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09/02/2022

Emmanuel Macron sur la corde raide russo-ukrainienne

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Emmanuel Macron sur la corde raide russo-ukrainienne
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Avec la crise qui se profile depuis l’automne aux portes de l’Ukraine, l’Europe affronte son point de tension le plus chaud depuis les Guerres de Yougoslavie. Mais fidèles à la pratique de la diplomatie qu’ils ont érigé en règle d’or, ses chefs d’États font tout pour trouver une résolution pacifique à la crise. La visite d’Emmanuel Macron à Moscou le 8 février s’est inscrite dans cette perspective, à savoir, calmer les velléités de Vladimir Poutine. Dans ce nouvel épisode de Ukraine, Russie : le destin d’un conflit, Michel Duclos, ancien ambassadeur, nous livre son analyse après la rencontre des deux Présidents. 

Retrouvez la timeline de l’Institut Montaigne dédiée à remonter le temps et saisir la chronologie du conflit.

C’est une étrange relation qu’entretiennent Emmanuel Macron et Vladimir Poutine.

De Versailles en mai 2017, à Moscou ce 7 février, en passant par Saint-Pétersbourg en mai 2018, et sans oublier la spectaculaire visite du "tsar" russe à Brégançon en août 2018, M. Macron a déployé beaucoup d’efforts pour séduire M. Poutine. Ces efforts du Président français s’étaient jusqu’à maintenant révélés singulièrement vains.

Emmanuel Macron n’avait rien obtenu du Kremlin sur la Syrie, pas plus que sur l’Ukraine - qui était déjà le principal dossier à l’agenda franco-russe à Brégançon. Il avait aussi trouvé Poutine sur son chemin en Libye, sans parler du coup stratégique contre les intérêts français au Mali auquel se livrent ces derniers temps les Russes par le biais de la compagnie Wagner. Sur ce dernier terrain, leur action risque de favoriser une remontée en puissance des groupes djihadistes et de plonger ce pays un peu plus dans le chaos.

Malgré toutes les rebuffades, le Président français a constamment maintenu une volonté de dialogue maintes fois théorisée - l’interview à The Economist de novembre 2019 est à relire à cet égard - et défendue notamment vis-à-vis des autres Européens, le plus souvent très méfiants à l’égard de la Russie. Son crédit auprès de ces derniers ainsi que vis-à-vis des Démocrates américains s’en est trouvé sérieusement écorné : dans de nombreuses capitales, un soupçon permanent de complaisance à l’égard de Moscou entoure la démarche du Président français.

La rencontre de Moscou va-t-elle marquer un tournant dans cette relation jusqu’ici au mieux stérile et au pire toxique ?

En tout cas, les cinq heures de discussions entre les deux hommes, suivies d’un dîner où l’esturgeon était à l’honneur, n’ont pas été inutiles. Elles contribuent à faire baisser les tensions. Il faut se souvenir en outre que les Russes, suivis par tous les commentateurs, n’ont cessé de répéter ces dernières semaines que seul le dialogue avec Washington comptait aux yeux de Moscou. Après le Président Macron, le Chancelier Olaf Scholz sera reçu la semaine prochaine au Kremlin. Par le biais de ses grands États, l’Europe fait ainsi son retour sur une scène dont elle paraissait avoir été écartée.

Peut-être Vladimir Poutine s’aperçoit-il que pour transformer son chantage massif à l’invasion de l’Ukraine en avancée politique, le tête-à-tête avec Joe Biden ne suffit pas. Sans doute espère-t-il trouver chez les Européens des interlocuteurs plus faciles à manipuler. C’est là toutefois où le bilan de sa relation avec Emmanuel Macron risque de peser : le Président français, qui n’avait d’ailleurs jamais rien cédé d’essentiel à la Russie, est maintenant instruit par l’expérience. 

Dans ce contexte, arrêtons-nous sur trois questions qui vont déterminer l’avenir de la crise.

La démarche d’Emmanuel Macron vis-à-vis de la Russie dans la crise actuelle procède-t-elle une fois de plus de cette pratique du cavalier seul qui est souvent reprochée au Président ?

