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15/10/2019

China Trends #3 – Politique étrangère : ce que la Russie apporte à la Chine

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China Trends #3 – Politique étrangère : ce que la Russie apporte à la Chine
 Eleanor M. Albert
Auteur
Doctorante en Science Politique à la George Washington University

Les relations entre la Chine et la Russie ont connu dans l’histoire différentes phases de transformation, bien que les deux pays aient tendance à promouvoir le récit d'une amitié longue, de valeurs partagées et d’approches communes dans la manière d’opérer sur la scène internationale. À ce titre, les illustrations ne manquent pas. Prenons par exemple le fait que Vladimir Poutine en ait appelé au retour de la Russie au sein du G8, devenu G7, et soutenu l'inclusion de la Chine, comme celles de l'Inde et de la Turquie, à ce groupe de puissances. Pensons aussi au fait que la Chine et la Russie prévoient toutes deux de consulter l'ensemble de leurs organes de presse pour chercher comment se protéger contre l'influence étrangère. D’un point de vue plus concret, les échanges économiques entre Pékin et Moscou s’intensifient. Le géant chinois Huawei a commencé à déployer son équipement 5G en Russie et l’hypothèse d’une introduction de systèmes d'exploitation russes sur les appareils Huawei a déjà été évoquée. La Russie a également annoncé son intention d’émettre des obligations d’Etat libellées en monnaie chinoise et il est question d'un pipeline reliant la Russie à la Chine via la Mongolie. Au-delà de ces évolutions à court terme, comment les dirigeants chinois appréhendent-ils les relations sino-russes dans le contexte plus large de la stratégie internationale de la Chine ? Comment ces relations s'inscrivent-elles dans la vision que la Chine a de son rôle à l’échelle mondiale et dans sa région ? 

L'histoire entre Pékin et Moscou a connu de brutaux soubresauts au cours des 70 années qui se sont écoulées depuis la fondation de la République populaire de Chine. Cette histoire a été marquée par une succession d’alignements et par des ruptures idéologiques qui ont nourri un degré élevé de méfiance et de suspicion mutuelles. L’éclatement de l'Union soviétique en 1991 fut l’occasion de renouer des liens formels. Depuis, les deux pays ont entrepris des négociations bilatérales pour résoudre des conflits frontaliers et ont conclu un traité de "bon voisinage, d’amitié et de coopération". Ils comptent aussi parmi les membres fondateurs de l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS), créée il y a près de vingt ans. 

Le décryptage des décisions de politique étrangère des gouvernements autoritaires n’est pas chose aisée. Les publications de leurs instituts spécialisés en relations internationales apportent cependant un certain nombre d’éclairages sur les débats en cours. De récents commentaires et travaux académiques chinois portant sur les différentes dimensions des relations sino-russes donnent à voir un certain nombre de points communs mais aussi des points de vue divergents sur la manière de faire progresser la relation bilatérale.

La Chine et la Russie sont désormais bien placées pour approfondir l’ensemble de leurs relations ; c’est notamment le cas sur le front économique, où leurs liens leur permettent de réduire les obstacles et les défis respectifs auxquels doit faire face leur développement.

Les commentateurs chinois en viennent généralement à la conclusion que la Chine et la Russie sont désormais bien placées pour approfondir l’ensemble de leurs relations ; c’est notamment le cas sur le front économique, où leurs liens leur permettent de réduire les obstacles et les défis respectifs auxquels doit faire face leur développement. Les analystes chinois considèrent que l'approfondissement des relations avec la Russie est indéniablement source de bénéfices mutuels. Ils considèrent ainsi que les deux pays peuvent tirer meilleur avantage de leur proximité géographique, par le biais des infrastructures et des liens énergétiques - on peut y voir ici une référence explicite à l'initiative portée par Xi Jinping des nouvelles routes de la soie (initiative Belt & Road Initiative, ou BRI). Les sources analysées appellent également à redoubler d’efforts en matière d'aide renforcée aux pays en développement, avec un accent régional sur l'Asie. Dans cette approche, les analystes soulignent en outre que le renforcement non seulement des liens bilatéraux, mais aussi des relations régionales, peut se traduire par un regain d’influence dans les institutions multilatérales et internationales existantes - tant pour Pékin que pour Moscou.

