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09/04/2025

Crypto-actifs : une opportunité stratégique pour l’Europe ?

Crypto-actifs : une opportunité stratégique pour l’Europe ?
 Charleyne Biondi
Auteur
Experte Associée - Numérique
 Roeland Van der Stappen
Auteur
Chargé des affaires publiques européennes chez Coinbase

La sixième édition de la Paris Blockchain Week, qui a réuni les acteurs de la blockchain au Carrousel du Louvre, est l’occasion d’un bilan d’étape de la stratégie européenne en la matière, un peu moins de deux ans après l’entrée en vigueur du règlement européen sur les marchés de crypto-actifs (Markets in Crypto-Assets, ou MiCA, en juin 2023). Quelles sont les opportunités offertes par la blockchain, et notamment grâce aux stablecoins, crypto-monnaies adossées à des devises ? Peut-elle être un atout de souveraineté et de sécurité économique ? Le cadre de régulation européenne va-t-il à l’encontre de la mise en œuvre de cette innovation technologique ? Comment l’UE se positionne-t-elle par rapport aux États-Unis sur ce sujet ? Charleyne Biondi s'entretient avec Roeland van der Stappen, chargé des affaires publiques européennes chez Coinbase, plate-forme d'échange de cryptomonnaies et portefeuille de devises numériques en ligne.

Suite à la publication de son rapport Blockchain : consolider nos atouts, l’Institut Montaigne suit attentivement les évolutions de ces technologies émergentes.. Ces innovations pourraient transformer en profondeur non seulement l’économie, mais aussi les infrastructures publiques et la compétitivité des entreprises européennes.

À la tête des affaires publiques européennes de Coinbase, l’une des plateformes les plus influentes de l’écosystème crypto mondial, Roeland van der Stappen a partagé avec Charleyne Biondi sa vision du cadre réglementaire européen, des principes d’une innovation responsable, de l’évolution géopolitique du secteur, et de la capacité des crypto-actifs à devenir un pilier stratégique pour l’économie européenne.

Répondre au scepticisme : l’enjeu stratégique de la blockchain

Charleyne Biondi (CB) : La blockchain et ses applications font-elles parties des grands enjeux susceptibles d’influencer l’avenir de la France, notamment en matière d’innovation et de compétitivité économique ? Nombreux sont ceux qui en doutent. Entre les scandales ou les fraudes qui ont entaché la réputation du secteur, et la politisation croissante des crypto-actifs - comme en témoignent les récents meme coins de Donald et Melania Trump - beaucoup peinent à reconnaître l’utilité concrète des actifs numériques au-delà de la pure spéculation. Coinbase, qui existe depuis plus de dix ans, a-t-elle de quoi convaincre les sceptiques ? L’entreprise a accompagné presque toutes les phases d’évolution de l’écosystème : des débuts du Bitcoin à la bulle des NFTs, jusqu’au développement, plus récemment, de partenariats institutionnels. Elle est aussi la seule entreprise crypto cotée à la Bourse de New York : quel regard porte-t-elle sur cette décennie d’évolution ? Et que répondre à ceux qui doutent encore de l’utilité réelle des crypto-actifs ?

Roeland van der Stappen (RS) : Je pense que l’écosystème a beaucoup mûri, et Coinbase a évolué avec lui. Aujourd’hui, nous sommes bien plus concentrés sur les cas d’usage concrets et sur la valeur que cette technologie peut apporter. Du côté des gouvernements et des régulateurs, la compréhension du sujet a aussi beaucoup progressé.

Ces dernières années - après la liquidation surprise de FTX en novembre 2022, l’adoption par l’Union européenne du règlement sur les marchés de crypto-actifs en 2024 MiCA (Markets in Crypto-Assets), et les consultations menées par la Commission européenne et l’Autorité européenne des marchés financiers (European Securities and Markets Authority, ESMA) - l’ambition de clarifier le cadre réglementaire est manifeste. C’est une démarche que nous soutenons depuis longtemps : ce secteur mérite une clarté réglementaire comparable à celle de la finance traditionnelle. Bien sûr, les règles ne seront pas identiques, car la technologie est différente, mais il doit y avoir une équité de traitement.

RS : Un bon cadre peut permettre de libérer le potentiel de la technologie blockchain tout en maîtrisant les risques liés par exemple au blanchiment d’argent ou aux abus de marché.

