité pour les entreprises…

Face à cette instabilité chronique, les entreprises s’interrogent souvent et, parfois, paniquent : quelle est la meilleure façon d’absorber ces chocs dans leurs stratégies ? Quelle méthode doivent-elles suivre pour anticiper et réduire les risques ? Comment réagir aux crises répétées, en termes de production, d’approvisionnement et d’innovation ?

Pour les sociétés, les chocs internationaux sont devenus aujourd’hui aussi importants que les défis financiers et les résultats opérationnels.

Dans l’idéal, il reviendrait aux dirigeants (président du Conseil d’administration, PDG, membres du COMEX, etc.) de guider leur entreprise à travers ces bouleversements : le pilotage d’une entreprise s’apparente à celui d’un navire pris dans la tourmente ou exposé aux récifs.

Toutefois, un capitaine, aussi remarquable soit-il, ne peut pas se consacrer exclusivement à la navigation. Et un PDG n’a souvent ni le temps, ni la formation pour diffuser une culture géopolitique solide mais réactive dans son organisation. Face à l’abondance des risques et des opportunités géopolitiques, il est temps de doter les grandes entreprises d’un Chief Geopolitical Officer (CGO). Il permettra aux entreprises non seulement de se préparer aux crises internationales mais aussi d’en tirer parti.

De la géopolitique de comptoir à la géopolitique de COMEX

Aujourd'hui, dans les très grandes entreprises, le traitement des questions géopolitiques est souvent confié aux départements des "risques", à la direction de la  "stratégie" ou encore à la cellule "relations institutionnelles". Elle peut aussi être déléguée et sous-traitée à des officines spécialisées pour les vérifications (due diligences), l’intelligence économique et la prospective. Parfois même un membre du COMEX ou de l’équipe dirigeante (COMEX-1) veille spécifiquement sur ce sujet. Ces différentes approches ont leur mérite, mais elles sont aujourd’hui routinières, souvent superficielles et surtout bien éloignées des décisions stratégiques comme des opérations concrètes.

En somme, la géopolitique d’entreprise ressemble soit à une géopolitique de comptoir, banale et sans valeur ajoutée, ou à une analyse des risques, générale et sans application business.

Articuler stratégie et prospective

En premier lieu, la stratégie d’entreprise et la géopolitique sont deux domaines distincts, et confondre les deux peut entraîner des erreurs d'appréciation. Si la stratégie d'entreprise se concentre sur la croissance, les marchés, les investissements et l'optimisation des opérations à un horizon très rarement supérieur à cinq ans, la géopolitique, elle, nécessite une méthode singulière, une perspective à la fois plus courte et plus longue, une compréhension plus fine des rapports de pouvoir, des équilibres entre États et des réglementations internationales. En outre, la stratégie est endogène au sens où elle a pour objectif la feuille de route de la société et l’allocation de ses ressources. La géopolitique est une approche exogène au sens où elle prépare la stratégie en analysant risques et opportunités externes aux marchés, aux clients, aux fournisseurs et aux salariés mais qui s’imposent à eux. Faire appel uniquement aux équipes stratégiques pour traiter les enjeux géopolitiques peut mener à des approches financièrement justes mais incomplètes.

Se fier à la direction de l’audit interne et des risques a l’avantage de procéduraliser, d’institutionnaliser et d’homogénéiser l’analyse de tous les risques. Mais la multiplicité des niveaux et des natures de risques dans une entreprise complexe risque de noyer le risque géopolitique et de renvoyer l’entreprise dans sa routine interne.

Se rapprocher des opérations

La distance entre les orientations géopolitiques prises par le COMEX et les réalités opérationnelles de l’entreprise comportent des risques. En effet, lorsque les décisions stratégiques sont prises à un niveau élevé, surtout dans les grandes entreprises cotées en bourse ayant des obligations de transparence, elles peuvent parfois manquer de clarté ou de pertinence face aux dynamiques locales auxquelles les Business Units sont confrontées.

Cette distance entre la prise de décision et l’exécution concrète sur le terrain peut entraîner une inadéquation entre les risques géopolitiques identifiés au sommet et ceux qui affectent directement les opérations. En un mot, un Conseil d’administration peut intégrer un géopoliticien et un COMEX peut assigner à l’un de ses membres cette dimension, mais cela ne garantit pas que les responsables de projets reçoivent eux aussi les informations et les recommandations nécessaires.

La distance entre les orientations géopolitiques prises par le COMEX et les réalités opérationnelles de l’entreprise comportent des risques.