La réponse est non, et pour au moins deux raisons. En premier lieu, à la différence précisément de ce qui s’était passé à Brégançon, le Président français a pris soin de consulter un grand nombre de partenaires européens, y compris ceux qui, à l’image des Baltes, sont les plus sensibles à la menace russe. Il a téléphoné plusieurs fois au Président Biden. En revenant de Moscou, il s’est arrêté à Kiev pour "débriefer" le Président Zelinski, puis à Berlin pour se concerter avec le Chancelier allemand et le Président polonais, Andrzej Duda.

En second lieu, et peut-être surtout, les différentes capitales occidentales, avec des accents et dans des styles différents évidemment, jouent une partition en réalité identique. 

Les différentes capitales occidentales, avec des accents et dans des styles différents évidemment, jouent une partition en réalité identique. 

Cette partition tient en deux points D’une part, brandir la contre-menace de sanctions fortes en cas d’agression russe ; les Français ont été les premiers, ou parmi les premiers, à parler de "conséquences massives". D’autre part, offrir une porte de sortie politique à Poutine dans le cas où il prendrait conscience que sa main n’est pas aussi forte qu’il pouvait le penser. Les observateurs et certains responsables politiques mettent en relief des failles apparentes dans le front commun aux États-Unis et aux Européens. 

Ainsi, s’agissant des sanctions, les Allemands sont nettement moins enthousiastes que les Américains pour remettre en cause Nord-Stream 2 en cas d’attaque russe ; ou encore, s’agissant de l’armement de l’Ukraine, les Britanniques se distinguent par leur zèle. 

Ces nuances dans les positions tenues apparaissent en réalité secondaires par rapport à la convergence des approches. S’agissant de la porte de sortie politique, elle comporte deux registres. D’une part, des négociations sur les armements et des mesures de confiance sur le continent européen ; c’est le registre par excellence de l’OTAN et en pratique du dialogue russo-américain. D’autre part, des progrès dans la négociation sur l’Ukraine sur la base des accords de Minsk de 2015 : ces négociations ont lieu dans le cadre du format Normandie qui réunit l’Allemagne, la France, la Russie et l’Ukraine. 

C’est là le point d’entrée de l’Allemagne et de la France dans la grande partie qui se joue actuellement. La négociation dans le format Normandie n’est-elle pas vouée soit à l’échec soit à un recul humiliant des autorités de Kiev ? 

C’est un des sujets majeurs de la crise actuelle. Il faut d’abord observer que depuis quelques mois le rapport des forces sur le terrain avait évolué au détriment des Russes du fait des armements et de l'entraînement dont les forces ukrainiennes ont bénéficié depuis quelques mois - notamment grâce à la politique de l’administration Biden. Il n’y a pas, contrairement à ce que raconte la propagande russe, de "missiles de l’OTAN" pointés sur la Russie à partir du territoire ukrainien. Mais les drones turcs aux mains des Ukrainiens, par exemple, pourraient rendre la vie moins facile aux proxies russes dans le Donbass. Cela contribue certainement à la fureur actuelle de Vladimir Poutine, à sa volonté de faire plier les Ukrainiens - voire, dans un scénario optimiste, à la nécessité pour lui de faire des concessions.

Du côté ukrainien, on considère en général que la mise en œuvre à la lettre des accords de Minsk - conclus à un moment où la position de Kiev était très faible - serait très défavorable à l’Ukraine. La formule bien misogyne qu’a utilisée Vladimir Poutine à ce sujet dans sa conférence de presse avec Emmanuel Macron n’a pu que les renforcer dans cette conviction  : "que cela te plaise ou non, prends sur toi ma belle…". 

Ce que les Russes attendent de Berlin et Paris c’est que les deux capitales tordent le bras des dirigeants ukrainiens pour une application des accords de Minsk et qui signifierait, selon l’opinion commune, dans l’immédiat la déstabilisation du pouvoir en place et à plus long terme une sorte de vassalisation de l’Ukraine à l’égard de la Russie. Les pro-Russes du Donbass se verraient reconnaître en effet un pouvoir d’influence majeur sur la politique de Kiev. 

Ce que les Russes attendent de Berlin et Paris c’est que les deux capitales tordent le bras des dirigeants ukrainiens pour une application des accords de Minsk.

