AccueilExpressions par MontaigneComment concilier transition écologique et numérique ?L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.24/03/2021Comment concilier transition écologique et numérique ? Environnement TechnologiesImprimerPARTAGERAuteur Gilles Babinet Ancien conseiller sur les questions numériques Ces derniers mois, les émissions de gaz à effet de serre issues des technologies numériques ont pris une place médiatique importante, notamment du fait de la publication de rapports aux conclusions détonantes. Ainsi, les rapports du Shift Project et du Haut Conseil pour le Climat ont tous deux évoqué un accroissement sensible des externalités environnementales du numérique. Si ces chiffres ont pu faire l’objet d’importantes polémiques (voir ci-après), il ont eu le mérite de montrer combien ce sujet reste encore largement méconnu. Malgré cela, le législateur a souhaité s’emparer de la question sans attendre. Ainsi, le Sénat a adopté le 12 janvier une proposition de loi transpartisane visant à "réduire l’empreinte environnementale du numérique". Celle-ci s’articule autour de quatre grandes idées. Premièrement, faire prendre conscience aux utilisateurs de l’impact environnemental du numérique : informer, sensibiliser, et responsabiliser les usagers, particuliers et entreprises aux bonnes pratiques évitant le gaspillage ou l’utilisation disproportionnée d’énergie associée aux services numériques. Cela introduit d’une façon générale le principe de sobriété numérique. Deuxièmement, limiter le renouvellement des terminaux numériques, dont la fabrication est le principal responsable de l’empreinte carbone du numérique en France. La proposition de loi vise notamment à sanctionner l’obsolescence logicielle, à améliorer la lutte contre l’obsolescence programmée et à soutenir les activités de reconditionnement et de réparation par une baisse du taux de TVA à 5,5 %. Troisièmement, promouvoir des usages numériques écologiquement vertueux, en rendant notamment obligatoire l’écoconception des sites web et prévoyant l’instauration d’un référentiel général de l’écoconception. Enfin, quatrièmement, faire émerger une régulation environnementale pour prévenir l’augmentation des consommations et émissions des réseaux et des centres de données. Ces propositions font suite à un rapport du Sénat essayant d’évaluer les impacts environnementaux de toute la chaîne de valeur du "secteur numérique", des terminaux aux centres de données en passant par les réseaux. On ne peut évidemment que louer une telle approche qui, dans le monde actuel et à venir, dans lequel la contrainte environnementale doit devenir une exigence première, ne fait que porter la lumière sur un secteur qui n’a pas fait de cet enjeu une priorité (probablement parce qu’il se percevait comme suffisamment à l’avant garde de la modernité pour s’affranchir d’un regard critique sur ses externalités).Mesurer l’impact environnemental du numérique : un enjeu considérableIl n’en reste pas moins que mesurer l’impact environnemental du numérique est d’une grande complexité. L’effet rebond, la théorie souvent évoquée selon laquelle les améliorations technologiques augmentent la facilité d’utilisation d’un service, et donc sa consommation, est percutante mais très difficile à mesurer, et cela pour plusieurs raisons. Notons tout d’abord que, en une vingtaine d’années, le coût d’administration de la donnée a été divisé d’un facteur de l’ordre de 70 000 : un système de traitement et de stockage qui coûtait un million d’euros en 1995 ne valait plus qu’une quinzaine d’euros en 2015. Ce principe s’applique à la performance de calcul, de stockage et de transport (du fait de la prédiction de Moore) et se retrouve également, avec des échelles variées, à l’efficacité énergétique. Ainsi, un ordinateur des années quatre-vingt-dix tel que le Macintosh II consommait 230 watts et son écran 205 watts, soit un total de 435 watts. Il est incomparablement moins puissant (150 000 fois moins de transistors) qu’un smartphone Samsung S8 de 2016 qui, lui, consomme entre 8 et 12 watts lorsqu’il est utilisé. L'univers numérique est un domaine où les ruptures technologiques sont constantes. Ainsi, le processeur le plus "puissant" du marché - le Nvidia A100 tensor, comprenant 52 milliards de transistors - voit sa suprématie contestée par un processeur d’un genre nouveau, n’utilisant plus des électrons mais des photons, développé par l’entreprise Lightmatter, qui offre des performances de 1,5 à 10 fois supérieures pour une consommation