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01/04/2022

[Le monde vu d'ailleurs] - La fin de l’Ostpolitik 

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[Le monde vu d'ailleurs] - La fin de l’Ostpolitik 

Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, il examine l'évolution des politiques allemandes vis-à-vis de la Russie. 

La guerre en Ukraine a provoqué une rupture dans l’attitude des Allemands à l’égard de la Russie. Elle a levé des tabous constitutifs de l’histoire de la République fédérale et conduit à un inventaire critique de l’ère Merkel. Les nouveaux chefs des deux grands partis (CDU et SPD) qui ont gouverné l’Allemagne pendant près d’une décennie ont entamé une réflexion sur les erreurs commises notamment depuis l’annexion de la Crimée par la Russie.  

Le retournement de l’opinion allemande

Plus que le choc créé en Allemagne en 2014 par l'annexion de la Crimée et l'intervention russe dans le Donbass, l'invasion de l'Ukraine déclenchée le 24 février 2022 a provoqué un basculement dans l'attitude des milieux dirigeants et de la population à l'égard de la Russie. Les enquêtes commandées en mars par les chaînes TV publiques ARD et ZDF en témoignent : seuls 6 % des sondés jugent la Russie digne de confiance, alors que l'image des États-Unis est au plus haut depuis 2011. En 2014, trois Allemands sur dix redoutaient une nouvelle guerre européenne ; ce sont aujourd'hui sept sur dix des personnes interrogées qui s'en inquiètent. 83 % des sondés considèrent désormais que l'OTAN contribue au maintien de la paix en Europe. À la différence de 2014, les Allemands ne marquent plus de réticences face au renforcement du dispositif militaire oriental de l'Alliance. Juste avant l'invasion russe, 20 % des Allemands approuvaient les livraisons d'armes à l'Ukraine, ce pourcentage dépasse désormais le seuil des 60 %, seuls les électeurs de l'AfD et de die Linke y sont majoritairement hostiles. La fourniture d'armes lourdes continue toutefois à être écartée par plus de 60 % des sondés. La politique menée à l'égard de la Russie de Vladimir Poutine est désormais jugée "trop indulgente" par deux tiers de l’opinion. L’objectif longtemps contesté, mais confirmé par le Chancelier Scholz le 27 février 2022, d’un accroissement des dépenses militaires équivalant au moins à 2 % du PIB, est approuvé par 69 % des sondés. 

Un “changement d’époque”, selon Olaf Scholz

La déclaration gouvernementale prononcée le 27 février 2022 par Olaf Scholz devant le Bundestag fera date. La guerre déclenchée par Vladimir Poutine marque un "changement d'époque ("Zeitenwende") dans l'histoire de notre continent", a souligné le Chancelier fédéral. En agressant l'Ukraine, Poutine veut "non seulement rayer de la carte du monde un pays indépendant, il détruit l'ordre de sécurité européen", lui qui "parle constamment du caractère indivisible de la sécurité, cherche en réalité à diviser par la force des armes le continent en zones d'influence". "Cette guerre est la guerre de Poutine" et non celle du peuple russe, a marqué Olaf Scholz, "c'est une catastrophe pour l'Ukraine, mais ce sera aussi une catastrophe pour la Russie". "Celui qui lit ses essais historiques, écoute l'intervention TV par laquelle il déclare la guerre à l'Ukraine ou qui comme moi a récemment parlé avec lui pendant plusieurs heures ne peut plus avoir aucun doute : Poutine veut construire un empire russe, il veut rebâtir totalement un ordre européen conforme à ses vues", a affirmé le Chancelier, qui a accusé le Président russe de refuser le dialogue, et cela "pas uniquement ces derniers jours et ces dernières semaines". 

"Nous sommes face au champ de ruines de la politique étrangère et de sécurité allemande et européenne de ces dernières années et décennies".

Apportant son soutien aux initiatives annoncées par Olaf Scholz au Bundestag (création d'un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour la Bundeswehr, objectif des dépenses militaires dépassant les 2 % du PIB, sanctions) - qui ont fait l’objet de peu de consultations, y compris au sein de la coalition - Friedrich Merz, le président de la CDU, a souligné, lors du débat qui a suivi l’intervention du Chancelier, l'ampleur du défi auquel l'Allemagne est aujourd'hui confrontée. "Nous sommes face au champ de ruines de la politique étrangère et de sécurité allemande et européenne de ces dernières années et décennies", a déclaré le chef de l'opposition parlementaire.

