Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
25/11/2022

Effet d'aubaine pour la Corée du Nord

Effet d'aubaine pour la Corée du Nord
 Mathieu Duchâtel
Auteur
Directeur des Études internationales, Expert Résident

Vu de Pyongyang, la guerre d'agression russe contre l'Ukraine est une aubaine. À la date du 23 novembre, la Corée du Nord avait effectué 63 tests de missiles balistiques depuis début 2022 - dont 8 de missiles intercontinentaux, en violation du régime de sanctions dont elle fait l'objet et du moratorium sur ces essais qu'elle s'était imposée à elle-même durant la courte phase de diplomatie de sommet avec l'administration Trump. La Corée du Nord profite ainsi de la paralysie au Conseil de sécurité des Nations unies et de l'attention vacillante de la communauté internationale à son égard afin de progresser sur la voie tracée par Kim Jong Un - celle d'une puissance nucléaire au statut irréversible, disposant d'une dissuasion crédible.

Préemption, frappe en second et nucléaire tactique

La vague d'essais en cours clarifie plusieurs tendances qui restaient jusqu'alors sous-jacentes, parce qu'elles ne faisaient pas l'objet d'une confirmation officielle de la part de la Corée du Nord.

C’est une véritable doctrine d'emploi de l'arme nucléaire qui est en train de se former, codifiée par la loi de septembre 2022. Le texte prévoit trois scénarios : un emploi "immédiat" lorsqu’une attaque conventionnelle ou nucléaire contre le leadership du pays semble imminente ; la riposte automatique lorsque le leadership du pays est décimé par une offensive étrangère ; et l'idée que l'emploi de l’arme nucléaire peut mettre fin à une guerre qui se prolonge. Dit autrement, préemption, dissuasion d’une frappe de décapitation, et emploi en temps de guerre pour remporter la victoire. Même si la frappe en premier est posée comme option, la Corée du Nord doit disposer d'une capacité de frappe en second pour donner corps à cette doctrine d'emploi. Or dans un scénario de l’extrême, la survie de l'arsenal nord-coréen à une frappe préemptive américaine n'a rien de certain.

Ce défi de la frappe en second explique plusieurs développements en cours dans le programme nord-coréen : l'obsession de la maîtrise de la propulsion solide pour les missiles intercontinentaux, qui s'appuient encore sur une propulsion liquide, et sont donc très vulnérables au moment du "plein" de carburant ; l'emport mobile sur des trains, pour dissimuler les missiles dans le réseau de tunnels qui barde le territoire nord-coréen ; et le rêve du sous-marin nucléaire lanceur d’engins, qui explique les tests de missiles en milieu aquatique, à partir de caisses, et laisse penser à certains observateurs que la Corée du Nord pourrait à l'avenir dissimuler des missiles dans des lacs afin d’augmenter leur chance de survie à une attaque préemptive.

C'est dans ce contexte de clarification doctrinaire que l'on observe l'émergence, dans le discours nord-coréen, du "nucléaire tactique". 

C'est dans ce contexte de clarification doctrinaire que l'on observe l'émergence, dans le discours nord-coréen, du "nucléaire tactique". Il ne s'agit pas là de frapper Guam, d'où de nombreuses opérations américaines partiraient, mais de viser des cibles militaires ou des concentrations de troupes situées sur la péninsule coréenne lorsque les combats y font rage. Cette notion s’appuie sur le développement nouveau, dans l'arsenal nord-coréen, de plusieurs missiles de courte portée - aperçus pour la première fois lors d'un défilé en février 2018. Depuis 2019, et jusqu'à la séquence d'essais en cours en 2022, les KN-23 et KN-25 ont représenté la grande majorité des systèmes testés.

Les experts missiliers estiment que leur portée est comprise entre 300 et 700 kilomètres et qu'ils sont capables d'emporter une charge nucléaire, ce qui dépend toutefois des capacités de miniaturisation des charges de la Corée du Nord - un point sur lequel les sources ouvertes ne permettent pas de porter de jugement avec certitude.

