AccueilExpressions par MontaigneComment l'Ukraine rebat les cartes du mondeL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.14/03/2022Comment l'Ukraine rebat les cartes du monde RussieImprimerPARTAGERAuteur Dominique Moïsi Conseiller Spécial - Géopolitique Ukraine, Russie : le destin d'un conflitPoutine a poussé des États réticents à toute alliance militaire, comme la Suède ou la Finlande, à revoir leur copie, explique Dominique Moïsi. Il a donné l'occasion à la turbulente Turquie de choisir clairement son camp. Peut-être a-t-il aussi offert un répit à Taïwan. Sans parler de l'Afrique et du Moyen-Orient, où certains risquent de revoir leurs alliances... Nouvel épisode de la série Ukraine, Russie : le destin d’un conflit. Retrouvez la timeline de l’Institut Montaigne dédiée à remonter le temps et saisir la chronologie du conflit.Alors même que sa durée, son extension et son issue demeurent plus incertaines que jamais, la guerre en Ukraine a déjà rebattu les cartes de la politique mondiale.De l'Asie au Moyen-Orient, de l'Afrique à l'Amérique Latine, sans oublier bien sûr l'Europe et les États-Unis, chacun se pose la même question, comme si la guerre était déjà sinon mondiale du moins mondialisée. Qu'est-ce que cette guerre va changer pour moi ? Comment puis-je m'en protéger et/ou en profiter ?Il y aura moins de Russie dans le mondeIl y a bien sûr plus de soldats russes en Ukraine, qui contrôlent une part grandissante du pays. Mais il y a moins de Russie dans le monde et moins d'appétit pour le despotisme oriental à la Poutine. Le maître du Kremlin était, hier encore, un modèle pour de nombreux populistes. Eric Zemmour n'allait-il pas jusqu'à souhaiter l'arrivée au pouvoir en France d'un Poutine français ?Les populismes constituent une victime collatérale de la guerre en Ukraine. Non seulement Poutine n'est plus un modèle, mais il est devenu un contre-modèle : l'illustration du danger pour le monde d'un despote qui évoque froidement la possibilité d'utilisation d'armes de destruction massive.Comme galvanisées par une Ukraine qui a trouvé, grâce à Poutine, son identité nationale et européenne, les démocraties font mieux que se défendre. "Le Vatican, combien de divisions" raillait Staline. Poussée par la peur et l'indignation, l'Union européenne trouve en elle des ressources qu'on ne lui connaissait pas et est en train de démontrer que la "guerre économique" peut faire très mal à une puissance pauvre comme la Russie.Poutine va nous inciter à décarboner plus viteL'URSS s'était effondrée sur elle-même hier, victime du fossé qui existait entre sa puissance militaire et son impuissance économique. Nostalgique de l'URSS, Poutine est-il tout simplement en train de répéter les erreurs commises par ceux qui avaient la charge du destin de l'Union soviétique ?En nous provoquant, la Russie nous pousse à être plus vertueux, plus vite.Face à la Chine, le monde démocratique ne peut utiliser l'arme des sanctions sans se faire très mal à lui-même. Tel n'est pas le cas de la Russie. Les sacrifices demandés sont bien réels. Mais ils sont gérables, et nous conduisent sur une voie - celle de la décarbonation - qui est précisément celle que nous recherchons. En nous provoquant, la Russie nous pousse à être plus vertueux, plus vite.De la même manière, non seulement Poutine a converti des États traditionnellement réticents à toute idée d'alliance militaire, comme la Suède et la Finlande, à revoir leur copie, mais il a donné l'occasion à l'un des membres les plus turbulents de l'Otan - la Turquie - de choisir clairement son camp. Ankara est dans l'Alliance et le fait savoir, en s'engageant dans la guerre aux côtés des Ukrainiens : en leur fournissant par exemple, des drones, que l'on dit particulièrement efficaces.Ankara ne souhaite pas que Moscou contrôle OdessaTout comme Franco en Espagne, par rapport à Hitler