En ce qui concerne la gouvernance mondiale, le rapport de recherche Dialogue Chine-Russie 2018 (China-Russia Dialogue 2018 Research Report) porté par l'Institut d'études internationales de l'Université de Fudan, le comité russe des Affaires internationales et de l'Institut Extrême-Orient de l'Académie des sciences de Russie souligne l'importance fondamentale des grandes institutions multilatérales. Il met également l’accent sur la nécessité d'une réforme au sein d’organisations comme le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et les Nations Unies : il s’agit de donner davantage de poids aux pays en développement et de mieux refléter les évolutions de l’équilibre des pouvoirs. Ce type de réformes est régulièrement évoqué par les autorités chinoises ; le rapport va plus loin en faisant explicitement référence à la volonté russe de soutenir et de participer à cette réforme et à ces changements institutionnels. L'élargissement de l'OCS à l'Inde et au Pakistan en 2017 peut à cet égard être considéré comme une preuve de cet engagement.

Si la portée de la coopération entre la Chine et la Russie peut s’étendre dans leur périphérie de l'Afghanistan et l'Asie centrale à l'Asie du Sud et à la péninsule coréenne -, les analystes chinois estiment naturellement que certaines zones doivent être prioritaires. Au premier plan, il y a l'Asie du Nord-Est, le long de l'Extrême-Orient russe, où la Russie et la Chine ont une frontière commune. La fusion et le développement conjoint opérés entre les nouvelles routes de la soie de la Chine et l'Union économique eurasiatique (EAEU) de la Russie occupent une place importante dans les discussions plus larges sur les relations bilatérales. Cela reflète clairement un effort des dirigeants chinois de concilier objectifs propres de développement et actions diplomatiques. De plus, ces plans sont façonnés et promus dans un cadre régional, l’argument étant que tous les voisins de la Chine tireront parti d'une intégration et d’une coordination régionales approfondies. 

Du point de vue chinois, la Chine n'est pas la seule à bénéficier de l'intégration entre les nouvelles routes de la soie et l’Union économique eurasiatique. Ce rapprochement est plutôt perçu comme gagnant-gagnant. Bien que les deux initiatives atteignent généralement l'Occident par l'Asie centrale, Shi Ze, directeur et chercheur du Centre pour la stratégie énergétique internationale au sein du China Institute of International Studies, encourage la Russie à se tourner dans le même temps vers la Sibérie et l'Extrême-Orient afin de stimuler son développement et dissiper les effets des crises économiques et sociales à venir. Selon le chercheur, le territoire russe offre de nombreuses ressources naturelles, notamment du pétrole, du gaz naturel, des minéraux et des forêts, et pourrait être le moteur d'une nouvelle croissance pour l'ensemble de la région Asie-Pacifique. Mais, écrit-il, ce succès dépendra de la portée de la coopération économique régionale de la Russie et des progrès qu’elle effectuera dans son intégration au continent asiatique.

La Chine a traditionnellement privilégié les relations d’Etat à Etat, perçues comme un moyen plus aisé de mettre à profit la taille de son territoire ; ce ton désormais plus régional pourrait probablement être interprété comme un moyen de contourner la concurrence qui lui est faite ou de contourner les changements, porteurs de conflit, qui perturberont le poids relatif de la Chine et de la Russie au sein du système international. En faisant pression pour faire entrer la Russie dans le giron régional, la Chine cherche à ouvrir une brèche permettant à la Russie d'être un acteur dont la voix compte et d'avoir une place à la table des négociations - bien que cette table ait été largement dessinée par la Chine. Shi Ze affirme que si la Russie effectue une bascule vers l'Est (转向东方) et en direction de l'intégration asiatique, elle renforcera sa capacité à servir de passerelle entre l'Asie et l'Europe et fournira à Moscou un levier d'influence supplémentaire. 

La Chine a traditionnellement privilégié les relations d’Etat à Etat, perçues comme un moyen plus aisé de mettre à profit la taille de son territoire.