Enfin, Kim Jong Un est sorti d'une relative ambiguïté sur la possibilité d’un désarmement négocié. Son grand-père et son père laissaient ouverte la porte d’une diplomatie de la dénucléarisation, dans le cadre d’un accord politique plus large permettant la reconnaissance mutuelle et l’établissement de relations officielles avec les États-Unis. L'inclusion du statut d’État nucléaire dans la Constitution nord-coréenne par la révision d’avril 2012 fut l’une des premières actions de Kim Jong Un après la mort de son père : elle indiquait déjà son intention de ne pas désarmer, et la recherche d’une consolidation politique de ce statut par le biais du droit. La loi de septembre 2022 confirme ces deux orientations. La commentant devant l'Assemblée nationale nord-coréenne, l’Assemblée populaire suprême, Kim Jong Un souligne que sa signification stratégique est de "tracer une ligne indélébile : il n'y aura pas de marchandage de l'abandon de nos armes nucléaires". 

Un environnement international permissif

Face à cette activité missilière fiévreuse, aucune réponse unie du P5 ne semble aujourd’hui possible. À cet égard, le veto opposé en mai 2022 par la Chine et la Russie à la résolution introduite par les États-Unis au Conseil de sécurité marque un nouveau tournant dans la diplomatie onusienne vis-à-vis de la Corée du Nord.

Le veto sino-russe est le point culminant du changement d'approche de ces deux pays. En 2016-2017, un régime de sanctions ambitieux avait répondu aux activités de prolifération nord-coréennes. Ces deux dernières années, la Chine et la Russie s'opposent ouvertement à un durcissement des sanctions - mieux, elles militent pour un relâchement du régime qu'elles ont contribué à construire, la Chine appelant sans ambiguïté à "l'abandon de la vieille approche consistant à imposer des sanctions et à exercer des pressions".

Zhang Jun, ambassadeur chinois auprès des Nations unies, acceptant la nouvelle règle qui impose aux membres permanents du Conseil de sécurité de motiver leurs vetos, avance comme argument principal l’absence de réciprocité américaine au moratorium nord-coréen d’avril 2018. Il faut se rappeler le contexte de la diplomatie de sommet Trump/Kim Jong Un, et du débat qui avait alors porté sur la réciprocité ("action for action"). Les États-Unis ne se sont pourtant jamais formellement engagés à réduire ou interrompre leurs exercices conjoints avec la Corée du Sud pour faire office de concession réciproque au moratorium de la Corée du Nord, alors même que c’était la solution préconisée par la Chine pour réduire les tensions et pour créer une dynamique positive.

Ces deux dernières années, la Chine et la Russie s'opposent ouvertement à un durcissement des sanctions - mieux, elles militent pour un relâchement du régime qu’elles ont contribué à construire.

Mais la Chine va plus loin. Soutenue par la Russie, elle pousse le principe d'une levée progressive de certaines sanctions pour encourager Pyongyang à faire preuve de retenue et enclencher un hypothétique cycle positif. Les deux pays ont par deux fois présenté au Conseil de sécurité une résolution allant dans ce sens - la dernière fois en décembre 2021. Une fois la phase d’essais achevés, la Corée du Nord sera vraisemblablement en mesure de miser sur une reprise de cette diplomatie favorable à la consolidation, voire à la sanctuarisation, de son arsenal balistique.

Sur la question plus étroite de l'illégalité de la prolifération de missiles intercontinentaux, la Chine et la Russie tournent le dos à la résolution 2397, qu'elles avaient elles-mêmes votée en 2017. Le texte prévoyait un durcissement automatique des quotas d’importation de pétrole par la Corée du Nord en cas de nouveaux essais. La proposition de résolution américaine répondait exactement à ce cas de figure : l'essai intercontinental de mars 2022. Or la Chine et la Russie ont choisi de renier leurs obligations, pourtant consenties de manière souveraine.

Pour la Corée du Nord, comme le souligne Rachel Minyoung Lee, cette séquence représente une rupture avec sa politique traditionnelle de non-alignement avec la Chine et la Russie, qui s'accompagnait ces trois dernières décennies d'efforts pour parvenir à la normalisation de ses relations avec les États-Unis. 

Le pessimisme est de rigueur quant à ce que pourrait être la réaction de la Chine et de la Russie à un septième essai nucléaire nord-coréen.

Les signes sont trop nombreux pour être énumérés de manière exhaustive, du soutien nord-coréen à l'invasion de l'Ukraine par la Russie, à la reconnaissance diplomatique des "républiques populaires" de Donetsk et de Louhansk à l’été 2022 ou encore aux déclarations prochinoises inhabituellement fortes sur Taiwan. Cette rupture est-elle temporaire ou durable ? On peut se risquer à penser que seul l'opportunisme nord-coréen est vraiment durable, mais qu'un retour de la bipolarité dans le système international permettrait à la Corée du Nord de consolider sa sécurité nationale - et que c’est à l’évidence le pari qu’elle fait aujourd'hui.