d’énergie 6 fois moindre. Ce type d’innovations de rupture est plus fréquent qu’on ne l’imagine généralement et celles-ci s’appliquent également aux architectures technologiques. Ainsi, un centre de données récent utilisant des technologies de refroidissement dites "adiabatiques" peut consommer 40 % d’énergie en moins que son équivalent utilisant des technologies numériques traditionnelles.Mesurer l’impact environnemental du numérique est d’une grande complexité.En conséquence, des calculs qui auront été corrects à un moment donné sont rapidement faussés du fait de l’obsolescence accélérée des technologies. Beaucoup d’analyses faites à propos de ces technologies ne prennent pas suffisamment en compte cette caractéristique d’amélioration et projettent ainsi un modèle sur des bases d’efficacité plus ou moins constantes, alors même qu’elles croissent considérablement, réduisant constamment l’énergie requise pour effectuer une même tâche.Par ailleurs, l’origine de l’énergie est un facteur essentiel et pas toujours bien appréhendé. Ainsi, l’intensité en CO2 de l’électricité chinoise est de l’ordre de neuf à onze fois supérieure à la nôtre et celle des USA (417 gr/Kwh) sept fois supérieure à celle de la France. Si un équipement est fabriqué en Chine, son intensité carbone sera donc en grande partie liée à cette intensité propre à l’électricité chinoise. Cette empreinte serait très sensiblement inférieure si ce même équipement était fabriqué en France (ce qui n’est que rarement le cas). À une échelle différente, l’empreinte d’un utilisateur Netflix variera suivant qu’il regarde son film depuis un flux provenant d’un hébergement français ou norvégien (ce dernier à 50 gr/KWh, contre 65 gr/KWh en France) qu’à partir d’un flux américain (À noter que ce type d’entreprise exploite des technologies de cache (CDN) qui stockent les contenus les plus demandés au plus près de l’utilisateur. Ainsi, en France, Netflix dispose directement ou indirectement de plusieurs datacenters pour couvrir la demande des utilisateurs français, limitant la distance parcourue par les flux à quelques centaines de km). Il n’en reste pas moins que, le monde étant ce qu’il est aujourd’hui, au moins 70 % des équipements technologiques sont fabriqués en Chine, tandis que l’on estime qu’un peu plus de 50 % des centres de données se trouvent aux USA. Ces notions sont probablement amenées à évoluer, notamment du fait de la prise en compte progressive des enjeux environnementaux. Enfin, notons que les stratégies d’amortissements des équipements ont une grande incidence sur la consommation énergétique de l’industrie numérique. Une société de leasing cherchera à renchérir légèrement son offre et, en contrepartie, à proposer un renouvellement accéléré des équipements qu’elle fournit. De même, un opérateur télécom peut décider de cesser de subventionner des terminaux et optimiser le remplacement de ses équipements en prenant en compte les externalités carbone, ce que peu font à ce jour. Dans la mesure où l’empreinte carbone liée à la fabrication représente entre 75 % à 95 % (ce dernier chiffre étant relatif à certains équipements passifs, dont les équipements optiques par exemple) de l’empreinte totale (incluant la fabrication et l’usage), on voit combien on gagnerait à considérer de telles approches. Ces points mettent en exergue la complexité intrinsèque de ces enjeux dans le secteur numérique. Ils recouvrent des dimensions technologiques, scientifiques et économiques particulièrement sophistiquées, qui sont souvent sources d’erreurs méthodologiques. Si la complexité du sujet est importante, il n’est toutefois pas inaccessible. Pour donner crédit aux récentes études, dont certaines annoncent des chiffres inquiétants à l’égard des externalités numériques, il est indispensable de faciliter l’émergence d’une activité qui ne se développe pas au détriment de la planète. Pour cela, mieux comprendre la transformation des modèles productifs est essentiel. D’une façon générale, le très fort développement individuel des technologies numériques (nous sommes de plus en plus nombreux à être connectés et de plus en plus multi-connectés) a pour conséquence structurelle une croissance de l’empreinte environnementale directe du numérique (achat de terminaux, développement d’infrastructures numériques, et dans une moindre mesure, usage). Néanmoins, l’enjeu principal, qui a été fondamentalement éludé par les travaux récents, concerne les externalités positives du numérique ; un point qui fait d’ailleurs