De ce fait, il est tentant de considérer que les conditions d’un blocage permanent de la négociation sont réunies. À moins, cependant, que l’ampleur même de la crise crée un contexte favorable à une évolution des positions actuelles. C’est l’inconnue que les gouvernements de Berlin et de Paris devront lever dans les prochaines semaines. On a indiqué que le rapport de force militaire sur le terrain s’était déplacé plutôt en faveur des autorités ukrainiennes. Le rapport des forces politiques en Ukraine s’est aussi sans doute déplacé au détriment des Russes.

Pour faire bouger les lignes, l’idée d’une neutralisation de l’Ukraine comme solution de fond flotte dans beaucoup de cercles aux États-Unis et en Europe. Le Président français a démenti avoir parlé de "finlandisation" contrairement à ce qu’avaient cru entendre des journalistes qui l’accompagnaient à Moscou. Il n’est peut-être pas inutile que ce type de perspective soit évoqué mais tout le comportement de la Russie de Poutine a jusqu’à maintenant poussé toujours plus les Ukrainiens à privilégier un ancrage à l’Ouest. L’urgence devrait être de faire comprendre au Kremlin que son attitude actuelle ne peut que renforcer cette tendance de fond.

Y a-t-il des chances réelles de parvenir à une désescalade ? 

C’est évidemment une question à laquelle il est impossible de répondre. Le Kremlin a démenti les propos de M. Macron affirmant qu’il avait obtenu des assurances de "non-dégradation de la situation et de désescalade" de la part de Poutine. Un test important sera de voir si les Russes retirent vraiment leurs troupes à l’issue des exercices prévus en Biélorussie dans une dizaine de jours. 

Vladimir Poutine et Xi Jinping ont signé un document commun qui va très loin dans le sens de l’alignement des positions stratégiques entre les deux pays. 

Les Américains de leur côté continuent à faire fuiter des indications selon lesquelles la Russie persiste à planifier une opération de très grande ampleur avec l’objectif de prendre Kiev. Observons que pour l’instant la négociation avec Moscou se poursuit par divers canaux. Par ailleurs, le paramètre chinois a sans doute son importance dans le développement de la crise. À Pékin la semaine dernière, Vladimir Poutine et Xi Jinping ont signé un document commun qui va très loin dans le sens de l’alignement des positions stratégiques entre les deux pays.

Le sentiment prévaut cependant que la direction chinoise n’a pas encouragé Poutine à passer aux actes. Les achats de gaz russe par la Chine seront augmentés mais pas dans des conditions et des volumes qui permettraient à Moscou de se passer des ventes à l’Europe ni d’améliorer sa capacité de négociation avec ses clients européens.

Perspective 

À tous ces signaux qui vont dans un sens et dans un autre, ajoutons une considération à plus long terme. Comme nous l’avions déjà indiqué, les motivations de Poutine et de ses conseillers, qui forment un clan de plus en plus réduit et isolé, ne peuvent se ramener à une partie d’échec sur la sécurité en Europe. Il entre dans l’attitude de Moscou dans cette crise des motivations liées à l’image que le Président russe veut laisser dans l’Histoire et à la crainte de voir le poids de son pays marginalisé dans la nouvelle configuration de la polarisation sino-américaine.

Il est donc à craindre que même si l’on parvient à désamorcer la crise actuelle, d’autres crises se présenteront dans le futur. Le constat que nous faisons d’une dégradation de la position russe en Ukraine peut inciter le Kremlin au minimum à une "incursion", pour reprendre l’expression de Joe Biden, ou à des fortes actions "hybrides" dont les attaques cyber ont donné un avant-goût. La convergence d’approche actuellement observable entre Américains et Européens ne se vérifiera pas nécessairement dans d’autres épisodes. S’il faut retenir une leçon à moyen terme des événements en cours, c’est la nécessité pour les Occidentaux et notamment les Européens de se préparer à une relation avec le grand voisin de l’Est qui a toute les chances de rester difficile, pour ne pas dire conflictuelle, au moins tant que la génération de Vladimir Poutine sera au pouvoir.

Dans l’immédiat, sa gestion de la crise devrait avoir renforcé la crédibilité du Président Macron auprès des alliés et partenaires de la France. Il serait opportun pour lui et les responsables français de se projeter dans cette perspective d’une attitude européenne adaptée pour "le jour d’après". 

 

Copyright : LUDOVIC MARIN / AFP

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