RS : Un bon cadre peut permettre de libérer le potentiel de la technologie blockchain tout en maîtrisant les risques liés par exemple au blanchiment d’argent ou aux abus de marché. C’est pour cela que le moment actuel est critique pour l’Europe : la dynamique en cours doit être saisie.

L’institutionnalisation des usages de la blockchain est déjà à l'œuvre. Le procédé de tokenization, qui permet de représenter numériquement des parts de fonds d’investissement, rend toutes les opérations financières plus efficaces, plus transparentes, et apportent une plus grande liquidité. De plus en plus, des structures d’investissement traditionnelles commencent à comprendre l’intérêt de la blockchain pour transformer leurs infrastructures. Des gouvernements ou organisations internationales passent également à la blockchain - comme USAID ou les Nations Unies.

Mais il reste un immense travail à mener pour familiariser les acteurs. Beaucoup associent encore les crypto-actifs à la spéculation, sans voir que certains tokens (une représentation de valeur stockée sur une blockchain) assurent la sécurité de réseaux, qui sont les infrastructures clefs d’applications : ces réseaux ont donc une valeur, même si les tokens ne sont pas utilisés comme monnaie.

Il faut dépasser le cas trompeur des "meme coins", et mettre en lumière ces cas d’usage positifs, qui rappellent combien la blockchain est une technologie stratégique.

La réglementation européenne : moteur ou frein de l’innovation?

CB : MiCA, le règlement européen en matière de crypto-actifs, est l’un des principaux enjeux de la Paris Blockchain Week. Faut-il y voir un nouvel exemple de la tendance européenne à tout réguler, souvent dénoncée ou opposée à une dynamique d’innovation ? Une régulation adaptée aux nouvelles réalités de la finance numérique n’est-elle pas exactement ce qu’il faut pour assurer la croissance ? Néanmoins, comment les entreprises ont-elles accueilli le règlement MiCA et quels sont les défis posés par sa mise en œuvre ?

RS : Coinbase, que j’ai rejointe il y a environ six mois, a accueilli très favorablement MiCA, qui représentait un cadre réglementaire global inédit. Néanmoins, il a fallu engager le plus grand chantier de mise en conformité que l’entreprise ait jamais connu - et il n’est pas encore terminé. D’un point de vue "niveau 1", pour ce qui est du cadre général, des grands principes, MiCA est très cohérent. Les règles pour les prestataires de services sur crypto-actifs comme nous - ségrégation stricte des comptes, exigences en matière d’intégrité des marchés… - sont claires et tout à fait fondées. Les difficultés éventuelles se retrouvent plutôt dans les actes délégués et les interprétations recommandés par les autorités de supervision (niveaux 2 et 3 de la réglementation).

En revanche, concernant les stablecoins (cryptomonnaie dont la valeur est stable et adossée à une monnaie traditionnelle comme l’euro ou le dollar) nous pensons que la réglementation est allée un peu trop loin. Elle est très contraignante et exige, par exemple, des réserves en capital jusqu’à 2 - 3 % avec 30 à 60 % en liquidités selon que l’émetteur est considéré comme systémique ou non. Or, ces règles très strictes fragilisent le modèle économique des émetteurs de stablecoins dans l’UE.

CB : Vous voulez dire que la réglementation, en l’état, pourrait décourager le développement de stablecoins européens, adossés à l’euro. C’est regrettable, et d’une certaine manière paradoxal, car l’une des grandes ambitions géopolitiques de MiCA était justement de faire barrage aux cryptomonnaies adossées au dollar, pour protéger la politique monétaire européenne.

RS : Certes. Il faut d’ailleurs rappeler que ces règles ont été élaborées à un moment où les inquiétudes pour la souveraineté monétaire étaient fortes : lancement de Libra, la cryptomonnaie de Facebook, en 2019 (projet abandonné en 2022), effondrement de Terra Luna, en mai 2022, qui a fait perdre 40 milliards de dollars aux investisseurs. Mais ailleurs dans le monde, en Asie du Sud-Est notamment, certaines approches plus proportionnées ont été adoptées, et nous espérons que l’UE évoluera également dans ce sens.

RS : Un autre défi est l’absence de régime d’équivalence, notamment pour les stablecoins mondiaux, qui sont essentiels pour les paiements transfrontaliers, la liquidité et le trading. MiCA exige que les émetteurs soient autorisés par l’UE et que leurs réserves de fonds soient assurées dans la région, ce qui complexifie la donne.
Vient ensuite la mise en œuvre : il est essentiel de trouver le bon équilibre entre le contrôle local et l’accès aux marchés mondiaux.