Dès lors, le pessimisme est de rigueur quant à ce que pourrait être la réaction de la Chine et de la Russie à un septième essai nucléaire nord-coréen. Un durcissement des sanctions semble hors de portée. Une déclaration unanime du Conseil de sécurité apparaît comme un scénario optimiste, tant la Chine et la Russie jouent à faire porter la responsabilité de la prolifération nord-coréenne sur la stratégie américaine - en miroir à leurs récits sur l'Ukraine, et sur Taiwan.

L'ombre de la Russie

Dans ce contexte, il est légitime de s'interroger aujourd'hui sur la dimension clandestine de la relation Russie-Corée du Nord. Lors de son récent discours de Valdaï, Vladimir Poutine a accusé la Corée du Sud de fournir une assistance militaire à l'Ukraine, alors même que celle-ci est contestée par Séoul, qui ne reconnaît qu’une assistance humanitaire, et qu'aucune preuve ne permet de démontrer son existence. Poutine a ponctué son accusation d’une menace : "Comment la Corée du Sud réagirait-elle si nous reprenions notre coopération en matière d’armement avec le Nord ? Est-ce que ça vous plairait ? ".

Il y a pourtant trois pistes suffisamment sérieuses pour être évoquées, et qui suggèrent la possibilité que cette coopération en matière d’armement aurait déjà pu renouer - même s’il demeure impossible de l’établir à ce jour.

  • Le déni vigoureux des Russes après les accusations du New York Times (qui s’appuient sur du renseignement américain déclassifié) selon lesquelles l'armée russe en serait réduite à se procurer des munitions nord-coréennes n’empêche pas certains auteurs russes de lister quels systèmes produits par la Corée du Nord seraient utiles à la Russie pour vaincre l'Ukraine : lance-roquettes, howitzers Koksan sans électronique embarquée, tanks… Aucun de ces systèmes n’a été photographié sur le terrain. Des munitions type obus sont plus difficiles à identifier, mais nul doute que si elles sont livrées et utilisées par les Russes, l'analyse forensique le démontrera.

  • La ressemblance frappante entre l’Iskander-M russe et les missiles balistiques nord-coréens de courte portée photographiés depuis 2018 soulève des interrogations raisonnables quant à de possibles transferts de technologie. 

  • L'étude de l'International Institute for Strategic Studies (IISS) sur la propulsion moteur-fusée (RD-250) des missiles intercontinentaux nord-coréens pointe du doigt la possibilité de réseaux de prolifération clandestins à partir de l'usine de Yuzhmash à Dniepr, en Ukraine. Après les échecs répétés de ses ambitions intercontinentales, le programme missilier nord-coréen franchit soudain le cap de la maîtrise de la propulsion en 2016-2017, avec un nouveau dispositif. L'affaire est opaque. Les missiles intercontinentaux soviétiques, puis russes, se fournissaient à Yuzhmash jusqu'à l'annexion de la Crimée en 2014, date après laquelle les Russes ne passent plus commande à ce complexe industriel. Le rapport produit, au moment de sa publication, un fort déni ukrainien, allant jusqu'à l'accusation officielle d'une fabrication russe visant à couvrir "leurs propres crimes".

Que faire ?

S'il demeure impossible de démontrer une contribution active de la Russie, ou de certains réseaux russes, à la prolifération nord-coréenne, il est évident que la Corée du Nord n'accélérerait pas autant son programme balistique si elle ne bénéficiait pas de l’environnement propice que les politiques étrangères chinoises et russes ont construit autour d'elle, et qui créent les conditions de son impunité. Alors que l'attention des milieux de sécurité en Europe est accaparée par l’Ukraine, les risques de prolifération active de la Russie vers l'Iran et la Corée du Nord semblent pourtant un sujet qui mérite des ressources.

Pour la Chine, la question se pose aujourd’hui sous l'angle non de la prolifération, mais du commerce de biens de consommation ou de produits pétroliers prohibés. La Chine est relativement sensible aux coûts réputationnels en ce domaine. D'une part, elle tolère les transferts maritimes entre bateaux chinois et nord-coréens dans sa zone économique exclusive, qui permettent des violations du régime de sanction. De l'autre, elle a pu réagir lorsque les activités internationales de surveillance de cette zone amenaient à démontrer, photos à l’appui, que de tels transferts avaient lieu. 

 

Copyright : Anthony WALLACE / AFP 

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne