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25/07/2023

La Corée au miroir de ses séries

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La Corée au miroir de ses séries
 Ophélie Surcouf
Auteur
Autrice et journaliste spécialiste de la Corée

De Squid Game à Itaewon Class en passant par The Glory et Mr. Sunshine, quels paradoxes de la société sud coréenne ces séries révèlent-elles ? D'un côté, elles exposent inégalités, compétition omniprésente, rapport conflictuel à l'histoire.  De l'autre, elles révèlent la montée en puissance d’un soft power coréen, dont l'esthétique rivalise avec celle d’Hollywood. Ophélie Surcouf, auteure et journaliste spécialiste de la Corée, analyse la façon dont ce pays se raconte au miroir de ses séries.

Retrouvez l'ensemble des articles de notre série "Le monde au miroir des séries".

Vue de France, la Corée du Sud garde encore bien des mystères. Quel visage ont ses rues ? Se résument-elles au béton et aux gratte-ciels ? Sont-elles encore marquées des ravages de la guerre de Corée ? Les interactions sociales sont-elles différentes à Séoul, comme à Pékin ou à Tokyo ? Quelles sont les sonorités du coréen ?

Si la Corée est connue comme un fleuron de la tech - de Samsung à LG - un élément nous parvient de plus en plus, du lointain de ses contrées : des fragments de culture. Par la K-pop, dont les places de concert et les CDs se vendent comme des petits pains ; par la gastronomie, dont le kimchi emblématique apparaît même au menu de certains restaurants traditionnels français ; par la mode aussi, avec des égéries de marques françaises aux traits de plus en plus coréens… Mais surtout, par les séries !

Êtes-vous parvenus à réchapper de Squid Game ? La machine médiatique qui a entouré la série Netflix, sortie en octobre 2021, est tout à fait inédite pour un programme produit en Orient. En l’espace de quelques semaines, elle est devenue la série la plus vue de l’histoire de la plus grande plateforme de vidéo à la demande au monde. Pour un abonné à Netflix, les chances sont grandes d’avoir aussi entendu parler de Physical 100, Extraordinary Attorney Woo, The Glory, Bloodhounds, Celebrity… Sur la plateforme concurrente Apple TV, des titres comme Pachinko et Dr. Brain font également grand bruit. Sur Amazon Prime, c’est Island. Sur Disney +, Snowdrop ou In the Soop…

Les séries coréennes sont partout. Netflix vient d’investir 2,5 milliards de dollars dans la production coréenne et c’est sans compter l’industrie extrêmement dynamique du pays lui-même. Parfois lumineuses, parfois sombres, angoissantes, elles sont enjouées ou critiques, courtes ou longues, romantiques ou nostalgiques… En voici quatre pour décrypter la façon dont la Corée se raconte tant par la perfection de son esthétique que dans les failles de ses héros.

Cet autoportrait est d’autant plus séduisant qu’il est nuancé : d’un côté, les séries critiquent la société actuelle sud-coréenne, ses inégalités, sa concurrence et sa quête de performance. De l’autre, elles remettent à jour la place que la Corée occupe au sein de l’écosystème géopolitique mondial - celle d’une puissance moderne capable de proposer une culture alternative à celle d’Hollywood.

Squid Game : couleurs, lumière et bonté

Pour donner à voir ce contraste, aucune série n’est plus emblématique que Squid Game. Au cœur de décors enfantins saturés de rose bonbon et de vert menthe, ses neuf épisodes racontent les jeux mortels que se disputent 456 participants. Parmi eux, un seul pourra survivre et remporter les 4,6 milliards de wons promis au gagnant. Le succès de la série s’explique par de multiples raisons : la puissance de recommandation de l’algorithme de Netflix, la visibilité médiatique de la série, sa viralité, ses rebondissements scénaristiques, le talent de son réalisateur… Mais l’on a rarement rendu hommage à son incroyable sens de l’esthétique.

