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30/08/2023

Le monde au miroir des séries, clap de fin

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Le monde au miroir des séries, clap de fin
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Ce mercredi, clap de fin pour la deuxième édition du Monde au miroir des séries. Après The Diplomat, En thérapie, Emily in Paris et bien d'autres encore, l’heure est au bilan pour nos va-et-vient entre réel et fiction. Si les séries sont un miroir tendu sur notre monde, qu’advient-il lorsqu’elles prennent le relais sur sa marche ? Lorsqu'elles l’inspirent à leur tour ? Vaste question à laquelle Dominique Moïsi nous invite à réfléchir, quitte à nous laisser rêveurs...

Retrouvez ici l'ensemble des articles du Monde au miroir des séries.

Les séries télévisées sont devenues depuis une vingtaine d’années, l’équivalent de ce qu’étaient les feuilletons, de Dickens à Balzac

Les séries télévisées sont aujourd’hui plus encore qu’hier des références culturelles incontournables, mais aussi des clés de lecture pour la compréhension du monde contemporain. Elles sont devenues depuis une vingtaine d’années, l’équivalent de ce qu’étaient les feuilletons, de Dickens à Balzac, ou bien entendu Dumas, dans la littérature européenne du dix-neuvième siècle, sauf que leur influence est souvent désormais mondiale. 

Trois événements de nature très différente, tirés de l’actualité la plus récente, en fournissent l’illustration. L’exécution d’un officier de marine en Russie, dans le contexte de la guerre en Ukraine, le couronnement de Charles III en Grande-Bretagne, et les problèmes de succession récents intervenus au sein du capitalisme européen, sinon mondial.

Il y a quelques semaines, on apprenait la mort par balles, dans la ville de Krasnodar, au Sud de la Russie - alors qu’il effectuait son footing quotidien - d’un ancien commandant de sous-marin, Vladislav Rjitskiï. Il était accusé par Kiev d’être responsable de la mort de plusieurs civils de Vinnytsia juste un an plus tôt, en juillet 2022. Pour de nombreux observateurs, cette "élimination ciblée" semblait sortir tout droit de séries télévisées israéliennes comme Fauda ou Téhéran, si bien décryptées par Margaux Baralon dans son papier. Bien sûr, ces séries elles-mêmes sont grandement inspirées par la réalité, l’exécution de combattants palestiniens ou de spécialistes du nucléaire iranien.

Mais on peut penser que les "services" ukrainiens dans leur opération punitive (si cette hypothèse est bien la bonne) se sont inspirés autant de la réalité moyen-orientale que de sa représentation dans les séries télévisées israéliennes. Il s’agissait, pour Kiev, tout à la fois de désigner le coupable de ces attaques sur des cibles civiles, comme un "terroriste" et de faire passer un message on ne peut plus clair. "Vos crimes de guerre ne resteront pas impunis. Et si vous ne passez pas devant une cour pénale internationale, vous n’échapperez pas, d’une façon ou d’une autre, à la justice. Nous viendrons vous chercher et vous punir même sur votre territoire.

Il est d’autant plus facile d’interpréter les péripéties de la guerre en Ukraine, à partir du monde des séries, que le Président Zelenski lui-même, avant d’entrer par la grande porte en politique, était l’acteur d’une série télévisée à grand succès : "Serviteur du Peuple". Il y interprétait le rôle qui allait devenir le sien dans la vie réelle. La fiction dans son cas est devenue le tremplin décisif vers la réalité. 

Sur un mode infiniment plus léger, tout en restant sérieuses, les séries The Crown ou même Downton Abbey ont introduit le public du monde entier aux fastes de la Couronne et de l’aristocratie britannique. Comment ne pas suivre les cérémonies du couronnement de Charles III, sans avoir en tête, tel ou tel épisode de la série : The Crown. L'événement s’inscrit dans la continuité de la série. Il en constitue un "bonus" en quelque sorte, sinon un simple épisode particulièrement luxueux et réussi avec des moyens financiers et humains considérables.

Le soft power de la Grande-Bretagne bénéficie incontestablement du succès planétaire des séries consacrées à l’histoire récente de la Couronne. Elles créent un sentiment de familiarité avec le pouvoir symbolique britannique, qui bénéficie globalement à ce dernier. Ce qui n’est pas le cas du pouvoir réel. Une série britannique récente Anatomy of a scandal a fait plus qu’égratigner les élites conservatrices actuellement au pouvoir. 

Elles créent un sentiment de familiarité avec le pouvoir symbolique britannique, qui bénéficie globalement à ce dernier. 

C’est aussi le cas en France de la série Baron Noir, qui n’a fait que renforcer la méfiance à l’égard des politiques et du politique, en mettant l’accent sur le cynisme absolu de ses acteurs principaux.

Telles des caisses de résonance, les séries amplifient plus qu’elles ne les créent, des mouvements existants en profondeur au sein des sociétés. Et ce serait, on est tenté de dire, à partir de deux mots clés : nationalisme et populisme. Une série comme le Bureau des Légendes en France permettait aux espions d’expliquer à leur famille, la vraie nature de leur métier. Elle contribuait plus encore à créer un sentiment de fierté et de reconnaissance à l’égard de nos "Services". Il en est de même de la série Téhéran en Israël. Avec un bénéfice supplémentaire : "l’ennemi" y est traité avec un respect et une considération qui fait largement défaut à la politique réelle, des dirigeants israéliens actuels. Si seulement dans ce cas d’espèce, la réalité pouvait s’inspirer de la fiction…

Si l’on repasse de la géopolitique à la politique, il est légitime de se demander si une série comme Baron Noir - inspirée elle-même des séries anglo-saxonnes comme House of Cards dans ses versions britanniques et américaines - ne contribue pas à renforcer le populisme. 

Il est légitime de se demander si une série comme Baron Noir - inspirée elle-même des séries anglo-saxonnes comme House of Cards dans ses versions britanniques et américaines - ne contribue pas à renforcer le populisme. 

J’avais moi-même dans un essai sur "La Géopolitique des Séries ou le triomphe de la peur" publié en 2016, suggéré que le héros de House of Cards dans sa version américaine, le Président "Underwood" (interprété, le mot incarné serait plus juste, par Kevin Spacey) avait "ouvert la voie à l’élection de Donald Trump". Mais la réalité a très vite dépassé la fiction, rendant cette dernière en dépit de ses excès, d’une grande sagesse sinon d’une grande platitude (ou presque) comparée au héros réel.

Enfin, on ne saurait traiter de la dialectique entre fiction et réalité sans évoquer le domaine économique et la série phénomène Succession. Inspirée peut-être des relations conflictuelles existant au sein de la famille du magnat de la presse, d’origine australienne, Rupert Murdoch, la série est devenue une référence pour comprendre le monde du capitalisme dans toute sa possible "sauvagerie".  

La série est devenue une référence pour comprendre le monde du capitalisme dans toute sa possible "sauvagerie".

Succession, de par ses qualités exceptionnelles bien réelles, (du talent des acteurs à celle du script) est devenue une référence naturelle, pour comprendre toute crise un peu spectaculaire dans le monde des affaires. Elle est "la série" qui vient à l’esprit dès qu’une lutte pour le pouvoir au sein d’une famille, saisit notre imagination. Comme ce fût le cas cet été de l’Affaire des "Casinos Barrière" en France. 

Bref, tous les domaines couverts par l’Institut Montaigne (ou presque) sont désormais "traités" avec plus ou moins de bonheur par les séries. La concurrence est rude.

 

Copyright Image : Sergei SUPINSKY / AFP

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