Il a également admis des “erreurs” de la part de son parti et du précédent gouvernement et fustigé les "réseaux de Poutine", les "idiots utiles" et les promoteurs des intérêts russes en Allemagne. Silencieuse depuis son départ, la chancellerie fédérale Angela Merkel s'est contentée, au lendemain de l'attaque russe, d’un communiqué pour dénoncer "cette césure profonde dans l'histoire de l'Europe depuis la fin de la Guerre froide". "Il ne peut y avoir aucune justification à cette violation patente du droit international, que je condamne avec la plus grande force", a ajouté l'ancienne Chancelière. 

Un regard critique sur l’héritage d’Angela Merkel

L'attaque de l'Ukraine par la Russie a ouvert une discussion sur l'attitude adoptée ces dernières années par Berlin à l'égard de la Russie, qui jette une ombre sur l’héritage d’Angela Merkel. Christoph Heusgen, son conseiller diplomatique entre 2005 et 2017, évoque un Vladimir Poutine atteint ces dernières années de "paranoïa" et vivant "dans son monde". Lars-Hendrik Röller, son ancien conseiller économique, met en avant le consensus qui existait sur la sortie simultanée du nucléaire et du charbon, rendant inévitable le recours au gaz comme énergie de transition. 

Wolfgang Schäuble, ministre de l'Intérieur et des Finances dans les gouvernements Merkel, se fait aussi son avocat : "jamais, de mon vivant, je n'aurais cru possible une telle crise avec la Russie. C'est pourquoi, ce n'est pas tout à fait juste de critiquer le rôle d'Angela Merkel dans le partenariat énergétique germano-russe (...). Moi aussi, je pensais que nous devions coopérer avec la Russie. Aujourd'hui, je le sais : j'ai eu tort, nous avons tous eu tort". Ancienne ministre de la Défense, Annegret Kramp-Karrenbauer se montre plus sévère et voit dans l'incapacité à accroître, "après la Géorgie, la Crimée et le Donbass", les budgets de défense un "échec historique". "Nous n'avons rien fait pour vraiment dissuader Poutine", déplore-t-elle. 

L'attaque de l'Ukraine par la Russie a ouvert une discussion sur l'attitude adoptée ces dernières années par Berlin à l'égard de la Russie, qui jette une ombre sur l’héritage d’Angela Merkel.

Le bilan de l’ère Merkel auquel Friedrich Merz se livre dans les colonnes de die Zeit est tout aussi critique : “après  l’intervention dans l’est de l’Ukraine et l’annexion de la Crimée [en 2014], nous aurions tous dû, sur l’ensemble de l’échiquier politique, comprendre ce qui se passait dans ce pays”. “En Allemagne, la liste des erreurs d’appréciation et des fautes qui en résultent est particulièrement longue”, accuse le Président de la CDU. Il note que “la Bundeswehr est une armée largement dysfonctionnelle” et que la sortie du nucléaire, décidée “après un événement qui n’avait aucun lien avec la sûreté de notre pays”, a conduit à une “dépendance toujours plus importante par rapport au gaz russe”. Nord Stream 2 n’a “jamais été un projet industriel purement privé”, souligne encore Friedrich Merz. Nous devons “admettre que nous nous sommes trompés”, écrit-il, la plus lourde erreur ayant été, selon lui, le refus de la candidature de l’Ukraine à l’OTAN, par peur de provoquer un Poutine qui se préparait depuis longtemps à cette confrontation.Depuis 2014 au plus tard, nous Européens savions que nous devions devenir complètement indépendants des importations d’énergies fossiles russes”, déplore également la ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock. Présidente de la commission de la Défense du Bundestag, Marie-Agnès Strack-Zimmermann (FDP), reproche à Angela Merkel une forme de "naïveté", l'histoire sera sévère avec elle, affirme la députée.

La fin de l’Ostpolitik

Au-delà de la responsabilité d'Angela Merkel, c'est bien celle de la classe politique allemande qui est posée. Cela vaut en premier lieu pour le SPD, dont l'ADN reste marqué par l'Ostpolitik de Willy Brandt, et qui a longtemps recherché, selon l'expression de Peter Struck, ancien ministre de la Défense, une sorte "d'équidistance" entre les États-Unis et la Russie. En 2016, Frank-Walter Steinmeier, alors ministre des Affaires étrangères, qualifiait de "bruits de bottes" ("Säbelrasseln") les manœuvres organisées par l'OTAN sur son flanc oriental et demandait "plus de dialogue et de coopération avec la Russie". 

Sigmar Gabriel [...] met en avant la volonté de l'UE de libéraliser le marché de l'énergie et de réduire l'intervention de l'État, ainsi que la fiabilité de Moscou comme fournisseur d'énergie.