Squid Game

Les scènes mémorables se succèdent. Les joueurs, vêtus de vestes et jogging verts, gravissent un escalier en colimaçon derrière leurs gardes aux combinaisons roses - une ascension qui semble se prolonger à l’infini... Une poupée gigantesques en robe orange et t-shirt jaune dans un parc pour enfants plus grand que nature; accoudée à un arbre, elle tourne vers vous un regard oblique à 180 degrés et vous fixe des ses yeux terrifiants, robotiques. Un vieillard recroquevillé sur lui-même, les yeux perdus dans le vide, dans une pièce aux murs et au sol blancs, immaculés… Des décors truffés de symboles, de formes géométriques, quasi-psychédéliques…

C’est cette esthétique qui fait de la série une pièce unique en son genre. La couleur des terrains de jeu accentue l’enfer vécu par les joueurs. Chaque espace est une surprise, un moment d’émerveillement pour le spectateur qui n’a qu’une hâte, découvrir le prochain décor, et quand bien même cela signifie devoir faire face aux nouvelles horreurs qui attendent les héros.

La Corée est peu réputée pour son esthétique par ceux qui ne sont pas des spécialistes de sa culture. Pourtant, elle y excelle comme aucun autre pays au monde. La popularité de la K-pop s’est bâtie en grande partie sur la qualité de production de ses clips vidéos. On retrouve d’ailleurs beaucoup d’éléments qui y sont attachés dans Squid Game, des blocs de couleurs pures, au design presque numérique des décors, en passant par les angles de caméras inventifs ou le mélange des références, alternant inspirations occidentales et traditionnelles coréennes dans la conception des scènes et des costumes.

Loin de nos repères français, ces images et ces mouvements nourrissent l’imaginaire des coréens depuis plus de vingt-cinq ans. Ils s’inspirent en partie de l’esthétique japonaise du kawaii, du mignon, mais en proposent une version remixée et épurée, où la douceur prime.

Ces images proposent une version remixée et épurée du kawaii où la douceur prime.

L’industrie de la beauté coréenne les manie à la perfection. En parallèle de la qualité de ses produits, elle a construit sa réputation sur la créativité des emballages de ses produits, et l’ingéniosité de leur design. Une inspiration mondiale qui a participé à hisser les entreprises de K-Beauty, la beauté coréenne, parmi les plus influentes au monde. En 2020, la Corée du Sud est ainsi devenue le troisième plus grand exportateur de cosmétiques de la planète !

Itaewon Class : le charme de nos imperfections

Les défauts sont réservés aux personnages.

Si l’esthétique coréenne est si séduisante, c’est parce tout est beau, tout est lisse, tout s’enchaîne avec fluidité. Aucune place n’est laissée au dissonant, à l’agressif visuel ou sonore. Les défauts sont réservés aux personnages.

"Squid Game est une histoire sur les perdants", répète d’ailleurs souvent Hwang Dong-hyuk, le créateur de la série, dans des interviews. Les personnages y sont pitoyables, multiplient les décisions immorales, cumulent les dettes et les échecs. Le héros, Seong Gi-hun, abuse des facultés réduites d’un vieillard, ment à sa mère (deux manquements capitaux au respect des aînés inculqués dans les cultures asiatiques), fait preuve de lâcheté, se laisse frapper pour de l’argent. Cho Sang-woo, son ami d’enfance est la figure antagoniste, a tout perdu après un cursus dans la plus grande université coréenne par orgueil et appât du gain. Lui aussi trompe et trahit.

Raconter l’inégalité, la vie aux marges de la société ou les sacrifices engendrés par la compétition sont de grands classiques des récits coréens, surtout modernes. Toutes les séries coréennes ou presque abordent ces sujets, de façon souvent plus positive que Squid Game - qui, malgré certaines lueurs d’espoir, propose tout de même une vision très sombre du présent.