Vers l’agilité géopolitique

Dans les faits, les conseils d’administration comme les COMEX ont tendance à suivre des processus de décision longs et structurés, ce qui est en décalage avec l’évolution rapide des contextes géopolitiques. Les entreprises dotées de systèmes de décision géopolitique centralisés peuvent se trouver dans l’incapacité de réagir assez rapidement pour atténuer les crises ponctuelles, les risques émergents ou saisir les opportunités qui se présentent dans ces environnements en mutation. De plus, la nature transversale et évolutive des risques géopolitiques requiert des mécanismes d’anticipation et d’ajustement continus, que les approches traditionnelles ne parviennent souvent pas à assurer.

Sous-traiter aux cabinets spécialisés ? Une fausse bonne idée

Face à ces apories, certaines entreprises choisissent la sous-traitance. Cette alternative est souvent privilégiée par les entreprises plus modestes ou s’estimant moins exposées au facteur géopolitique. Les cabinets de conseil spécialisés en géopolitique fournissent des analyses et des recommandations basées sur des expertises externes, notamment pour des sujets complexes ou lors de crises aiguës. Cependant, là encore, cette approche a ses limites.

Une connaissance organique de l’entreprise est indispensable

Bien que certains cabinets disposent d’experts compétents en géopolitique, le plus souvent issus du monde régalien ou universitaire, leur connaissance de l’entreprise et de ses spécificités peut être insuffisante.

L’analyse géopolitique nécessite une fine compréhension de l’écosystème d’une entreprise : sa culture, ses priorités, ses marchés, et son exposition au risque. Un cabinet externe ne peut pas toujours offrir ce niveau de granularité, ce qui peut mener à des recommandations trop générales ou difficilement applicables dans un contexte spécifique.

Or, pour être pleinement efficace, une analyse géopolitique doit être intégrée aux processus internes de l'entreprise, en tenant compte de la structure décisionnelle, des chaînes de valeur et des objectifs stratégiques.

Le risque d'intervention tardive

Autre problème : la réactivité. Recourir à un cabinet externe peut être utile en cas de crise, mais cette approche est dès lors réactive plutôt que proactive. Lorsque des risques géopolitiques se matérialisent, il est souvent trop tard pour intervenir efficacement, et les conseils prodigués risquent d'arriver après que les dommages ont été causés. Ce retard peut placer les opérations de l’entreprise dans une situation délicate, voire irréversible. Il est d’autant plus problématique que la complexité des environnements géopolitiques actuels exige une capacité à surveiller en permanence les évolutions, à identifier les signaux faibles, et à réagir en temps réel. Une approche exclusivement réactive signifie que l’entreprise est vulnérable à des crises inattendues et ne dispose pas des outils ou des processus pour gérer des situations dynamiques et incertaines avant qu’elles n’impactent ses opérations.

La malédiction des biais cognitifs

Les cabinets de conseil ont une tendance structurelle à renforcer les biais cognitifs des dirigeants et des équipes de décision. Cela se produit de plusieurs manières, notamment à travers l’utilisation de modèles analytiques standardisés, la dépendance excessive aux tendances historiques, et la confirmation des hypothèses déjà établies au sein de l’entreprise. Ceux-ci ont souvent recours à des modèles analytiques standardisés pour évaluer les risques géopolitiques. Ces modèles, bien qu’objectifs et méthodologiquement solides, sont souvent conçus pour être généralisables et applicables à un large éventail de clients. Or, les situations géopolitiques sont souvent spécifiques, complexes et sujettes à des nuances locales. Ce biais conduit à sous-estimer l’importance des éléments inattendus ou singuliers, et à surestimer la pertinence de solutions basées sur des précédents.

Les cabinets de conseil ont une tendance structurelle à renforcer les biais cognitifs des dirigeants et des équipes de décision.

Les cabinets de conseil, dans le cadre de leur relation avec l’entreprise, cherchent souvent à établir une relation de confiance avec leurs clients en validant certaines hypothèses ou opinions déjà présentes au sein de l’entreprise, conduisant à un renforcement du biais de confirmation.

En s'appuyant sur des données historiques et des tendances passées, ils peuvent en outre encourager un biais dit rétrospectif, avec l'idée que le futur ressemblera au passé, sous l’effet de "l'illusion de stabilité". Enfin, le biais d’aversion au risque, où l’entreprise préfère adopter des stratégies prudentes plutôt que d’explorer des solutions audacieuses face à des risques géopolitiques, ou le filtrage des informations peuvent induire l’entreprise sur de mauvaises pistes.

En un mot, les cabinets externes sont une bonne solution dans une phase d’initiative à la géopolitique d’entreprise. Mais, sur le long terme, elle revient tout à la fois à externaliser l’intelligence du monde et à créer une dépendance dans la prise de décision. Plus que d’une externalisation, les entreprises ont besoin d’un véritable pilotage des expertises internationales internes et externes.