Pour expliquer la forte dépendance de l'Allemagne envers le gaz russe, Sigmar Gabriel, ancien ministre de l'Économie et des Affaires étrangères, met en avant la volonté de l'UE de libéraliser le marché de l'énergie et de réduire l'intervention de l'État, ainsi que la fiabilité de Moscou comme fournisseur d'énergie, jamais prise en défaut jusque-là, "y compris aux heures les plus sombres de la Guerre froide". Sigmar Gabriel admet néanmoins une erreur : "nous, Européens de l'Ouest, n'avons pas vu que l'URSS était une puissance de statu quo assez prévisible, alors que la Russie est une puissance révisionniste et imprévisible". 

La construction de Nord Stream 2 a été achevée, la procédure de certification n’a été suspendue que récemment, Olaf Scholz a longtemps refusé de mentionner explicitement le gazoduc parmi les sanctions préparées en réaction à cette invasion. 

Co-président du SPD depuis décembre dernier, Lars Klingbeil a tenté de tirer les enseignements du retour de la guerre en Europe à l'occasion d'un colloque organisé pour le centième anniversaire de la naissance d'Egon Bahr, l'architecte de l'Ostpolitik des années 1970, auquel Vladimir Poutine rendait hommage l’an dernier dans une tribune de l’hebdomadaire die Zeit. "Je reste convaincu qu'il était juste d'investir dans le dialogue et l'échange avec la Russie", souligne Lars Klingbeil. "Rétrospectivement, ajoute-t-il, nous devons naturellement nous demander si l'intervention en Géorgie en 2008, l'annexion de la Crimée en 2014, les assassinats commandités à Londres et Berlin auraient dû faire l'objet d'une évaluation différente, si nous aurions dû interpréter différemment ces signaux". Le co-président du SPD expose quatre pistes de réflexion : 

  • "nous ne pouvons tendre la main qu'à partir d'une position de force", ce qui implique notamment de porter les crédits de défense nettement au-dessus du seuil des 2 % du PIB ; 
  • l'UE doit "refaire son apprentissage géopolitique", devenir "plus souveraine, et cela très, très rapidement", les négociations d'adhésion avec l'Albanie et la Macédoine du nord doivent être accélérées ;  
  • "la dépendance économique envers les États autoritaires doit être réduite",  "il faut aujourd'hui admettre que le concept du “changement par le commerce” ("Wandel durch Handel") a échoué" et éviter une dépendance comparable avec la Chine, met en garde Lars Klingbeil ; 
  • il est nécessaire d’expliquer les enjeux de politique étrangère à l'opinion publique pour obtenir son soutien.  

Les nouveaux défis de la coalition

La guerre en Ukraine met en cause des composantes fortes de l'identité des trois partis de la coalition gouvernementale : l'Ostpolitik pour le SPD, le pacifisme pour les Verts et l'orthodoxie budgétaire pour le FDP. Cela dit, "en quelques semaines le gouvernement Scholz a fait plus en matière de politique de sécurité qu'Angela Merkel pendant 15 ans", se félicite Mathias Döpfner, président du groupe de presse conservateur Axel Springer. Il est certes plus facile pour les écologistes et les libéraux, qui depuis des années ne participaient plus au gouvernement fédéral, de dresser un inventaire critique des dernières coalitions et de procéder à des révisions douloureuses. Parmi les problèmes posés par la guerre en Ukraine figure le défi énergétique. Le Ministre de l'Économie Robert Habeck va s’employer à éliminer d’ici l'automne le recours au charbon russe et à supprimer l'essentiel des importations de pétrole russe avant la fin de l'année, l'objectif d'indépendance par rapport au gaz russe (40 % de la consommation au premier trimestre 2022) est fixé à la mi-2024. Un arrêt brutal des livraisons de gaz, conséquence possible du bras de fer actuel entre le Kremlin et les pays européens sur le mode de paiement du gaz russe, aurait un fort impact sur l’industrie allemande. 

La coalition tripartite devra aussi décider de l’utilisation efficace du fonds spécial d’investissements de 100 milliards d’euros pour la Bundeswehr et arbitrer entre les impératifs, parfois divergents, de coopération transatlantique et de souveraineté stratégique européenne. Si le “Wandel durch Handel” semble condamné par le comportement russe, la réorientation du modèle mercantiliste, à l’égard de la Chine en particulier, prendra du temps. La première stratégie nationale de sécurité, attendue cette année sera l’occasion de préciser les orientations de politique étrangère et de défense de l’Allemagne dans un contexte géostratégique radicalement modifié. Le "changement d'époque" évoqué par Olaf Scholz, souligne la FAZ, implique que toute la classe politique allemande, du Président fédéral aux dirigeants des Länder, tire les leçons de la "catastrophe" de politique étrangère qui vient de se produire et recouvre une vision stratégique du monde.


 

Copyright : John MACDOUGALL / AFP

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