RS : Un autre défi est l’absence de régime d’équivalence, notamment pour les stablecoins mondiaux, qui sont essentiels pour les paiements transfrontaliers, la liquidité et le trading.

Ainsi, en matière de conservation des actifs, dont la localisation fait débat, il faut tirer parti de notre infrastructure globale, car les systèmes globaux sont plus sûrs et réduisent les points de défaillance, tout en garantissant le niveau de contrôle requis par l’Europe.

CB : Est-ce que tout cela dépendra finalement de l’interprétation de chaque autorité nationale ? Ou bien peut-on encore ajuster les règles au niveau européen ?

RS : Il existe un cadre très clair au niveau européen, et l’ESMA pousse pour une convergence d’interprétation. Mais nous pensons qu’un équilibre peut être trouvé entre le niveau européen et le niveau national- à condition de maintenir un dialogue constant.

Le cadre réglementaire américain : entre grande ambition et incertitude

CB : Quelle est la position des États-Unis et dans quelle mesure l’administration actuelle va-t-elle changer les orientations qui prévalaient ? L’Autorité fédérale des marchés financiers américains, la SEC (Securities and Exchange Commission) a lancé une grande consultation. Quelle est l’issue qu’on peut en attendre ? Quelles sont les évolutions les plus probables? Et les plus souhaitables ?

RS : Deux grandes lois vont probablement être votées : l’une sur les stablecoins, l’autre sur la structure des marchés.

S’agissant de la structure des marchés, on peut s’attendre à ce que les règles applicables ne diffèrent pas sensiblement de celles qui sont en vigueur au sein de l’UE. Les principes de base - la conservation des actifs, la gestion des conflits d’intérêts, l’intégrité des marchés - devraient être largement alignés.

Cela dit, il pourrait y avoir des différences dans la façon dont les tokens sont traités lors de leur lancement. En Europe, un token peut être considéré d’abord comme un instrument financier qui doit se conformer à la Directive concernant les Marchés d'Instruments Financiers, la MiFID (cadre réglementaire européen mis en place en 2014), puis basculer sous MiCA une fois qu’il devient suffisamment décentralisé. Les États-Unis pourraient adopter une approche un peu plus flexible.

De plus, les États-Unis mettront probablement en place un régime d’équivalence - c’est-à-dire un dispositif réglementaire qui permettrait aux acteurs étrangers d’accéder au marché américain à condition que leur juridiction d’origine applique des règles jugées équivalentes à celles aux États-Unis. Il n’existe pas de provision similaire dans la réglementation européenne actuelle.

Plus fondamentalement, ce qui différencie les approches américaines et européennes, c’est avant tout leur volonté politique d'accélérer la mise en œuvre opérationnelle des marchés de capitaux tokenisés et des infrastructures blockchain. Cette ambition figure très clairement dans les objectifs de la feuille de route américaine, et le déploiement de ces technologies pourrait aller très vite. Encore une fois, sur ce sujet, l’Union européenne était précurseur d’un point de vue réglementaire, avec un régime pilote lancé dès le premier trimestre 2023, mais cela n’a pas suffit à impulser de véritable dynamique.

Souveraineté monétaire : quel rôle pour les stablecoins?

CB : Passons à la géopolitique. Certains analystes estiment que les États-Unis pourraient se servir des stablecoins adossés au dollar pour renforcer leur devise nationale. Ces monnaies virtuelles, qu’on accuse si souvent d’affaiblir la souveraineté monétaire des États, pourraient-elles au contraire la renforcer, dans le cas des États-Unis notamment?

CB : Certains analystes estiment que les États-Unis pourraient se servir des stablecoins adossés au dollar pour renforcer leur devise nationale.

RS : L’Union européenne a déjà imposé des restrictions sur les usages de monnaies virtuelles : les stablecoins en dollars américains ne sont pas autorisés pour les paiements de détail, c’est un point que l’on oublie souvent et qui montre que les stablecoins ne remplaceront pas la monnaie traditionnelle de si tôt !

Mais il revient aussi aux Européens de renverser la question : les stablecoins libellés en euros sont une opportunité, surtout si l’on pousse un modèle fondé sur l’équivalence. Il n’y a aucune raison qu’ils ne puissent pas être utilisés à l’international.