Portrait-robot du Chief Geopolitical Officer

Face à ces limites, une solution innovante serait la création d'un poste de Chief Geopolitical Officer (CGO) au sein des entreprises. Il ou elle aurait pour objectif d'intégrer les enjeux géopolitiques directement dans la prise de décision stratégique, tout en répondant aux besoins des Business Units (BU) de manière agile et informée. Et surtout d’éviter la distance avec les opérations des autres solutions.

Mettre en place une organisation apprenante

Le rôle d’un CGO peut être de contribuer à la mise en place d’une organisation apprenante en géopolitique. Afin de remplir cet objectif, il doit tout d’abord évaluer les besoins spécifiques de l’entreprise en matière de connaissances géopolitiques. Ensuite, il peut mettre en place des programmes de formation continue, incluant des séminaires et des cours en ligne. La création d’une équipe de veille géopolitique est essentielle pour surveiller les développements mondiaux, qui peut éventuellement amener à collaborer avec des universités et des experts afin d’enrichir les connaissances internes. Encourager une culture de partage des connaissancesvia des plateformes internes est également crucial.

Enfin, organiser des simulations et des scénarios aide à préparer l’entreprise aux événements géopolitiques, tandis que l’évaluation continue des initiatives permet d’apporter des améliorations constantes. Ces actions combinées renforcent l’agilité et la résilience de l’entreprise face aux défis géopolitiques

La création d’une équipe de veille géopolitique est essentielle pour surveiller les développements mondiaux.

Éclairer les enjeux géopolitiques et accompagner les BU

Le CGO serait le référent interne pour toutes les questions géopolitiques. Il s'agirait d'un expert capable d'anticiper les risques, de proposer des opportunités liées aux contextes géopolitiques et de fournir un éclairage aux différentes entités de l'entreprise, y compris aux BU opérationnelles. Son rôle serait similaire à celui d’un Chief Digital Officer (CDO) qui, au cours de la dernière décennie, a accompagné les entreprises dans leur transformation numérique. De même, le Chief AI Officer, plus récemment, joue un rôle clé pour accélérer l’adoption de l’intelligence artificielle.

Un rôle temporaire d'impulsion culturelle

Cette fonction pourrait être une mission temporaire, dont l'objectif principal serait de créer une culture géopolitique au sein de l'entreprise. Une fois cette culture établie, le CGO pourrait disparaître comme les CDO appartiennent aujourd’hui au passé tant le digital est intégré dans toutes les fonctions. Il ne s’agirait pas nécessairement d’une fonction exclusive, mais plutôt d’un rôle d’impulsion stratégique, capable de préparer l’entreprise à intégrer la géopolitique dans toutes ses activités, tout en travaillant de manière transversale avec les autres départements.

Un atout pour piloter les cabinets spécialisés

Enfin, un CGO, bien qu'il ne prenne pas en charge toutes les problématiques géopolitiques à lui seul, serait un client exigeant et éclairé lorsqu'il s'agirait de travailler avec des cabinets externes. Il serait en mesure de formuler des demandes précises et d’évaluer la pertinence des recommandations extérieures, ce qui permettrait de maximiser l’efficacité des collaborations avec des experts géopolitiques externes. Le CGO serait le pilote idéal des officines : informé, expert, spécialisés, il pourrait éviter les asymétries d’information et les produits industrialisés. Il serait garant du value for money des consultations.

Des affaires du monde aux affaires tout court

Le monde des affaires est aujourd'hui profondément influencé par les enjeux géopolitiques. Pour les entreprises, il devient crucial d’intégrer ces dynamiques dans leur stratégie, non seulement pour anticiper les risques, mais aussi pour identifier les opportunités qui émergent d’un environnement global en perpétuelle mutation.

La création d’un poste de Chief Geopolitical Officer pourrait être une solution efficace, quoique temporaire, pour impulser cette nouvelle approche. Le CGO permettrait de centraliser et d’accélérer la prise en compte des questions géopolitiques tout en veillant à ce qu’elles soient intégrées dans les décisions opérationnelles, offrant ainsi aux entreprises un avantage stratégique dans ce nouveau contexte mondial.

La géopolitique s’intéresse aux entreprises. Soit pour les malmener, soit pour les manipuler, soit pour les transformer.

La géopolitique s’intéresse aux entreprises. Soit pour les malmener, soit pour les manipuler, soit pour les transformer. Aux entreprises de réagir : subir les crises internationales n’est pas une fatalité car il est possible de les anticiper, de les préparer et de les traduire en développement.

Copyright image : Patrick T. FALLON / AFP

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