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15/12/2020

Du Printemps arabe à l'hiver islamique

Du Printemps arabe à l'hiver islamique
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

L'immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, un vendeur de légumes tunisien, en décembre 2010, déclenchait une vague de révoltes, puis d'espoirs de libéralisation dans les pays arabes. Mais les portes de la démocratie, à peine entrouvertes, se sont refermées, constate Dominique Moïsi. Comment en est-on arrivé là ?

Il y a dix ans, presque jour pour jour, le 17 décembre 2010, un petit vendeur de fruits et de légumes tunisien s'immolait par le feu. Son acte de désespoir et de révolte allait marquer le début d'une vague de soulèvements dans le monde arabe, de la Tunisie à l'Égypte, sans oublier la Libye et la Syrie.

Que reste-t-il, une décennie plus tard, de cet immense espoir très vite suivi - à l'exception notable de la Tunisie - d'une vague de répression, parfois féroce, comme en Syrie ? Comment est-on passé du Printemps arabe à l'hiver islamique, et puis, plus classiquement, à l'approfondissement de la dialectique infernale entre autoritarisme et corruption ? Comme si les portes de la démocratie, à peine entrouvertes, s'étaient lourdement refermées sur celles de la kleptocratie.

Lecture occidentale du Printemps arabe

L'espoir était-il infondé, pur produit d'une lecture bien trop occidentale d'une culture que l'on ne comprenait pas, d'images que l'on ne savait pas interpréter ? Tout se serait-il passé comme si - victime d'un effet de zoom - le monde libéral et démocratique occidental avait vu (à tort) dans les images en provenance de la place Tahrir, au Caire, une préfiguration de ce qui allait se passer dans l'ensemble de l'Égypte ?

Le lien direct, presque mathématique, entre l'étendue de la dette égyptienne et la richesse des "généraux égyptiens" s'est renforcé au moment où ce qu'il restait de liberté était férocement muselé.

Il est plus facile de détruire que de reconstruire. Les jeunes de la place Tahrir ont su faire tomber le président Moubarak, ils n'ont pas su créer une Égypte démocratique, forte et stable, pris comme ils l'étaient entre un appareil sécuritaire - dépendant pour le maintien de sa richesse de sa présence au pouvoir - et des Frères musulmans qui allaient très vite faire la preuve de leur mélange d'incompétence et d'intolérance.

Avec le temps, les printemps arabes ont exposé les dangereuses limites des islamistes et de l'islam politique, mais n'ont pas conforté la société civile et la cause de la démocratie.

Le lien direct, presque mathématique, entre l'étendue de la dette égyptienne et la richesse des "généraux égyptiens" s'est renforcé au moment où ce qu'il restait de liberté était férocement muselé.

Printemps des peuples européens

L'expression de "printemps arabe", tout comme celle plus récemment de "printemps algérien" - faisant référence au Printemps des peuples européens de 1848 - était-elle, dès le départ, une illusion trompeuse, ou bien est-ce encore trop tôt historiquement, pour en juger ?

Si la comparaison entre le Printemps européen de 1848-1849 et celui, arabe, de 2010-2011, demeure légitime, n'est-ce pas, avant tout en raison de leurs échecs respectifs ? En Europe, ce n'est pas le Parlement de Francfort qui unifia l'Allemagne, mais la Prusse de Bismarck. Et, en France, c'est Louis Napoléon Bonaparte qui sut tirer les bénéfices des désordres révolutionnaires.

Au cœur traditionnel du monde arabe, en Égypte, après l'expérience très peu concluante, c'est le moins que l'on puisse dire, des Frères musulmans au pouvoir, l'armée a repris le contrôle du pays, de manière plus brutale encore que du temps de Moubarak. Le maréchal Sissi sait qu'il peut compter sur le mélange de peur de l'islam radical, et d'appétits mercantiles de nombre de pays occidentaux, pour souder des amitiés que l'éthique devrait condamner, mais que la politique encourage.

Cynisme universel

Depuis des décennies, dans ses relations avec le Moyen-Orient et le Maghreb, le monde occidental apporte, de manière presque parfaite, les preuves de ses contradictions éthiques. "Plutôt que d'être moraux de manière sélective et hypocrite, autant faire preuve d'un cynisme universel et décomplexé", disent les tenants de la realpolitik. "La politique internationale n'est pas faite pour les âmes simples : esprits sensibles s'abstenir."

L'espoir sincère de nombreux observateurs, sinon acteurs - qui ne se résignent pas à voir la majorité des pays du Moyen-Orient et du Maghreb condamnés pour l'éternité à la sclérose, la corruption et la violence - semble avoir été balayé par l'épreuve des faits. Cela ne signifie nullement que l'Histoire donne raison aux "réalistes" qui mettent l'accent sur la vanité, le danger même de croire que l'idée de progrès puisse s'appliquer à cette partie du monde.

Règne de la kleptocratie

Du Caire à Alger, se résigner simplement à ce que le règne de la "kleptocratie" s'étende et se consolide, au nom de la lutte contre l'islamisme, n'est pas seulement un aveu de faiblesse excessive, mais une prise de risque irresponsable à terme. Les pays occidentaux, pour peu qu'ils veuillent les utiliser, ont des "leviers" plus importants qu'ils ne le pensent. Il ne s'agit pas de recevoir ou non le maréchal Sissi à Paris.

Les pays occidentaux, pour peu qu'ils veuillent les utiliser, ont des "leviers" plus importants qu'ils ne le pensent.

L'essentiel est ailleurs. Nous ne pouvons passivement accepter l'argument de souveraineté de régimes qui nous disent - jouant d'une indignation nourrie de références historiques - que "nous n'avons aucun droit de nous mêler de leurs affaires". Mais "leurs affaires" sont, surtout pour les pays européens si géographiquement proches, "les nôtres". Il suffit, pour s'en convaincre, de voir le film égypto-scandinave Le Caire confidentiel, dénonciation au vitriol de la corruption en Égypte à la veille du soulèvement de janvier 2011.

Si la société civile ne peut plus s'exprimer dans une société gangrenée par la corruption, si les organisations des droits de l'homme sont décrites et traitées comme des organisations terroristes, il n'existe plus aucune force intermédiaire entre les forces sécuritaires et l'islamisme radical : ce qui constitue un danger pour la région et son environnement, c'est-à-dire "Nous".

Le cynisme et la passivité intéressée sont contre-productifs. Ils constituent une forme d'"après moi, le déluge" condamnable sur tous les plans : politique, sécuritaire et éthique. Or le monde occidental peut encore faire la différence. En soutenant, par exemple - ce n'est pas très cher - l'exception tunisienne.

L'Amérique, même si elle se retire depuis douze ans de cette région, peut toujours faire la différence, non pas en envoyant ses soldats, mais en posant des conditions beaucoup plus strictes à l'attribution de ses aides. L'Europe, pour peu qu'elle arrive à se mettre d'accord sur une politique - qui ne soit plus seulement perçue comme celle de la France, mais de l'Europe - peut en faire de même. Le Moyen-Orient et le Maghreb ne doivent pas être condamnés à l'hiver éternel.

 

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 11/12/2020)

Copyright : VIRGINIE NGUYEN HOANG / AFP

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