Dans Itaewon Class, par exemple, les protagonistes combattent le statu quo dicté par la société et l’économie capitaliste coréenne. L’histoire de Park Sae-ro-yi est des plus tragiques. Elle commence par un coup de poing à Jang Geun-won, le fils aîné du dirigeant d’un grand conglomérat, pour défendre un de ses camarades. C’est le point de départ d’une longue rivalité entre Park Sae-ro-yi et cette famille ultra-riche. Refusant de s’excuser, son père et lui sont d’abord renvoyés de leur travail et de l’école et Jang Geun-won tue finalement le père dans un accident, ce qui plonge Park Sae-ro-yi dans une colère noire dont la violence l’enverra des années en prison.

Itaewon Class

Sans diplôme, et malgré son statut d’ancien détenu, Park Sae-ro-yi travaille d’arrache-pieds pour ouvrir un bar dans le quartier d’Itaewon, connu dans Séoul comme le repère des étrangers et de la communauté LGBTQ. Il compose une équipe éclectique : une influenceuse connue pour ses tendances sociopathes, une femme transgenre, son ancien co-détenu, un coréano-guinéen et le fils cadet de la famille Jang contre laquelle il veut prendre sa revanche.

Au cœur du récit, ces personnages atypiques portent des valeurs encore très clivantes au sein de la société coréenne. Ils déboulonnent des pré-conceptions sur le racisme, la transphobie, l’homophobie, l’élitisme, le patriarcat, etc, des spectateurs (surtout coréens, car les séries coréennes s’adressent d’abord au public coréen). Park Sae-ro-yi, qui n’a pas fait d’études et a été en prison, devient un chef d’entreprise riche et respecté. La jeune influenceuse sociopathe se découvre capable d’affection et même d’amour. Le coréano-guinéen qui ne pourra jamais s’intégrer se découvre une famille coréenne. La jeune femme transgenre confrontée à la bigoterie coréenne trouve l’acceptation publique à travers une émission télévisée.

La série raconte le fantasme d’échapper à la norme et à la pression qui règnent en Corée.

La série raconte le fantasme d’échapper à la norme et à la pression qui règnent en Corée. On y trouve une famille qu’on a choisi et qui nous aime pour qui on est. On transcende son statut social.

The Glory : triompher de l’injustice capitaliste

Transcender son statut social est une solution tellement évidente pour les victimes des violences du système capitaliste qu’il s’agit aussi d’un lieu commun dans les récits coréens. C’est pourquoi les réalisateurs raffolent des histoires de vengeances. The Glory est une incarnation particulièrement intéressante de ce sujet car elle prend un malin plaisir à démanteler le système, sans essayer de rendre les actions des héros morales pour autant.

Dans Itaewon Class, le héros est un phare d’honorabilité qui attire à lui tous les naufragés perdus dans la tempête ; dans The Glory, c’est l’inverse. Moon Dong-eun a décidé d’adopter les méthodes de ses agresseurs pour prendre sa revanche et tous ceux qui gravitent à elle sont contaminés par son plan machiavélique.

La protagoniste a après-tout abandonné l’idée de changer sa position : elle a accepté avoir été harcelée à l’école, agressée sexuellement, son corps est couvert de cicatrices, et elle n’aura jamais beaucoup d’argent, ni d’objectif à long terme dans sa vie. Plutôt que d’avoir honte, plutôt que de souffrir à tenter de se conformer à l’idéal de la société, plutôt que de disparaître et se cacher, ou de se suicider (le nombre de suicides en Corée est parmi les plus hauts des pays de l’OCDE), elle décide de consacrer chaque seconde de son existence à sa vengeance. Elle concocte un plan pour détruire les rêves de ses agresseurs et ruiner leurs vies.