à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Erdogan considérerait-t-il qu'il n'est pas bon de trop s'afficher aux côtés d'un pays toujours plus isolé sur la scène internationale ? De plus, pour des raisons géographiques et historiques, Ankara ne souhaite pas que Moscou reprenne le contrôle d'Odessa et, au-delà, de la mer Noire. Il en faut si peu pour réveiller les rivalités ancestrales entre l'Empire ottoman et L'empire russe. Poutine voulait élargir les frontières de la Russie, il relance la discussion sur le processus d'élargissement de l'Union.Si l'on quitte l'Europe pour l'Asie, on peut également se demander si les "opérations spéciales" menées par la Russie en Ukraine ne donnent pas un répit supplémentaire à Taiwan. Dans les années 1990, au lendemain de la réunification allemande, les Coréens du Sud étaient arrivés à la conclusion qu'il n'était vraiment pas urgent de précipiter la réunification entre les deux Corées. Le coût économique - l'Allemagne en était l'illustration - était trop élevé. Devant le coût, direct et indirect, de l'opération russe en Ukraine, les Chinois pourraient eux aussi arriver à la conclusion qu'il est urgent d'attendre avant de prendre le contrôle physique et politique de Taiwan.L'Arabie saoudite redevient importante pour l'AmériqueMême au Moyen-Orient et en Afrique, des pays comme la Syrie et le Mali vont se poser des questions. Ont-ils fait le bon pari en choisissant la Russie comme parrain ? Pour gagner la guerre en Ukraine ou faire face à la résistance des Ukrainiens après leur éventuelle reddition, la Russie sera-t-elle contrainte de recentrer ses efforts ? La nature a horreur du vide. L'aventurisme de Poutine à l'est de l'Europe pourrait-il conduire l'Amérique à jouer à nouveau un rôle majeur au Moyen-Orient ? L'Arabie saoudite de MBS, tout comme le Venezuela de Maduro sont soudain redevenus plus importants aux yeux de Washington et entendent bien monnayer, politiquement et diplomatiquement, leur richesse en hydrocarbures.L'aventurisme de Poutine à l'est de l'Europe pourrait-il conduire l'Amérique à jouer à nouveau un rôle majeur au Moyen-Orient ? Reste le cas de l'Inde de Modi. Pour le moment, tout comme la Chine de Xi Jinping, elle s'abstient de toute critique à l'encontre de Moscou. Mais cette attitude est-elle tenable, si le conflit se prolonge, avec des conséquences catastrophiques pour l'économie mondiale ? Le respect des alliances est une chose, l'égoïsme sacré des États en est une autre. Personne ne veut lier son sort à un État paria, qui de surcroît n'arrive pas à ses fins. L'Inde n'est ni le régime des militaires au pouvoir à Myanmar, ni la Corée du Nord. La première démocratie au monde - démographiquement - a besoin d'être respectable pour développer son soft power.Sauf à adopter une vision "hobbesienne" de l'Histoire...Il existe bien sûr une tout autre lecture mise en avant par des experts stratégiques, nostalgiques d'un temps où Poutine était encore considéré comme un dirigeant pragmatique, légèrement victime de son hubris. Pour les tenants d'une vision "hobbesienne" de l'Histoire, la force russe finira nécessairement par l'emporter. C'est simplement une question de temps. Et il y aura donc demain plus de Russie et moins de démocratie, plus de populisme et moins d'Europe.Ce n'est pas l'évolution la plus probable, n'en déplaise aux cyniques et aux sceptiques. Le monde a bien basculé en quinze jours. Il dépend de nous qu'il le fasse dans la bonne direction et non vers une escalade nucléaire ou chimique. Avant qu'il ne soit trop tard, la base d'un compromis raisonnable existe. L'Ukraine a vocation à entrer dans l'Union européenne et pas dans l'Otan.Avec l'aimable autorisation des Echos, publié le 13/03/2022.Copyright : MAXIM SHEMETOV / POOL / AFPImprimerPARTAGERcontenus associés 07/03/2022 Nous sommes tous Ukrainiens Dominique Moïsi 28/02/2022 Le début de la fin pour Poutine Dominique Moïsi