l’objet d’une faiblesse de méthode car, sans doute pour rendre leurs travaux plus spectaculaires, nombres des auteurs de ces travaux n’ont pas hésité à mettre en avant les usages les plus désastreux du numérique. L’exemple du streaming, cité plus haut, est frappant. Les auteurs du premier rapport du Shift Project affirmaient que celui-ci représentait 1 % des émissions totales de CO2 ; un chiffre que l’association admettra comme faux par la suite, des travaux plus récents évoquant une empreinte de 22 à 57 inférieure. Les externalités positives sont, elles, nombreuses et souvent méconnues. Ainsi du taux de remplissage des camions au sein de l’Union européenne, qui aurait cru de 14 % en l’espace d’une quinzaine d’années du fait du développement de systèmes d’information intégrés dans les chaînes logistiques d’après la Commission européenne. Si nombre de nations voient une baisse sensible de la consommation par kilomètre parcouru sur leurs routes, l’importance des GPS connectés, qui permettent d’éviter les bouchons, y est probablement pour beaucoup. Dans la même logique, si le gouvernement a prévu un dispositif pour financer les chauffages connectés (qui se mettent en veille lorsque personne n’est présent), c’est parce que leur efficacité rapportée à leur coût est inégalable, et ainsi de suite. On peut citer également le cas du télétravail dans le cadre de la crise sanitaire, qui a réduit considérablement l’utilisation de moyens de transport très consommateurs d’énergie. En réalité, dans un monde fini, où l’exploration des ressources génère d’importantes externalités négatives, rendre l’information largement accessible et utilisable est l’un des moyens les plus efficaces de réduire l’empreinte environnementale : cela permet notamment de synchroniser au mieux les besoins avec l’offre, les flux avec les infrastructures, et cela à tous les niveaux des chaînes de production. Les technologies informationnelles arrivent donc à point nommé lorsque l’objectif n’est plus tant de produire plus, mais de produire mieux et de faire un meilleur usage de cette production. Les externalités positives sont, elles, nombreuses et souvent méconnues.Ces dimensions sont non seulement méconnues, mais aussi insuffisamment étudiées. Ainsi, l’exploitation agricole de légumineuses fait aisément ressortir plus d’une centaine de variables, dont certaines ne sont pas pilotables (la température, l’humidité). Or, une optimisation de ces variables peut avoir des conséquences environnementales très significatives sur la productivité, quantitativement et qualitativement, mais aussi sur les émissions de gaz à effet de serre (GES) et autres externalités environnementales. En toute hypothèse, les machines apprenantes pourraient rapidement devenir de puissants auxiliaires pour gérer ces environnements multivariés et optimiser les exigences environnementales de ces activités. La révolution numérique insuffle une rupture paradigmatique d’une ampleur au moins équivalente à celles qui nous firent entrer dans l’ère moderne. Cette révolution est tout à la fois anthropologique - elle altère notre rapport à l’espace, la nature de nos interactions sociale, notre psyché… -, économique - observer le déclassement des acteurs qui ont dominé le XXe siècle par des acteurs numériques permet d’éviter un long débat -, et géostratégique - la prééminence des États n’est plus aussi nette, les menaces changent de forme, de même que leurs initiateurs… Elle nous pousse donc à envisager de manière différente les défis qui nous font face. L’objectif n’est pas de se positionner sur une base idéologique, mais de saisir la nature de cette révolution pour la rendre au service du plus grand nombre et, de surcroît, lui permettre de devenir un auxiliaire de la révolution environnementale qui, à n’en pas douter, représente le plus grand défi du XXIe siècle. Il est probable que l’un des objectifs à atteindre est de faire muter l’industrie numérique, non plus au service d’un consumérisme souvent abrutissant, mais de la mettre au service de ce défi du siècle qu’est l’environnement. Cela signifie de concevoir des systèmes, équipements et logiciels inclus, plus vertueux, et de créer les compétences nécessaires au croisement des différents secteurs économiques, de l’environnement et du numérique. Le double enjeu que représentent l’accélération de la révolution numérique et la menace imminente liée aux enjeux climatique nous y invite puissamment. Copyright : Photo by Claudio Schwarz | @purzlbaum on UnsplashImprimerPARTAGER