En dépit d’évidentes perspectives macroéconomiques partagées, la mise en scène de l’histoire sino-russe, elle, est le principal point de divergence entre les approches bilatérales des différents articles analysés ici. Les liens respectifs des deux pays avec les États-Unis occupent une place importante lorsqu’il s’agit de réfléchir aux manières de faire avancer l’agenda sino-russe. D'un côté, le rapport Dialogue Chine-Russie 2018 s'appuie à plusieurs reprises sur le fait que la Chine et la Russie subissent des pressions croissantes de la part des États-Unis. Il y est reproché à Washington de présenter la Chine et la Russie comme des puissances rivales et des adversaires stratégiques. Le rapport profite de ce contexte pour plaider en faveur de relations renforcées, plus dynamiques et diversifiées entre la Chine et la Russie. De l’autre, l’auteur d’un article d'opinion paru dans le Global Times n’hésite pas à essayer de situer la relation en dehors de la dynamique triangulaire entre la Chine, la Russie et les États-Unis. L'article du Global Times souligne que les relations sino-russes ont largement dépassé l'influence de l'effet classique du "grand triangle" ("大三角"效应的影响). En d'autres termes, il s’agit de dire que, quelle que soit l'évolution des relations sino-américaines ou des relations russo-américaines, les relations entre la Chine et la Russie continueront d'être de plus en plus étroites. Cette approche visant à façonner les relations entre ces deux voisins en dehors du cadre de l'influence américaine reflète un désir de voir les liens sino-russes comme étant d'une importance stratégique en tant que tels. 

Parmi les idées plus audacieuses exprimées dans ces analyses, certains suggèrent que la relation sino-russe peut être érigée en modèle de coopération bilatérale approfondie, potentiellement capable de réformer l’organisation des relations internationales. Il s'agit là d'affirmations fortes, faites sans délimitation concrète des caractéristiques propres à cette relation, qui la rendraient reproductible en tant que modèle, et sans préciser comment la consolidation des relations entre la Chine et la Russie pourrait transformer le système international. Selon le rapport Dialogue Chine-Russie 2018, le partenariat sino-russe présente quatre caractéristiques fondamentales :

  1. la liberté de développer des liens avec des pays tiers ;
  2. la proximité, la confiance, la profondeur et l'efficacité du partenariat entre la Chine et la Russie dépassent celles des alliances formelles ;
  3. une relation pouvant aboutir à une force géopolitique indépendante (地缘政治力量) ;
  4. un modèle capable de s’adapter pour apporter des solutions à tout problème mondial ou régional, alliant souplesse et stabilité stratégique.

Il ne fait aucun doute que le rapprochement sino-russe aura un impact sur les relations internationales. Mais pour que ces descriptions du partenariat sino-russe restent véridiques, il faudra la mobilisation d'une volonté politique forte et des gains économiques importants, afin d’obtenir des résultats en matière de sécurité régionale et stabilité politique. 

Les auteurs des différents articles ici étudiés sont confiants et écartent toute incertitude qui affecterait la force de la relation entre la Chine et la Russie. Pourtant, certains savent aussi que les appels rhétoriques ne se traduisent pas automatiquement en actes : des obstacles subsistent. Le Global Times identifie ainsi, au sein de la population russe, une opposition à la Chine, ou encore un sentiment nationaliste, qui sont tous deux perçus comme des défis à surmonter. De son côté, Shi Ze, tout en montrant la voie pour une coopération en Extrême-Orient russe, fait référence aux problèmes d’insuffisances de fonds, aux retards en matière de politiques publiques et à la faiblesse de l’environnement juridique et d'investissement. Il invite par ailleurs les deux parties à tirer les leçons des échecs passés de la coopération bilatérale. Le rapport Dialogue Chine-Russie 2018 souligne également la nécessité d'améliorer les canaux et les mécanismes de coopération, en insistant davantage sur la consolidation de la confiance. Pour ce faire, les auteurs recommandent de développer les liens entre un nombre plus important de départements chinois et russes dans les domaines de la diplomatie, de l'économie, du commerce, des finances et de la recherche scientifique ; il s’agit également d'adopter, non seulement une trajectoire à long terme, mais aussi d'affecter suffisamment de ressources pour refléter les multiples facettes de ce partenariat. 

Ces différents articles indiquent que la Chine et la Russie désirent aujourd’hui tirer parti de ce moment politique pour enrichir leur relation bilatérale. Bien que les possibilités économiques semblent naturellement mener à une relation renforcée, les deux pays demeurent sensibles aux perceptions hiérarchiques. Les experts chinois estiment que les gains et avantages mutuels que cette coopération promet, ouvriront la voie à des liens plus complets, mais il reste encore à savoir comment les deux voisins, qui ont foi en leur propre statut de superpuissance, partageront la scène.

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