Ces actifs suscitent un intérêt croissant, même si le taux d’adoption reste encore faible. Aujourd’hui, la majorité de la liquidité reste concentrée sur les stablecoins adossés au dollar, mais cela pourrait évoluer naturellement avec la croissance des carnets d’ordres (qui récapitulent l'état de l'offre et de la demande sur chaque valeur cotée à un instant donné) en euros.

Il faut aussi considérer les différents cas d’usage : les stablecoins peuvent servir d’actifs de règlement, de moyens de paiement ou de collatéral. Dans les marchés de capitaux, les stablecoins en euros sont susceptibles de jouer un rôle important et il y a fort à parier que, aussitôt que les marchés de capitaux tokenisés décolleront en Europe, la demande suivra.

Paris Blockchain Week : priorités et objectifs

CB : Quant à la Paris Blockchain Week, qu’espérez-vous voir émerger de cette sixième édition - que ce soit du point de vue de Coinbase ou plus largement pour l’écosystème ?

RS :Un des enjeux majeurs sera de tourner la page du règlement MiCA : cela nécessite de faire entrer le commerce et les gouvernements dans la blockchain, de parler de marchés de capitaux tokenisés, et de reconnaître qu’il s’agit d’une technologie stratégique.

La France est plutôt pionnière sur ces sujets. C’est l’un des rares pays à réfléchir sérieusement à la finance décentralisée (DeFi, système de pair à pair), à la certification, et à l’intégration dans la finance traditionnelle. Il y a aussi beaucoup d’enthousiasme du côté des développeurs. De nouveaux protocoles et applications voient le jour, et il faut espérer que la France - et plus largement l’Europe - sauront soutenir ces écosystèmes.

Et enfin, j’aimerais voir les gouvernements eux-mêmes s’ouvrir davantage à l’utilisation de la blockchain : il en résulterait plus de transparence, d’efficacité, voire une plus grande marge de manœuvre pour émettre des obligations. On en voit déjà les résultats en Allemagne ou en France et il reste à identifier et partager les bonnes pratiques à l’échelle mondiale, tout en conservant à la France sa place en tête.

Et maintenant ?

CB : Si l’Europe réussit sa stratégie sur les actifs numériques - pas seulement sur le plan réglementaire, mais aussi en matière d’adoption et de transformation à plus grande échelle - que pourrions-nous espérer en termes de gains économiques, de souveraineté et de compétitivité ? Et à l’inverse, si nous échouons ou ne nous donnons pas les moyens de nos ambitions, quels sont les risques ?

RS :L’ Europe considère sa souveraineté numérique comme cruciale et s’attèle aux chantiers du RGPD ou à la nécessité de réduire notre dépendance aux grandes plateformes technologiques. Si le Web3 - une nouvelle version d’internet qui serait construite sur une infrastructure blockchain -  tient ses promesses, la blockchain pourrait considérablement limiter nos dépendances aux GAFAMs tout en renforçant la confidentialité et la transparence.

RS : Si le Web3 - une nouvelle version d’internet qui serait construite sur une infrastructure blockchain -  tient ses promesses, la blockchain pourrait considérablement limiter nos dépendances aux GAFAMs.

RS : Concernant les marchés de capitaux, il ne s’agit pas seulement d’efficacité ou de conformité : il s’agit aussi de repenser notre manière de faire. La tokenisation des actions pourrait ainsi ouvrir de nouvelles voies de financement pour les PME, et offrir une alternative aux introductions en bourse, ce qui figure déjà parmi les priorités politiques de longue date. Les paiements constituent un autre enjeu stratégique. Grâce aux stablecoins, les paiements transfrontaliers peuvent devenir quasiment instantanés et coûter moins d’un centime, soit le coût de l’envoi d’un email.

Les implications sont énormes - non seulement pour les transferts de fonds, mais aussi pour la gestion de trésorerie des multinationales.

Enfin, les actifs numériques ont des conséquences sur l’économie réelle. La blockchain peut améliorer la traçabilité des chaînes d’approvisionnement, renforcer la transparence - tout en aidant les entreprises à répondre aux exigences réglementaires sans surcharge administrative.

Les opportunités sont bien réelles. Mais sans stratégie volontariste, si nous nous contentons de réguler sans mettre en œuvre, l’Europe risque de se laisser dépasser.

Copyright image : Justin TALLIS / AFP

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