The Glory

Les Coréens raffolent de ces histoires cathartiques, à travers lesquelles ils peuvent expier la fatigue du quotidien et la violence de certaines interactions sociales. La société coréenne est toujours sous pression. Cette pression, c’est celle que vit la jeunesse coréenne au cours de la préparation d’examens d’entrée à l’université, ou celle de la recherche d’un premier emploi ; c’est aussi la pression sociale liée au mariage, ou l'injonction tacite à devenir parent, c’est celle du devoir qui s’ensuit pour faire face au coût exorbitant des études des enfants ; enfin, c’est la pression liée au devoir de soumission à ses aînés au travail et à la hiérarchie coréenne en général…

Le mélodrame est au cœur de récits coréens, souvent mélangé à un autre élément de genre pour le rendre plus noble (The Glory est un mélodrame et un thriller par exemple). Les coréens en sont particulièrement friands, mais ils ne sont pas les seuls. Nous aimons tous le mélodrame pour sa mise en scène des versions exagérées de nos désirs et nos vices. "Regarder ces histoires où tout est facile à catégoriser est relaxant", explique Katie Harzell, doctorante à l’université du Texas et chercheuse spécialisée dans les séries télévisées coréennes et le mélodrame. "Dans la vraie vie, les choses ne sont pas aussi simples à comprendre. Alors que dans un mélodrame, les personnages vont souffrir, ils vont être humiliés, mais à la fin, c’est la bonne personne qui triomphe. Le héros est réhabilité. Il y a une justice."

Mr Sunshine : réécrire l’histoire

Mr Sunshine

Ce n’est pas un hasard si le mélodrame historique Mr. Sunshine a été la porte d’entrée pour de nombreux français devenus adeptes de séries coréennes au cours des dernières années. La série raconte les destins croisés tragiques de ses héros en pleine occupation japonaise, à la fin du XIXe siècle. Un ancien esclave coréen adopté aux États-Unis, devenu soldat, est stationné à Séoul. Une fille de grande famille coréenne se bat pour l’indépendance coréenne. Un Coréen devenu samouraï décide d’éradiquer le système hiérarchique de son pays. La veuve coréenne d’un influent japonais soutient la résistance grâce à son hôtel….

Tous les personnages incarnent à travers leurs passés les grands déchirements géopolitiques de cette époque. Un tour de force qui rend l’histoire du pays accessible même au spectateur français auquel il est très probablement étrangère.

Cette histoire n’est pas sans résonance avec les tensions modernes : la Chine a plusieurs fois été en conflit diplomatique avec la Corée du Sud au cours dix dernières années (notamment en 2017, lorsqu’elle bannit toute consommation de contenus culturels coréens) ; l’occupation japonaise n’a toujours pas été pardonnée par le Coréens et le Japon ne s’en est jamais officiellement excusé ; l’Amérique est omniprésente en Corée où elle a influencé de nombreux secteurs, dont celui de la pop-culture. Pourtant, Mr. Sunshine parvient à sensibiliser le public à ces sujets actuels en proposant un récit auquel on ne peut reprocher les accents politiques car il se déroule dans un passé fictionnel.

Au-delà de la dimension historique, c’est l’esthétique de la série qui séduit. La production des épisodes est de qualité hollywoodienne, surtout pour l’époque (la série est sortie en 2018). Les décors et leurs détails sont splendides et donnent vie à l’ère de l’occupation japonaise, la résistance est esthétisée à travers des plans qui voient les héros se chasser sur les toits en contre-jour de la lune. La beauté des acteurs n’est pas sans jouer non plus dans la beauté générale de la série, sublimée par la scénographie et la splendeur naturelle des paysages.

C’est ce contraste entre la quête d’une perfection esthétique et l’imperfection des héros qui permet à la Corée de (re)prendre le contrôle de son histoire. À travers ses séries, elle tisse des récits mythologiques modernes à même de faire rêver dans le monde entier.

 

Copyright Image : Netflix/YoungKyu Park, FR_tmdb, JTBC, By Naver, Fair use

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