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10/02/2022

En Tunisie, une situation politique rattrapée par les urgences économiques

Trois questions à Hakim El Karoui

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En Tunisie, une situation politique rattrapée par les urgences économiques
 Hakim El Karoui
Ancien Expert Associé - Monde Arabe, Islam

Le 15 janvier dernier, le Président tunisien Kaïs Saïed a lancé une consultation nationale en ligne permettant au peuple de s’exprimer librement sur 6 thématiques : affaires politiques, qualité de vie, affaires sociales, économie, développement durable, et éducation et culture. Les résultats de cette consultation devraient être intégrés au projet de Constitution. Cela intervient dans un contexte politique et économique particulièrement fragile, alors que le Président a gelé les activités parlementaires depuis le mois de juillet et que le pays peine à obtenir des financements de la part du FMI. Hakim El Karoui, Senior Fellow à l’Institut Montaigne et auteur de la note La stabilité du Maghreb, un impératif pour l'Europe (mai 2021), répond à nos questions. 

Que peut-on attendre et espérer de cette consultation nationale lancée par le Président Saïed, qui fait l'objet d'un certain nombre de critiques dans le pays ?

Cette consultation s’inscrit dans le projet du Président qui souhaite établir un dialogue direct entre le peuple et l’exécutif, qui aurait été empêché par les partis et leur prééminence dans le système politique établi en 2014. Donner la parole au peuple et uniquement au peuple est une étape essentielle que le Président juge nécessaire de franchir. Les questions qui sont posées au peuple restent très générales, afin que les citoyens puissent répondre directement par "oui" ou par "non". 

Ce projet de consultation revêt plusieurs problèmes. D’abord, les questions sont centrées sur la transition démocratique et le fonctionnement des institutions tunisiennes, sur lesquelles les citoyens n’ont pas une vision très claire. Ensuite, la gestion de cette consultation, et notamment la manière dont les résultats seront exploités, souffre d’un manque de transparence. Ces résultats risquent par ailleurs d’être biaisés étant donnée l’importante fracture numérique du pays : ce sont avant tout des hommes jeunes et citadins qui vont répondre. 

Outre l’enjeu de l’illectronisme d’une partie de la population, la complexité de l’enjeu d’une telle consultation laisse augurer un faible taux de participation. 

Outre l’enjeu de l’illectronisme d’une partie de la population, la complexité de l’enjeu d’une telle consultation laisse augurer un faible taux de participation. Seules 119 000 personnes, soit seulement 1 % de la population, ont pris part à la consultation depuis son lancement il y a près de trois semaines. Cela met en péril les prolégomènes d’une réforme constitutionnelle qui cherche sa légitimité dans cette consultation. Bref, on assiste à une scène politique assez inédite où tout est fait pour tenter de légitimer par le peuple des choix institutionnels que beaucoup de commentateurs et d’acteurs politiques jugent déjà décidés. 

On peut s’interroger enfin sur le décalage entre cette consultation et les préoccupations des Tunisiens, qui portent davantage sur leur pouvoir d’achat et la lutte contre la corruption que sur le fonctionnement de leurs institutions. Cela révèle la vision très juridique de l’action politique pour le Président Saïed.   

S’agissant de la réforme constitutionnelle, celle-ci doit selon moi avant tout permettre un système institutionnel stable avec des élections démocratiques qui favorisent l’alternance plutôt que le consensus. La Tunisie a aujourd’hui besoin de dirigeants ayant la capacité de prendre des décisions, alors que le fonctionnement du pays depuis la réforme constitutionnelle de 2014, qui a réparti le pouvoir entre la présidence de la République, le chef du gouvernement et les assemblées - reposant ainsi sur le consensus - a empêché toute réforme de fond. Des réformes économiques et sociales que les Tunisiens - et le FMI ! - appellent de leurs vœux, visant notamment une meilleure redistribution des richesses, une plus grande efficacité dans la mise en œuvre de la politique de compensation, une libéralisation des marchés pour plus de concurrence et moins de rentes. 

Les mesures d’austérité demandées par le FMI pour rétablir la situation économique de la Tunisie sont-elles applicables dans un contexte d’instabilité politique où les activités parlementaires n’ont toujours pas repris ?

Techniquement, oui, et ces mesures seraient d’autant plus faciles à appliquer que le Parlement ne constitue plus un obstacle. Mais les mesures d’austérité, comme la réduction de la masse salariale dans la fonction publique, la libéralisation de l’économie, la diminution de la compensation pour les produits de première nécessité - que prône le FMI - ne sont pas applicables politiquement. Le discours économique du Président s’en éloigne d’ailleurs : selon lui, "la Tunisie est riche, les Tunisiens sont pauvres à cause des voleurs", et il faut forcer ces derniers à rendre l’argent. La réalité est évidemment plus complexe. 

La seule solution pour parvenir à une véritable amélioration de la situation économique et sociale est un système institutionnel qui permet l’alternance politique.

Cette difficulté à trouver un accord risque d’aggraver la situation économique du pays, et ainsi de favoriser la baisse de popularité du Président. 

De mon côté, je crois que la seule solution pour parvenir à une véritable amélioration de la situation économique et sociale de la Tunisie est un système institutionnel qui permet l’alternance politique : laisser au pouvoir en place la capacité à prendre des décisions, quitte à ce qu’il soit renvoyé lors des élections suivantes. La démocratie, ce n’est pas le consensus à tout prix, c’est l’alternance. 

Quel peut être le rôle des acteurs extérieurs, notamment la France et l'Europe, pour aider la Tunisie à sortir de la crise économique et politique dans laquelle elle se trouve ?

L’Europe doit maintenir un équilibre entre soutien et non-interférence. La France et l’Europe ont intérêt à ce que la Tunisie démocratique réussisse, mais ils ne peuvent pas se mêler des affaires intérieures du pays, en particulier dans un contexte marqué par la suspension des institutions, le manque de légitimité du gouvernement et un programme de réformes non défini. 

Les acteurs extérieurs qui interviennent généralement dans les pays du Maghreb, comme l’Égypte ou éventuellement les Émirats arabes unis, n’ont pas non plus de véritable rôle à jouer dans l’amélioration de la situation tunisienne. On fantasme beaucoup sur les interventions extérieures, qu’elles soient françaises, européennes ou arabes, mais en réalité elles sont faibles. 


 

Copyright : ANIS MILI / AFP

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